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Biographie extrait

Cinq ans prisonnier en Allemagne

dimanche 24 mai 2009, par Frederic Praud

Les alsaciens sont partis en Dordogne sur ordre. Le canal du Rhône au Rhin délimitait la zone à évacuer. Par trains entiers, les familles étaient contraintes de partir. Les hommes, les frontaliers étaient mobilisés. La défense passive de la ville prenait les clés des appartements pour préserver les biens. Ces personnes âgées, non mobilisables ont été recrutées sur place. Elles faisaient des rondes jours et nuits pour éviter le pillage. La ville de Strasbourg était complètement morte, sans aucune lumière.

Les allemands disaient, on ne tirera jamais sur l’alsace. Les alsaciens disaient, on ne tirera jamais sur l’Allemagne. De cette casemate sur les bords du Rhin, en mai 1940 nous avons reçu l’ordre supérieur de nous retirer sur la forteresse de Mutzig. Comme sous officier, j’avais mon revolver, des cartouches, des grenades. Les hommes avaient chacun un fusil.

Le lieutenant me dit : "J’ai l’ordre écrit de rendre au Génie français la clef de la casemate. Étant de religion juive, je vais faire un geste symbolique vis-à-vis de vous. Vous êtes tous sortis ? Vous avez pris vos affaires ? Je ferme la casemate et je jette la clef dans le Rhin ». C’était émouvant… en pleine nuit. Les clefs d’ouvrage de la ligne verrouillaient les 4 coins de la porte. Il a jeté la clef et nous sommes partis. Manque de chance, j’ai appris par la suite que le génie français avait tous les doubles des clefs des ouvrages de la ligne Maginot et qu’il avait été sommé par le haut commandement de l’armée allemande de donner les clefs pour qu’ils prennent positions dans nos ouvrages.

Nous sommes partis à Pied de Strasbourg à Mutzig, 30 kilomètres. Là-bas nous avons mis en batterie les pièces d’artillerie de la forteresse de Mutzig. J’avais un chargeur, un tireur, un pourvoyeur pour ma pièce d’artillerie. Les alsaciens ont refusé de marcher parce que nous tirions sur l’Alsace. Nous faisions des tirs de barrages sur les intersections de routes, sur les lignes de chemin de fer pour empêcher les allemands d’aller trop vite. "On les avait au cul". Les alsaciens se sont tous couchés sur la pelouse de la forteresse. Ils nous ont dit, "on regrette mais on n’alimentera pas l’artillerie". Il a fallu récupérer tous les français de l’intérieur pour redésigner chargeur, pourvoyeur, pointeur. Au lieu de quatre équipe, nous en avons péniblement reconstitué deux pour deux pièces d’artillerie et nous avons commencé les tirs d’intersdictions. Mais quand nous tirions sur une intersection de route, les allemands passaient à côté. Ils étaient bien équipés.

J’étais dans un petit ouvrage commandé par un lieutenant juif et 26 hommes. J’étais dans la cloche d’observation pour régler les tirs de ma batterie que les alsaciens avaient refusé d’équiper. Nous n’avions aucune animosité contre les alsaciens. Il y avait de tout dans les 26 hommes, notamment des parisiens qui se considéraient comme supérieur à la province. J’avais un téléphoniste en bas de la cloche d’observation, un nommé Raymond Drillancourt. Il était de Courbevoie. Il était bête comme une cruche mais il ne fallait rien lui apprendre. Il devait tout savoir et n’admettait pas qu’on vienne lui expliquer quoi que ce soit, or il était niais. "Raymond, il te faut admettre que les provinciaux ne sont pas des cons, ne sont pas des bourriques… Là preuve, je suis sous-officier et tu es deuxième classe !"

Le premier soldat allemand que j’ai vu m’a impressionné. Après 1914/1918, nous ne devions plus faire de guerre, mais 20 ans après j’étais de nouveau dans le bain du conflit. J’étais écœuré. Hitler avait remis tous les chômeurs au travail pour alimenter une industrie de guerre.
Ces soldats sont arrivés face à moi en side-car. Le chauffeur conduisait et le tireur avec sa mitraillette sur le panier, regardait un itinéraire marqué. On ne s’est pas tué. Nous ne nous sommes pas visés mais quelle impression ! Ils avaient des imperméables et nous n’en avions pas dans l’armée française. Nous avions une capote en drap et au mois de juillet, nous transpirions en dessous. Sous leur imperméable et avec leurs bottes, l’eau ne passait pas. Elle glissait.

De Mutzig, nous repartons à pied à 30 kilomètre pour nous enfoncer dans la forêt de Schirmeck, côté alsacien et revenir côté Vosgien à Grandfontaine. Nous étions dans la forêt avec nos toiles de tentes. Il pleuvait. Je me suis permis en tant que sous-officier d’aller à la première ferme demander si éventuellement je ne pouvais pas coucher dans la paille avec un collègue. "Mais fumez-vous ?" nous demande l’agriculteur. "Non" "Alors, on accepte que vous couchiez dans la grange, sur la paille".

Là, les avions allemands nous survolent et nous envoient des tracts en français. "Vous êtes considérés comme prisonniers d’honneur. On va vous convoquer. Il faut redescendre à pied à l’agglomération de Schirmeck où vous rendrez vos armes. Vous referez l’étape Mutzig Strasbourg où vous serez internés en attendant d’être dirigés sur un centre de démobilisation". C’était de la poudre aux yeux.

Prisonniers d’honneur

" Je ne veux pas rendre mon revolver aux allemands". J’ai indiqué au paysan qui nous avait hébergé : " Je vais mettre mon revolver et mes cartouches dans le ruisseau qui passe devant chez vous. Vous verrez bien par la suite si vous voulez le récupérer. Je ne sais pas quelle sera ma destinée. Je m’en vais". Nous sommes donc redescendus à pied sur Schirmeck.
Nous n’avons pas levé les bras. Notre chance, pour nous, anciens prisonniers, est d’avoir toujours dépendu de la Wehrmarcht parce que les maquisards et tous ceux qui ont été pris par la gestapo ont été déportés dans des conditions épouvantables. Nous serons déclaré « prisonniers d’honneurs » précisément le 25 juin 1940.

Je revois une grande allée avec des marronniers en fleurs. Nous rendions nos armes aux allemands, lesquels, pour nous faire comprendre qu’ils n’avaient pas besoin de notre armement pour continuer leur campagne, prenaient nos fusils et faisaient éclater le bois de notre crosse de fusil contre le tronc de marronnier. Ils ne m’ont pas demandé pourquoi je n’ai pas rendu mon revolver. Je suis passé comme ça. Nous sommes arrivés à la caserne de Mutzig. La caserne était vide. Le poste de police était occupé par les allemands et ils nous ont mis dans les chambrées. Le lendemain matin nous avons fait Mutzig/Strasbourg à pied. Les premières cerises commençaient à mûrir. Nous étions encadrés par des soldats allemands en vélo. Ils n’étaient pas méchants. Comme on nous avait nommé prisonniers d’honneur et que normalement on ne serait pas prisonnier en Allemagne, nous avons donc suivi. Nous avons été internés au quartier Lizé Nord du Neuhof à Strasbourg.

Pétain avait signé une convention d’armistice stipulant que « toutes les troupes encerclées considérées comme prisonniers d’honneur seront déportées en Allemagne ». Personne ne le savait. On nous avait dit, ne vous séparez pas de vos officiers, de vos sous-officiers, restez encadrés car celui qui prendra la tangente sera considéré comme déserteur de l’armée française. Déserteur… C’était le conseil de guerre alors personne ne bougeait.

Aux quatre coins de la caserne du Neuhof, des miradors ont commencé à monter. Nous manquions de ravitaillement. Heureusement j’avais un bon collègue qui avait mis de côté un gros sac de riz. Nous avons subsisté comme ça.
Pour un français dans une situation dramatique, il y a toujours une petite lueur de lumière. Nous nous sommes organisés entre nous. Nous avons mis en place dans la caserne une espèce de théâtre aux armées. Les allemands ne s’occupaient pas de nous. Ils jouaient de l’accordéon ou de l’harmonica. Mais un beau matin, ils rassemblent les officiers. On les voit partir aux pas en direction des Oflags en Allemagne. Je dis à un collègue, "je crois bien qu’ils vont nous coincer comme prisonnier en Allemagne. Écoute, ils nous laissent à peu près libres de glandouiller. Je connais un boulanger et ne serait-ce que pour aller chercher du pain, nous allons aller le voir". Nous faisons le mur et nous allons chez ce boulanger. Il nous dit "foutez le camp !". La femme nous confie : "J’ai deux fils… Je ne sais pas où ils sont. C’est la grande débandade. Les allemands ne s’occupent pas de vous. Mettez vos tenues là. Je les mettrai à la poubelle. Je vous donne les vêtements de mes deux fils et vous rejoignez les Vosges".

On se regarde : "Oui, mais on nous a dit que l’on serait déserteur de l’armée française et comme sous officier… Non madame, je ne pourrai pas accepter." "Vous ne voulez pas, alors les vêtements seront pour d’autres qui comprendront mieux la situation que vous…" Depuis lors, j’ai toujours regretté de ne pas avoir accepté à ce moment-là. Mon camarade, un boucher/charcutier de métier, s’occupait de la popote dans l’armée. Il avait gardé sur lui un grand couteau à désosser. Il me dit, "tu vois Léon, on arrive, le pont est gardé par un chleu. Avec mon couteau, je l’égorge comme un lapin et on continue la route".

Je lui ai répondu , « on ne peut pas faire ça. Si jamais on est coincé, avec ton couteau, on est fait comme des rats". "Non , je garde mon couteau". Ce qui a fait que je n’ai pas voulu partir. La boulangère nous a donné deux boules de pain frais et nous sommes retournés au camp.

Huit jour après… "Maréchal des Logis Pierron, prenez vingt hommes". J’ai encore les noms sur mon carnet. J’avais de tout, un typographe, un boucher, magasinier, chauffeur, tailleur de pierre, manœuvre, jardinier, cultivateur, électricien, vitrier, photograveur, manœuvre… Il faut noter qu’à cette époque rares étaient les hommes qui avaient le permis de conduire car ce n’était pas dans les mœurs. Dans l’armée, on ne te demandait pas de passer le permis de conduire.

À 40 par wagons, nous allons sur le quai militaire de la gare de Strasbourg, à Kronembourg et nous embarquons à bord du train. Nous sommes partis. Nous savions à cet instant que nous partions en Allemagne et nous ne pouvions plus rien. Ils auraient abattu ceux qui ne voulaient pas partir.

Prisonnier en Allemagne

Deux jours et demi de voyage avec comme nourriture :un seau de marmelade de confiture pour le wagon et une boule de pain pour 10. Pas de commodités. Un homme s’exclame : "Ce n’est pas le tout ! Si on veut chier ou pisser, il faut manger la marmelade et on aura le seau pour faire ça". À grands coups de cuillères, nous nous sommes partagés la marmelade (de la saccharine avec de la betterave rouge). Avec une bouchée de pain, cela remplissait l’estomac. C’était un wagon de marchandise avec de grosses portes verrouillées de chaque côté. Il y avait un petit hublot grillagé pour faire respirer les chevaux. Et nous voilà partis pour l’Allemagne.

Le lendemain après 36 heures de voyage, nous arrivons à Berlin. La propagande prend le relais : "Voyez, on vous a peut-être dit que les anglais avaient bombardé la capitale. Nous allons vous faire faire un tour de la voie de chemin de fer de ceinture pour vous montrer qu’il n’y a aucun sinistre dans la capitale". Nous faisons le tour et nous repartons vers le camp.

Les allemands sont très ordonnés pour répartir 1 800 000 prisonniers en Allemagne. On ne peut imaginer l’inverse, en France, sans pagaille. Le camp où je suis arrivé était loin de penser recevoir un nombre aussi important de prisonniers. Le gouvernement a exproprié toutes les cultures. Je dormais sous la tente entre les raies de pomme de terre. Elles avaient été semées au printemps et je suis arrivé en juillet. Les pommes de terres étaient déjà hautes. Elles avaient été butées. Entre les buttes s’installaient les corps des prisonniers français qui dormaient à même la terre. Nous voilà donc en Allemagne. La première année fut terrible. Nous étions vraiment des forçats.

L’arrivée au camp. Nous étions là avec une ardoise et notre numéro. Le Chleu nous photographiait. F voulait dire fransösich - français, et le numéro. Nous passons huit jours au Stalag I.B. Ils commençaient à épier les gars qui se déclaraient de nationalité juive alors que l’on ne savait pas qu’ils persécutaient les juifs et que même les allemands de nationalité également persécutés en tant que juif.

Dans le camp, les anciens combattants de la guerre 14/18 étaient chargés de la discipline. Nous en avions un qui avait été trépané dans le nord de la France. Un gars trépané du cerveau est très fantasque dans son humeur. Il peut être aussi bon qu’il est mauvais. Bien après, Hitler a fait un coup de propagande en disant , « je vais libérer ceux qui ont fait 14/18". Ils n’étaient pas tellement nombreux. Le plus âgé que j’ai connu, était Auguste Guibert, vendéen du Poiré-Sur-Vie, marié père de deux enfants. Après ils ont libéré les forces de police, les cheminots, le corps médical.

Une fois prisonniers des allemands, au stalag des officiers allemands qui parlaient français nous faisaient des conférences propagandistes. Ils nous ont dit "quand notre Fürher a décidé d’attaquer la France nous n’avions qu’une appréhension. Une seule arme nous faisait peur : l’artillerie".
Le cauchemar du canon de 75 en 14/18 était resté vivant dans le cœur des allemands. Ils se disaient : "si on se frotte de nouveau avec les français, on va encore se prendre une raclée ! Mais quand on s’est rendu compte en venant chez vous que votre canon de 75 était encore avec des roues en bois, tiré par des chevaux alors que nous arrivions avec notre 77 avec des roues pneumatiques et tiré par des camions, on a pensé que l’on avait a gagné la guerre" Nous, Français, n’avions pas évolué entre les deux guerres.

Le nombre d’internés fut de 1 800 000 individus dont 2884 prêtres dans 56 stalags et 14 Oflags sur le territoire de l’Allemagne dont les lettres commençaient par un A jusqu’à G, avec un numéro. Chaque travailleur devait recevoir 13 marks par mois pour son travail. D’après les statistiques de l’ambassade Scapinni, au cours de l’année 1941, il y eut 223 000 rapatriés et 5000 décès. En 1942, 85 000 rapatriés et 3000 décès ; en 1943, 92 000 rapatriés 4000 décès. De 1940 à 1945 51000 Prisonniers de Guerre décédaient et 71 000 s’évadaient. Plus de 18 millions de pièces d’habillements ont été dirigées de France vers l’Allemagne pour les P.G

En 1944, nous chantions :

À Paris, ils sont entrés triomphants
Plumes au vent
Ils repartiront vaincus
Plumes au cul !

Le premier Kommando

On appelle kommando, un rassemblement dans une localité de 50/60 voire 100 prisonniers de guerre, lesquels sont enfermés le soir après le travail. On leur ouvre les portes le matin. Ils sont toujours encadrés par un allemand armé d’un fusil.

Au premier kommando, nous menions une vraie vie de forçat, en juillet et août 40. Nous étions 50 prisonniers de guerre. Nous travaillions sur des hectares de terre qui avaient toujours été incultes parce que trop humide. Il fallait donc poser des drains de terre cuite. Un groupe de terrassier creusait le trou, une autre partie posait les drains. L’équipe la plus importante travaille pieds nus dans la vase, bouffé par les sangsues. Ils creusaient un canal. De chaque côté, on posait des drains pour rendre les terrains cultivables, pour en faire des prairies. Nous étions malheureux comme la pierre.

Comme nourriture pour la journée, nous avions droit à 34 pommes de terre cuite en robe des champs, et une boule de pain pour 10. Là sont arrivés les poux de corps. Ils te piquent et se nourrissent de ton sang. Le gardien nous autorisait à nous épouiller quand on avait besoin de faire une commission. Nous trichions car nous disions bien souvent : "j’ai besoin d’aller aux toilettes" et nous partions dans une bordure de haie pour nous cacher. Nous tirions alors au flanc pour aller au boulot.

Nous couchions tous sur des bas flancs à étage. Un nommé Cotillard occupait le bas flanc supérieur et moi le bas flanc inférieur. Quand on mange 34 pommes de terre dans la journée, on a sans arrêt envie de pisser, un besoin incroyable d’aller aux toilettes. Voilà que ce "couillon" là se soulage sur le bas flanc et toute la pisse me tombe dessus ! Je pousse une hurlante. Je le réveille. Il ne s’en n’était pas rendu compte. Il s’était soulagé. Ma capote était imprégnée de pisse.
Nous n’avions aucun moyen de nous laver. Nous étions devenus barbus, sales. Nous étions malheureux. J’avais deux amis d’Epinal dans ce Kommando.

J’ai attrapé une irritation de la verge. Après plusieurs matins, je fais voir mon sexe au gardien. Il se met à gueuler, "salaud, il a connu une saloperie de bonne femme avant de venir et il a la chaude pisse. Remballe ça. Tu me dégoûtes… Prends tes affaires et je t’emmène à l’infirmerie".

L’infirmier était abbé. Il me dit : "ne t’inquiètes pas. Ce n’est rien du tout. Ça ira mieux avec du permanganate". Il me confie, "écoute, tu es dans un kommando qui en bave de trop. On va essayer de te sortir de là. Nous allons te garder ici pour le moment, tant qu’il n’y a pas de contrôle du médecin allemand. Fais une pause. Tu ne boufferas que du rutabaga mais tu ne travailleras pas". Je suis resté avec eux mais le contrôle est passé. "Demain au travail !". Mon ami m’informe alors : "on t’a changé de profession. Tu étais comptable, cela commençait par un C. On a passé ta profession au corrector et tu es maintenant Cultivateur. Tu auras au moins la satisfaction de pouvoir manger." Bon… Suivons le mouvement.

Deuxième kommando

Le bureau du travail, l’arbeitsam en allemand, rassemblait tous les matins sur un marché tous les gens disponibles pour partir au travail. J’étais là. Vu ma constitution, je ne partais pas. Il est arrivé un gros chef de chantier qui sans regarder a pris 100 français pour partir dans le deuxième Kommando.

Deuxième kommando : nous devions faire le terrassement d’une route d’accès à un moulin à vent qui faisait de la farine. La côte était assez rude. Notre travail consistait à écrêter cette bosse pour que les paysans qui amenaient les sacs de grains puissent monter plus régulièrement au lieu de monter très raide, redescendre et remonter. Là, nous étions 4 par wagonnets d’un mètre cube, deux à gauche, deux à droite. Un piochait l’autre pelletait et tous les quarts d’heure au coup de sifflet, il fallait que le mètre cube soit chargé pour le descendre au bas sur le bord d’un lac en remblaiement. Oh... là, là….

Un quart d’heure, ce n’est pas long. Celui qui est à la pioche en bave comme celui qui est à la pelle. Le chleu qui nous surveillait regardait si on avait bien notre monticule de terre. Celui qui ne l’avait pas, c’était la schlague. Deuxième camp de forçat. En tant que sous-officier, j’ai appris que la Croix-Rouge disait la chose suivante : "les officiers dans les Oflags ne sont pas soumis au travail, les sous-officiers sont volontaires ou non dans le travail et la troupe y est soumise". Mais si je refuse de travailler, ils vont me renvoyer au stalag et je crèverai la dalle. Les places dans l’organisation du stalag étaient prises car les prisonniers arrivaient depuis déjà trois ou quatre mois.

J’étais chargé, au coup de sifflet du chleu, d’enlever la cale de bois pour faire descendre le wagonnet. Nous étions déjà en hiver. J’ai alors envisagé pour me faire rapatrier, de me faire couper la main au ras du poignet en enlevant la cale. Je le fais ou pas ?… Mais ce sera pour jusqu’à la fin de mes jours. J’ai réfléchi…. Qu’est ce que j’ai pu regarder cette cale ! Cette idée est finalement sortie de ma tête.

Un beau matin le gardien me demande : "Tu es sous-officier toi ? Le meunier dans son moulin est très âgé. Ancien de la guerre 14/18, il a besoin d’un homme pour manipuler ses sacs de grains, ses sacs de farine. Tu vas y aller." En effet, le meunier vient me chercher. Je pars avec lui au moulin. Arrivé au moulin… mais quelle mise en scène…. "Assieds-toi !". Il va chercher une poignée de farine dans le creux de sa main et me barbouille tout le dos de farine et me dit "reste là, je vais te chercher à manger". Je pensais, "où veut-il en venir ?" Il va me chercher une boule de pain blanc… du pain blanc… du beurre… "Mange ! Mange ! Je n’ai que du thé !" (une infusion). Je n’ai rien fait de la journée. "Tu reviendras demain matin". Je n’osais pas le dire à mes copains. Le lendemain je retourne. Pareil… même cinéma…. Où veut-il en venir ?

Son geste, la farine, était pour faire croire à la sentinelle à mon retour au Kommando que j’avais manipulé des sacs de farine. Et je n’ai pas manipulé un seul sac. Mais pourquoi du pain blanc français alors qu’ils mangeaient du pain noir ? De fil en aiguille, plus par geste que par dialogue, parce que je n’étais pas assez fort en allemand pour engager une conversation, il m’a fait comprendre qu’il avait été blessé à la guerre 14/18 aux environs de Valenciennes. Il avait été soigné dans un hôpital français où il avait connu une infirmière française. La guerre finie, il est revenu et a retrouvé cette infirmière. Il s’est marié avec elle et il a eu trois enfants. Cette femme venait de mourir en 1939. En reconnaissance de la vie qu’il avait passée avec elle, il voulait apporter du bien à un français mais il ne fallait pas que ça se sache. Si la sentinelle avait appris que j’étais gâté….

De fil en aiguille, j’ai essayé de lui resquiller un morceau de pain que je mettais dans ma poche. Je le donnais à un, à l’autre. Le chantier s’est terminé en octobre 1940. Le Kommando a été dissous le premier novembre et nous sommes revenus à l’arbeitsang. Ma profession de cultivateur a enfin été prise en compte.

Troisième kommando

En 1940, en France, les employés de ferme étaient souvent des personnes ne sachant ni lire ni écrire. Ils couchaient tout habillé avec leurs chaussures derrière le cul des vaches ou des chevaux. Je me suis dit : « je peux bien faire cultivateur ! Je m’en sortirai. Si un employé de ferme s’en sort, pourquoi pas moi ? ». Je suis arrivé dans un troisième Kommando où il y avait déjà 4 polonais, civils, déportés par les allemands. Il n’y avait à ce moment plus de Pologne. Le pays avait été partagé entre Hitler et la Russie.

La partie allemande de la Pologne était appelée Général Gouvernement. Femme et hommes, toutes les personnes susceptibles de travailler ont été déportées en Allemagne. Le Watzek conduisait un attelage de bœuf. Oleg était chargé des chevaux. J’arrive avec Roger Dumont, comme français, dans cette ferme. J’ai découvert ici qu’il fallait un grand nombre de connaissances pour faire de la culture. Il faut y être né pour connaître toutes les ficelles du métier. Je n’aurais pas réussi à reconnaître, un épi de seigle, un épi de blé, un épi d’orge ou d’avoine à cette époque. Je n’avais jamais vécu à la campagne.

Dans cette région, la première des cultures était le seigle pour le pain. Toutes les fermes cuisaient leur pain. Il n’y avait pas de boulanger. Avec leur carte de rationnement, nous avions le droit d’amener 50 kilos de grains de seigle au moulin dont nous avions écrêté la colline. On nous redonnait 38 kilos de farine. La seconde culture en superficie était l’orge puis l’avoine et enfin les prairies pour faire le foin et nourrir tous les bestiaux.

Il y avait une soixantaine d’hectares dans cette grande ferme. Le patron était un fanatique. Les allemands qui étaient organisés avaient souvent craint que le peuple allemand par privation de nourriture ne fasse une révolution civile sur le territoire. Ils avaient laissé dans chaque village un homme non mobilisé, armé. Il interviendrait éventuellement s’il y avait un soulèvement, un rassemblement. Nous étions avec ce gaillard-là. Il s’habillait périodiquement en SS, avec un habit couleur jaune foncé, son revolver et le brassard à croix gammée. Je suis resté de la fin 40 jusqu’à fin 41 avec Roger Dumont comme acolyte pour faire les menus travaux : charger les voitures de fumier, aller épandre le fumier sur les terrains, scier le bois pour cuire le pain et se chauffer.

Auguste Guibert était dans une autre ferme mais lui s’en sortait. Il était cultivateur de métier., Un autre vendéen de Manfray la Réorthe, Georges Godreau était également cultivateur. Nous nous rassemblions le soir après le boulot dans le kommando et l’allemand nous bouclait. L’Auguste couchait sur le bas flanc à côté de Godreau parce qu’ils étaient tous les deux ventres à choux. On se tenait chaud comme ça, tout habillé car il faisait très froid. Un beau jour, l’adjudant du secteur fait une inspection. Il remarque qu’entre Guibert et Godreau, il n’y avait pas de séparation. Il déclare : "ils sont homosexuels ces deux-là !" L’homosexualité était condamnée à mort par Hitler… Il impose alors de tirer un bas flanc vertical entre les deux hommes. Les deux vendéens étaient de braves hommes. Ils n’étaient pas du tout homosexuels.

La vache et le prisonnier

Le fameux responsable du village me demande : "dit Léo… Il paraît que vous, les français, vous mangez des corbeaux". "Oui, on en mangerait bien parce que …" "Viens voir avec moi". Il prend son fusil de chasse et va me tirer deux corbeaux. "Prends-les. Demain c’est Noël.
Vous ferez le réveillon avec les corbeaux". Et le lendemain, mon Auguste reçoit un colis de sa femme, trois kilos de haricots, des grains blancs. "On va cuire les corbeaux avec les haricots dans une gamelle et on fera le réveillon". Un seau de marmelade, de l’eau et on met les haricots. On venait de déplumer les corbeaux mais on ne savait pas leur âge. Les jeunes corbeaux valent les jeunes pigeons. On ne savait pas qu’il aurait fallu les dépouiller car la peau empêchait la cuisson. Il était 7 ou 8 heures du soir. Les allemands nous enferment. On faisait du feu et ça cuisait. Mais à un moment donné l’eau a diminué, l’eau a diminué.

Auguste dit : "Mes haricots sont cuits. Il faut les égoutter et les mettre de côté… et les corbeaux ?". Je prends les pattes des corbeaux, c’était du vrai caoutchouc. "Ils ne sont pas cuits". Il faut continuer mais à force, il n’y avait plus d’eau… et comment faire ? Heureusement, on entrouvre les fenêtres et sur le toit, on ramasse de la neige… Au fur et à mesure qu’on mettait de la neige, tout partait en fumée mais il n’y avait toujours pas plus d’eau ! Les corbeaux n’étaient toujours pas cuits. Auguste propose : "On mange la moitié de la ration de haricots et demain, on continuera la cuisson des corbeaux". Chose dite, chose faite.

Le lendemain, on essaye de trouver du bois bien sec. Comme essences d’arbres, il n’y avait que du sapin et du bouleau. Il n’y avait pas de hêtre, ni de chêne. Le lendemain, on n’avait qu’à soigner les animaux et rentrer au kommando pour continuer la cuisson.

Le dimanche comme tous les jours, il fallait aller donner à manger aux vaches, soigner les chevaux, les étriller, les brosser. Nous avions la matinée de disponible jusqu’à quatre heures de l’après-midi où nous rentrions à l’étable. Il fallait dans ce laps de temps arriver à laver sa chemise, ses sous-vêtements, repriser les chaussettes et les gants car on travaillait six mois de l’année avec des moufles aux mains.

J’étais un des seuls à avoir arrêté de fumer. Ils fumaient les feuilles de trèfle séchées. Ils les écrasaient sèches et mettaient ça dans leurs pipes ou cigarettes. Comme je ne fumais pas, il me restait un peu de mark de camp. Les allemands nous avaient coupé la boule à zéro au stalag. Mais les cheveux ont repoussé et il n’y avait pas de coiffeur. « Dis donc Léon, tu ne pourrais pas nous couper les cheveux ? » « Oui, mais pour couper les cheveux, il faut acheter une tondeuse ? » « Oui mais comme toi tu ne fumes pas, il te reste des sous. Alors achète une tondeuse et on te donnera dix pfennig à chaque fois que tu nous couperas les cheveux. » Par la suite j’ai fait le coiffeur de mes deux gamins jusqu’à ce que je parte en Indochine.

Je vois encore Auguste avec sa pipe souvent éteinte car il n’avait pas de quoi fumer mais, la dernière année, il avait planté des plants de tabac dans le jardin du kommando. Le tabac donne de grosses feuilles que l’on met à sécher et il faut trouver le moyen de le dénicotiniser. Il avait acheté aux chleux un rasoir à main et il coupait ses feuilles de tabac sur une planche avec son rasoir. Il fumait le tout. Le matin, il toussait à se plier en deux.

Un jour le patron me demande "Léo, tu vas faire le tour de l’étable et des vaches et tu me diras combien demandent le taureau ?". Je me posais la question : "comment peut-on savoir qu’une vache va demander le taureau ?". J’étais bien embarrassé. Je rentre au kommando le soir et demande à Auguste, "tu peux me dire comment peut-on s’en sortir pour savoir qu’une vache demande le taureau ?". Je reverrai toujours Auguste en train de me regarder avec son air particulier : "T’es assez con pour ne pas savoir quand une vache demande le taureau ?" "Mais Auguste, je te demande de m’expliquer !" "T’es assez con de ne pas savoir ça ?" "Explique-toi !" " Ce n’est pas difficile. Tu vas voir. Tu lèves la queue de la vache. Tu regardes… C’est tout sec et il y a même de la bouse de vache de collée, cela ne marche pas... Tu passe à l’autre vache jusqu’à ce que tu arrives à une où c’est humide… Celle-là demande le taureau". "Ah bon !".
Le lendemain, j’arrive à la ferme avec mon paysan chleu derrière moi. "Qu’est ce qu’il est qualifié notre français !"…….

Nous avions un journal, "le trait d’union", imprimé à Berlin, diffusé dans tous les Oflags et les stalags. Il paraissait une fois par mois. C’était une simple feuille avec uniquement de la propagande. Ils nous en mettaient plein la vue mais on s’accrochait quand même aux branches pour avoir des nouvelles de la France. Auguste ne savait pas lire. Un jour, un dimanche matin où j’étais à jour d’avoir lavé ma chemise et mes chaussettes, je demande "qui a le trait d’union ?" Je passe devant Auguste. Il ne savait pas lire donc ce n’est pas lui. Je me retourne et je le vois "se fendre la gueule". "Eh dis, Auguste, tu n’as pas vu le trait d’union". "Écoute Léon, il y a une chose… Tu sais que je ne peux pas lire donc je ne peux pas avoir le journal mais si vous, vous en profitez bien de lire ce trait d’union, eh bien moi j’en profite d’une autre façon… Je m’en sers pour me torcher le cul !".

Au kommando, un dimanche du mois de mai 1944, un prisonnier de guerre assis sur sa paillasse relit une lettre de son épouse, lettre reçue la veille. Il m’en fait part. "Mon ami, mon aîné de 5 années, s’était marié en 1938. Son épouse donne naissance en mars 1939 à une petite fille et… un matin, la maman et la petite âgée de 5 ans vont à la boulangerie chercher du pain moyennant, bien sûr, l’échange de tickets de rationnement. La petite fille qui a observé la boulangère compter les tickets, s’adresse à sa maman en lui demandant "quand est-ce que j’aurai un petit frère ?" Tu sais bien, je te l’ai déjà dit, pour cela il faut que papa soit rentré de captivité !!! Ah ! Oui ! Parce que pour ça c’est lui qui a les tickets ?…."

Nos gardiens étaient tous des invalides qui avaient plus ou moins été blessés au cours des différents conflits. Ils défendaient la cause d’Hitler. Ils acceptaient d’être gardien un certain temps mais ils étaient volontaires pour aller envahir l’Angleterre. Il voulait y débarquer malgré leur invalidité. On en a connu un. La porte du grenier était verrouillée avec trois cadenas.
Le gardien dormait dans la pièce en dessous. Le matin avec la crosse de son fusil, il disait "Auf.Steht ! ", "Debout, il faut se réveiller". Il monte ensuite par l’escalier. Il ouvre ses trois cadenas et nous amène au travail dans nos fermes respectives. Il nous avait tellement seriné la tête en nous disant : " je vous quitterai un jour prochain car je me suis porté volontaire pour aller débarquer en Angleterre". "Ben, tu vas te faire drôlement escagasser, si tu vas en Angleterre".

Alors je propose la chose suivante. Quand il rentrait, j’avais le premier lit, le premier matelas avec un copain au-dessus. Godreau et Guibert étaient de l’autre côté. J’ai dit, "les gars, avec ma ceinture de flanelle, je monte sur le bas flanc du haut et quand il va s’amener, puisqu’il est volontaire pour aller débarquer en Angleterre, on va lui faire peur. Avec ma ceinture, je vais lui cravater la tête, son corps et le fusil qu’il a à la bretelle." Je ne l’ai pas loupé. Je le cravate avec ma ceinture de flanelle et une fois ligoté, il était sidéré. Il s’est dit : "ils vont tous foutre le camp, se barrer et je vais dérouiller" parce que quand il y avait une évasion le gardien était responsable.

Il y a eu des évasions chez nous. J’y ai beaucoup réfléchi. La première des choses pour s’évader était de connaître un minimum la langue allemande, c’est pourquoi j’avais demandé un dictionnaire français/allemand à la fameuse Yvonne. En s’évadant, on quittait une place. Si l’on était repris avant d’arriver en France, on nous mettait dans un straff kommando, un kommando de travailleur forcé où là c’était la schlague. Les gars étaient alors foutus. Je me trouvais en Prusse-Orientale près de la frontière de Lituanie à Lotzen.

Le travail à la ferme

Dans le troisième kommando, j’ignorais que quand je labourais à la charrue, le Max montait dans son grenier avec une paire de jumelles pour vérifier si je travaillais bien. Un jour, il redescend chez lui et dit à sa grand-mère : « il faut que j’aille voir sur place car Léo s’arrête fréquemment avec sa charrue. Il doit avoir des problèmes. » Il arrive alors avec son vélo et le pose sur le talus. « Pourquoi t’arrêtes-tu si fréquemment ? » J’avais reçu la veille un colis canadien avec un petit carton de pruneaux sec. J’en avais pris une petite poignée dans ma poche. J’arrêtais mon attelage, deux bœufs. Pour ne rien perdre, je récupérais les noyaux et je tapais dessus avec une pierre sur le soc de la charrue pour récupérer l’amande. Et je continuais. Je reprenais un autre pruneau pour m’arrêter de nouveau. Je m’étais donc arrêté 5 ou 6 fois.

Mais va expliquer à un teuton ce que je faisais. Il n’avait jamais vu de sa vie un pruneau alors expliquer que je m’arrêtais pour récupérer l’amande ! « qu’est-ce qu’il y a à ta charrue ? T’es embêté avec quelque chose, avec un boulon de desserré ? Dis-moi pourquoi tu t’arrêtes ? » Nous n’avons jamais pu nous expliquer. Je n’aurais pas voulu lui montrer un pruneau aussi noir et ratatiné que c’est… Je n’ai pas mangé le paquet de pruneau seul. J’en avais pris ce jour-là plusieurs pour labourer toute la journée.

Si je comptais le nombre de tours de charrue que j’ai fait ! J’ai bien dû faire 40 000 kilomètres, le tour de la terre. Je travaillais à la charrue pendant un mois et demi tous les jours, à l’automne jusqu’à ce que le climat gèle la terre. Nous attendions alors le printemps. La charrue était à un soc sans roue. Le soc était en fer et le restant en bois. Il fallait prendre le coup. Les premières fois, on saute avec la charrue sur les pierres. On nous avait alors « dressés » à arrêter l’attelage, à reculer, puis à recommencer pour savoir si c’était une grosse pierre ou une moyenne.
Si on la voyait bouger, il fallait avec l’attelage faire des allées et venues, sortir la pierre, la pousser au-dessus du sillon pour que quand le sol gèle, on puisse récupérer les pierres et les évacuer sur le bas-côté.

Ce "salopard" de Max était donc chargé pour le village de tenir les civils et tous les individus qui y vivaient. On en arrive à octobre 1941, à la récolte des betteraves pour les vaches. L’hiver commençait début octobre et finissait fin avril début mai. Il me dit, "Léo, tu es sous-officier, je te nourris convenablement. Tu as une deux, trois, quatre, cinq rangées de betteraves à arracher jusqu’au-dessus pour ce soir". Il fallait les coucher par terre. Une femme venait avec une bêche pour couper les fanes et on les chargeait sur des tombereaux. "Max, il faudra m’excuser, je ne suis pas astreint à travailler à la tâche. Je suis déjà volontaire pour travailler pour l’Allemagne, c’est déjà pas mal mais je ne suis pas astreint à travailler à la tâche". Il sort son revolver, me le pose sur la tempe et me dit "si tu ne l’as pas fait ce soir, je te zigouille".

Je ne l’ai pas fait pour savoir si lui allait le faire. Il m’aurait soulagé s’il m’avait mis en l’air. Il s’est dégonflé et le lendemain matin il m’a ramené au bureau du travail. Me voilà donc parti dans le quatrième Kommando.

IV ème kommando

J’arrive encore au marché du travail à Lotzen , chef-lieu du département de la Prusse-Orientale. Là, le maréchal ferrant de Danen, un petit village, était chargé par une veuve de guerre de trouver quelqu’un. Son mari venait d’être tué. Il n’avait pas été tué au combat, il avait attrapé le typhus dans un hôpital. Cette femme âgée de 48 ans vivait dans cette ferme de 12 hectares, avec son père de 87 ans, ancien maréchal-ferrant du village, Warner le fils de 11 ans, Siegfried le deuxième fils âgé de 8 ans et Marylène âgée d’un an. Elle commençait seulement à marcher quand je suis arrivé.

La Marylène ne pouvait manger qu’assise sur moi. Je lui donnais la becquée. Quand "Prinz", le chien berger allemand se mettait à aboyer, le facteur devait arriver à pied pour le courrier. Le facteur était un ancien de 14/18 qui hurlait Heil Hitler constamment. Il ne fallait surtout pas qu’il constate que la petite était sur mes genoux à manger s’il arrivait au moment du repas. On me prenait la Marylène qui se mettait à hurler parce qu’elle voulait rester sur moi. On la mettait sur son lit dans la pièce à côté. L’autre arrivait et gueulait "Heil Hitler…Eh, toi le français", en me tapant sur l’épaule, "Tu as vu sur le journal ? 800 000 prisonniers russes. Ce sont des pauvres types les russes. Tu vas voir ! Nous allons arriver à Moscou en moins de deux !".

En arrivant, la veuve me fait comprendre : "Vous êtes français. Vous êtes la race qui se rapproche le plus des germaniques". J’avais envie de répondre, "ce n’est pas une félicitation que tu me dis là". "Tu auras une entière confiance de ma part. J’ai une pension de veuve qui tombe régulièrement dans mon portefeuille. Quand tu descendras au village, je te donnerai les petites courses à faire. Le peu de choses que l’on peut encore acheter. Tu prendras le portefeuille. Je te le dis franchement, je ne conterai jamais ce que tu auras dépensé".

Je descendais tous les deux jours conduire la production de lait, trois à quatre bidons d e 20 litres de lait à la laiterie. Je retrouvais les français qui venaient d’autres fermes. "Eh, les gars.. Venez là. C’est la vieille qui paye la tournée". Il y avait un petit gasthaus où ils vendaient de la petite bière de 4 à 5°, de l’eau un peu colorée. "Chacun sa canette, c’est moi qui paye". Qu’est-ce qu’ils ont pu rigoler. J’allais donc mener le lait au village. On me donnait pour tant de lait, du petit-lait et du bas beurre

Je n’ai pas été malheureux dans cette ferme. Des colis canadiens arrivaient régulièrement. Des superbes colis avec des paquets de pruneaux, du chocolat en tablette, des cigarettes. L’ambassade Scapini faisait en sorte que les colis arrivent à destination. Ce fameux Scapini avait été chargé par Pétain comme ambassadeur auprès des allemands, de s’occuper des prisonniers de guerre français. Je ne l’ai jamais vu en inspection. Il se contentait d’aller aux stalags et négligeait les Kommandos.

Marylène avait alors deux ans. Un beau jour, elle avait disparu pour venir manger. Elle était malade, une maladie d’enfance. J’avais reçu un colis canadien. Je vais donc chercher dans ma musette, une boîte en fer de cacao Van Houten. "Voilà la boîte de cacao. Vous ferez un cacao avec du lait pour la gamine qui est malade." "Merci". Je laisse la boîte de cacao… Au repas du soir, je trouve la boîte de cacao devant moi. "Votre cacao, Léo… Il est marqué "made in England". Il est empoisonné. Je risque de faire mourir ma petite. Vous le consommerez si vous voulez. Moi, je n’en veux pas". Jamais, ils n’auraient consommé un produit made in England.

Dans cette ferme, il y avait trois chevaux, des petits chevaux polonais. Il y avait quatre vaches, un veau, une nombreuse basse-cour avec des dindes, des dindons, des oies, des poules… Au menu, il n’y avait que des pommes de terre à la vapeur. Je ne disais rien. Je faisais semblant de grignoter les pommes de terre à la vapeur. Je partais ensuite au poulailler.
Je fauchais un ou deux œufs. Je les perçais et les gobais. Ces protéines valaient de la viande. La propriétaire n’a jamais rien voulu savoir. J’étais le seul homme à travailler dans la ferme.

Quand je suis arrivé, une jeune fille allemande de 16 ans y travaillait également. Elle n’était pas assez maligne pour partir dans les jeunesses hitlériennes et ses parents l’avaient placé sur le bureau du travail pour atterrir dans cette ferme. C’était une blondinette, une gamine assez chétive. Elle me regardait par pitié, moi aussi. Elle était chargée de la partie ménagère de la maison, de faire le pain avec la patronne et s’occuper des cochons. Elle faisait la pâtée aux cochons.

Dans cette ferme, il n’y avait pas l’électricité. J’ai vécu quatre ans à la lampe à pétrole et les hivers étaient longs, aussi bien pour aller soigner les chevaux, les bêtes que dans la maison. Je rentrais toujours au kommando le soir.

Les russes, des prisonniers de deuxième catégorie

Quand les allemands ont eu les millions de prisonniers russes sur le dos, ils ont pensé "on va faire confiance aux français". Un beau dimanche le feldwebel, l’adjudant de contrôle vient et rassemble toutes ses sentinelles. Il leur demande , « vous allez désarmer le fusil. Vous allez dégager la cartouche pour signaler aux français qu’ils ne seront plus gardés". Cela ne nous apportait rien du tout. Au lieu de cadenas, nous étions libres de nos mouvements mais comment faire pour envisager de rejoindre la France. Huit évadés sur dix se faisaient reprendre. Certains ont atterri en Suisse et les suisses les ont rendus aux allemands.

Avec l’arrivée des prisonniers russes, des camps ont été cloisonnés avec des réseaux de barbelés pour les recueillir. Les français étaient au-delà des réseaux de barbelés. Nous leur passions le peu de nourriture que nous avions. Ils étaient affamés et prenaient beaucoup de coups. Le typhus faisait des ravages.

Je ne pouvais pas supporter le Warner. Il m’arrivait alors à la taille et me gueulait "Heil Hitler !". Je me retenais pour ne pas lui mettre une baffe. Marylène arrivait vers ses quatre ans. Elle était toujours attachée à moi. Le Siegfried plus timide arrive à 10/11 ans et le Warner 14 ans.

Il fallait les emmener à l’école qui était distante de 5 kilomètres. Marylène restait à la maison. Siegfried et Warner allaient à l’école primaire. Pour punir Warner qui me gueulait tout le temps Heil Hitler, je lui dis "demain, je ne te conduirai pas à l’école. J’ai trop de travail". Il devait alors faire 5 kilomètres aller et 5 retour. "Warner tu partiras à pied". Il l’avait mauvaise. Quelquefois sa mère me demandait : "Vous ne changez pas d’avis ?" "Non, j’ai trop de travail !" Il partait alors à pied.

Le grand-père malgré ses 87 ans avait les yeux ouverts. Il lisait le journal. Il me fait observer : "regarde comme ils fanfaronnent ! Regarde ce qui se passe !" Un beau jour, il m’explique : "Léo il y a deux choses qui ne vont pas en France, Général de Gaulle und Maqouiss". Aucun prisonnier de guerre français n’avait entendu l’appel du 18 juin. Nous étions tous sur les routes, en pagaille. J’annonce aux autres prisonniers ce que m’a dit le grand-père. "Qui c’est celui-là ? C’est encore un autre général le Maqouiss". Finalement, j’ai compris qu’il parlait du maquis, car le son "u" se prononce "ou" en allemand. Je retourne donc au kommando. "J’ai compris… C’est le maquis." "Mais qui va au maquis ?" "Peut-être les hommes valides et les jeunes !" "Ah tant mieux. S’ils pouvaient leur mettre une raclée…".

On apprend un jour que De Gaulle avait sa propre croix : la croix de Lorraine. J’ai vu tout de suite un contraste entre la croix de Lorraine et la croix gammée. Laquelle va gagner ? J’avais encore en poche de la menue monnaie française. J’avais une pièce de 25 centimes, Liberté Egalité Fraternité de la République Française alors que Pétain avait travail, famille patrie. Un copain proche, horloger de métier, avait été chargé au kommando de réparer les machines agricoles. Il y avait quand même une nuance entre une faucheuse et une batteuse. Je lui donne ma pièce de 25 centimes. "C’est bon. Ne t’en fais pas. Je vais découper à la scie à métaux Liberté Egalité Fraternité. Je ferai un V de la victoire et je te mettrai la croix de Lorraine." J’avais cousu ça sur mon calot. Les allemands ne m’ont jamais demandé quoi que ce soit. Ils n’ont jamais compris la signification de cet insigne.

La poussée russe

Je suis resté de 1941 à 1944 dans cette ferme. Les saisons passaient et les allemands disparaissaient de plus en plus. Il y avait un besoin de soldats. Ils s’étaient pris une raclée à Stalingrad. Von Paulus, le général allemand s’était rendu avec la garnison.

On entendait le bruit du départ et de l’arrivée de l’artillerie Russe. Ils sont arrivés par notre région. Ma patronne me dit : "Léo tu vas avoir un drôle de travail à faire. Tu es réquisitionné avec deux chevaux pour aller à 5 kilomètres du village évacuer de la terre pour construire un obstacle antichar. "Mince". Je rentre au kommando et le dis aux gars. Dans toutes les fermes, un attelage était désigné. "Mais si jamais les russes nous tombent sur le dos à creuser un obstacle antichar, ils ne vont pas nous prendre pour des copains ! Comment pourrons-nous nous en sortir ?". Me voila parti avec mes deux chevaux. Je devais partir pour trois semaines. À cette saison, le sol était gelé mais il ne l’était pas sous la neige. Il suffit de taper au pic et on retrouve de la terre friable. Il y avait des femmes russes, polonaises dans un état…
Tout le monde travaillait jour et nuit. Nous faisions les trois huit. Avec mes deux chevaux, si je faisais la séance de quatre heures du matin à midi, je rentrais ensuite à l’étable et restais derrière le cul des chevaux pour être à la chaleur. Les paysans avaient réquisitionné du foin et du grain pour nourrir les bêtes mais nous n’avions qu’une pauvre gamelle avec de l’eau et des rutabagas.

Un cours d’eau passait dans le fond de la vallée enjambée par un pont. Nous creusions des obstacles anti-char de chaque côté du pont. Au dernier moment, le génie allemand devait faire sauter le pont et les chars devaient buter dans les obstacles et dans l’eau.

Et le canon se rapprochait toujours. Les russes avançaient. "Que va-t-on devenir ?" Un beau matin, je demande à mes camarades : "Qu’est-ce qu’on fait ? On fout le camp avec l’attelage et on verra ce qui arrivera". Voilà la panique qui prend les contremaîtres. Ils avaient tous des fusils de chasse. Ils n’étaient pas soldats mais dépendaient de la Volksturm, la défense du peuple. Les voilà tous disparus ! "Que fait-on ?" "On fout le camp !" Il y avait des français, des polonais. "Mais où va-t-on manger ?" "Je n’en sais rien. Je rentre à ma ferme et je mange".

Arrivé à la ferme, la femme me dit : "Ah te voilà revenu… Ivan komm !" Ils dénommaient les russes Ivan. Le lendemain, le maire du village ordonne l’évacuation. Nous étions en plein mois de janvier avec une température de -30°. Il y avait de la neige. Ma patronne me dit, "On va monter sur une schlitt que l’on va tirer derrière. Nous allons la charger de ravitaillement et nous allons suivre le mouvement des évacués".

Nous ne savions pas que la Prusse orientale était déjà encerclée par les russes. Il y avait des kilomètres de réfugiés. Nous sommes partis deux jours sur les routes pour s’entendre dire "retournez chez-vous, on est encerclé. Il n’y a pas d’issue". Nous sommes revenus à la maison.
Il y avait le grand-père, la mère, les trois enfants et moi. La mère me confie : "C’est bon, je vais te garder maintenant Léo… Tu sais la guerre est finie… La guerre est perdue... Toi, tu t’en sortiras. Pour nous ce n’est pas sûr que l’on s’en sorte".

Je pensais "ce que tu racontes et puis rien…" Je rentre au kommando. Il y avait un ordre écrit arrivé à l’aide des aumôniers catholiques. L’ordre disait : "Attention ! Les russes vont vous tomber sur le dos et ce ne seront pas des libérateurs contrairement à ce que vous pensez. Il va falloir rejouer la captivité peut-être en Russie. La guerre n’est pas finie mais l’armée russe reprend du poil de la bête. Groupez vous ! Plus vous serez groupés, moins vous risquerez d’être mitraillés". Quand les russes sont arrivés en Allemagne, il y avait de tout, des belges, des luxembourgeois, des hollandais, des polonais, des français… Quelle pagaille

Dans une autre ferme, quatre français avaient des chevaux plus en état que les miens. Nous fauchons un cheval, une schlitt. Nous prenons le peu que nous avons et "on fout le camp. On verra bien !" "Mais puisqu’ils nous ont dit que l’on est encerclé !" "On y va. On se fera connaître. On verra bien. Groupons nous". Nous voilà partis avec la charrette mais ils étaient partout. Que fait-on ? Je dis au copain, "reviens à la ferme où j’étais. Je sais où sont les conserves de viandes, les patates. On aura à manger. Ramène nous là-bas et puis laisse passer la troupe ! ".

Du côté des russes, il n’y avait aucune peur de se faire tuer. Je n’ai jamais vu un soldat russe avec un casque sur la tête. C’était se dégonfler que de partir au front avec un casque. Ils le prenaient et l’envoyaient dans le fossé. Ils voulaient tous arriver les premiers à Berlin. Ils partaient avec leur bonnet de fourrure, la faucille et le marteau. "Avec la faucille et le marteau, je passerai". Voilà comment ils sont arrivés à Berlin. Mais alors… C’étaient des mercenaires…Quand nous avons vu ces gaillards-là arriver sur notre dos….
Les mongols étaient très arriérés. Ils sont partis en 1941, engagés volontaires pour la durée de la guerre, sans aucune permission. Ils allaient à la mort. C’étaient des cavaliers émérites. Ils montaient sur un cheval sans selle, sans mords. Le cheval avait beau lever du cul personne ne tombait.

Je reviens à la ferme. Oh quel malheur ! Le grand-père était tué d’une balle dans la nuque. Il était en train de manger une salade de betteraves rouges. Il avait le nez dans la cuvette de la salade. La mère, en face était également morte et plus de gosses… Je cherche les gosses. Ils les avaient emmenés derrière une meule de paille, dans la grange… J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. La Marylène, trois ans et demi… tuée d’une balle dans la tête. Que pouvait-elle comprendre de cette forme de guerre ! C’est dur la guerre. Pourtant c’était des chleus. J’aurais pu ne rien ressentir mais non… J’ai pleuré. Tous les allemands restés là-bas ont été tués. C’étaient les premiers territoires conquis par les russes.

Il fallait que les allemands payent. Des officiers russes qui parlaient un peu français nous ont dit la chose suivante : "Quand nous avons récupéré l’Ukraine, la partie de la Russie, nous avons trouvé des charniers. Les allemands avaient rassemblé les femmes, les hommes et les avaient jetés vivants dans les puits avec une grenade à main. Il fallait que ça se paye !"

Nous nous sommes regroupés un maximum et nous avons fait des kilomètres. Nous étions réfugiés dans une ferme, une cinquantaine de français. Nous avions tué deux ou trois poules pour nous restaurer. Dans les fermes, il n’y avait aucune commodité. Les toilettes étaient dans la nature. Je sors avec une envie pressante. Je vais dans le jardin attenant à la ferme. Je pose culotte… et un russe arrive à cheval. J’ai remis la culotte en moins de deux. La veille un commando de SS avec des chiens policiers était monté sur le front. J’ai pensé "si jamais ces gaillards-là se replient, ça va chauffer !". Les russes les ont tués sur place.

Les SS payaient de leur vie quand les russes les attrapaient. Les américains les ont protégés. Les russes les passaient à la désinfection. Les SS avaient leur sigle tatoué sous l’aisselle. Les russes leur faisaient mettre les bras en l’air aux douches. Quand ils en trouvaient un, ils lui mettaient une balle dans la tête. Aucun n’a survécu entre leurs mains.

Les prisonniers de guerre allemands, le peu qui ont survécu ont été évacués sur la Russie. Ils n’étaient pas encadrés par des sentinelles russes. Les russes refusaient d’encadrer les prisonniers parce que c’était un rôle de planqué. Il fallait qu’ils aient la gloire d’arriver à Berlin. Les russes avaient trouvé des volontaires allemands qui encadraient leurs frères en felgrau. Ils avaient tous le même uniforme et le garde-chiourme était prêt à tuer celui qui aurait voulu partir. Ils sont partis comme ça jusqu’en Sibérie où ils sont devenus chef de chantiers. Le français ne faisait pas ça.

Le 25 janvier, nous nous sommes de nouveau retrouvés prisonniers. La guerre n’a fini que le 8 mai. Il nous fallait remonter le front. Nous pouvions, au maximum faire 10/12 kilomètres par jour en marchant sur les bas côtés. Il fallait laisser l’armée russe marcher.

On voyait des cadavres de jeunes allemands de 17 ans, allongé avec une balle dans la tête… Tous les soldats allemands morts étaient en chaussettes. Les russes portaient des rangers américains mais ils n’avaient pas la patience de mettre les lacets. Ils tuaient les soldats pour leur prendre leurs bottes. Nous avons marché un mois et demi en voyant ça

Prisonniers des russes

Une fois arrivé dans le Général Gouvernement à Bialistock, nous sommes emmenés dans un ancien sanatorium où les allemands avaient déménagé tout le matériel. Il ne restait plus que les quatre murs. Les russes nous ont mis là et nous ont dit : "la guerre n’est pas finie. Staline envisage de prendre tous les hommes valides, de les habiller en popof (en soldat russe) et de les faire marcher sans arme comme bouclier devant leurs soldats". Ils nous ont dit ça et ils l’auraient fait !

Heureusement l’armée allemande s’est effondrée. Avec le recul, la plus grosse surprise que j’ai eue de ma vie de soldat se situe après de la déclaration de la guerre de l’Amérique contre l’Allemagne : l’Amérique a transformé son industrie de paix en industrie de guerre. Cela m’a renversé ! Nous amener lors du débarquement de Normandie des locomotives à mazout alors que nous n’avions que des locomotives à vapeur ! Quand j’ai vu cette locomotive tirer deux fois plus de wagons avec le mazout qu’avec la vapeur ! Ils nous ont amené ça par bateau depuis chez eux…. Une devise dit : "les américains ne déclarent jamais une guerre mais arrivent toujours pour la finir !"

Les russes avaient peu de matériel mais dans le port d’Odessa, en tant que sous-officier, je suis allé garder des montagnes de matériel, de jeeps. Les russes n’avaient pas de chauffeurs, pas de formation. Personne n’était formé pour utiliser ce matériel. Les américains leur ont envoyé des cargos complets de matériels qui arrivaient sans arrêt nuits et jours. Pour faire des douilles d’obus en laiton, les américains leur envoyaient des plaques en laiton. Les russes n’avaient rien. Ils vivaient dans la misère. Certains soldats russes avaient endossé l’uniforme allemand pour combattre leurs frères : notamment toute la Russie blanche, l’Ukraine.

Dans l’armée russe tout le corps médical, la DCA, était composé de femmes, soldats volontaires. Elles étaient habillées exactement comme les autres soldats, avec des treillis kakis. C’étaient des matrones. La moindre femme faisait 80 kilos. Un jour, la "Katharina" vient auprès de moi et me regarde. Elle me fait comprendre, "ce soir je t’apporterai du pain mais demain, au rassemblement, ils vont demander des volontaires boulangers pour faire du pain. Tu n’es pas boulanger ?" "Non." "Mais tu lèveras la main et tu verras tu t’en sortiras !" Voilà encore un nouveau métier … J’aurai tout fait dans cette galère ! ».

Le lendemain, en effet : "Quels sont ceux qui ont des notions de boulangerie ?" "Moi !" De toute façon pour faire du pain, il faut d’abord faire du bois pour chauffer le four et moi j’étais capable de m’en sortir après tout ce que l’on avait débité avec Roger Dumont. J’aurais préféré rester un an de plus chez les allemands avec la Marylène que chez les russes. Ils n’ont aucun égard. Il n’y a pas de croix rouge. Il y a une croix rouge russe si tu es citoyen russe mais en dehors de ça, personne ne s’occupera de toi en Union Soviétique. Comme boulanger, je me suis accroché aux branches !

Petit à petit, nous arrivons en avril. "Ils sont aux portes de Berlin. Quelle chance pour nous. Ils n’auront peut-être pas le temps de nous abîmer !". Le 8 mai 1945 au matin… les popofs tiraient en l’air. C’était la fin de la guerre. "Mais nous, qu’est ce qu’on va devenir ?" "Vous, on verra.." Nous étions toujours à Bialistock à tirer la dalle dans ce sanatorium.

L’ordre de rassemblement des sous-officiers arrive un matin : "Vous allez reprendre 20 hommes dont vous êtes sûrs de l’origine française. Nous ne voulons pas de salopards parmi vous. Vous allez former une compagnie". Les STO n’étaient pas considérés comme militaire. Ils ne voulaient rapatrier que des soldats. Les autres restaient là et partiraient peut-être par la suite.
Pour les volontaires français de la LVF qui étaient tous partis au front, habillés en Felgrau avec seul un petit drapeau bleu blanc rouge, ils ont été tué aussitôt pris par les russes, "Quoi, des français, fusillés ! Chez nous amis ou ennemis". Vous ne pouvez pas être amis si vous êtes habillés en felgrau.

Notre uniforme kaki nous a sauvés et là nous avons levé les bras pour essayer de survire "Fransçouskis… Fransçouskis.. ". "Bon, mets-toi là". Des femmes allemandes avaient réussi à ramasser une capote kaki de prisonnier avec KG. Ces femmes étaient en ménage avec des soldats français. Je n’admettais pas ça dans mon groupe. Je disais aux hommes : "je ne peux pas te prendre avec elle". Nous les avons laissés et nous ne les avons jamais revus. Ils ont tous été aiguillés vers la Sibérie. En Sibérie, tout étranger qui y restait un an, acquérrait la citoyenneté Russe. Il devait apprendre le russe et obtenait la nationalité. Le plus triste fut les "Malgrés Nous", les alsaciens lorrains incorporés par l’armée allemande et qui partaient pour la Sibérie dans les wagons à bestiaux en chantant "vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine !". Il n’en est pas revenu deux sur dix.

Un soir, alors que nous étions en train de creuser les tranchées, arrive un malgré nous, un alsacien lorrain. Il s’adresse à moi et me demande : "Tu as encore une paire de chaussure de valable pour partir sur les routes de l’exode ?" "Je ne suis pas farouche. J’ai encore une paire de brodequins qui commencent à prendre la flotte et ils me font mal aux pattes parce que je n’ai plus rien pour graisser le cuir". Il allait en récupérer dans les maisons. Quand les allemands partaient, il fallait que chaque propriétaire de maison évacuée laisse les clefs sur la porte. Personne n’avait le droit de fermer la maison. Les soldats arrivaient. Ils enlevaient tout le mobilier qui était stocké dans la grange où ailleurs et occupaient les locaux. Les allemands ne faisaient pas d’exaction comme les russes qui mettaient le feu pour rien du tout.

Ce malgré-nous me rapporte une paire de brodequin, sans savoir ma taille. "Qu’est ce que je te dois pour ça ?" "Il faudrait que tu me trouves une veste ou une capote kaki". "Cela ne va pas être facile nous sommes en plein mois de janvier et personne n’a deux vêtements… Peux-tu m’avoir une deuxième paire de godasses pour mon copain ?" "Oui bien sûr". "Apporte- moi la deuxième paire de godasse et on verra !" Il me l’amène et je lui demande : "tu as bien envie de déserter ?" car il devenait ainsi déserteur de l’armée allemande. "Oui". "Bon, ta veste de Felgrau on ne peut pas la retourner sur la doublure. On la donnera à un soldat français contre une veste kaki". C’est ce qu’on a fait. Le gars est venu avec moi et il a été rapatrié à Marseille via Odessa. Il est passé entre les gouttes. Si jamais il avait été pris, il aurait été fusillé par tout le monde, allemands comme russes.

Le retour par Odessa

En mai, on nous dit de former des sections. Nous allons être dirigé vers Odessa par le train. La voie de chemin de fer est plus large de 8 cm en Russie qu’en Europe. Les locomotives russes étaient toutes chauffées au bois. On s’arrêtait dans la forêt. Ils tiraient un coup de sifflet. "Le premier wagon, corvée de bois". Ils remplissaient le Tinder… de bûches de bois. Les paysans avaient empilé leurs bois le long des voies ferrées pour alimenter les locomotives. On ne s’arrêtait pas dans les gares. Mais avec du bois humide, le train n’avançait à rien.

Nous arrivons à Odessa et là ce fut le jour et la nuit. L’ambassade anglaise était installée à Odessa. Elle commence à nous rassembler au coup de sifflet. Les russes nous avaient ordonné de balayer les wagons de la merde qu’il y avait dedans. Les anglais ont dit "quoi ? vous allez faire balayer des prisonniers français ? Vous irez chercher des prisonniers allemands pour balayer les wagons des français. Les français sont à nous maintenant".

On nous donne "un rasoir Gillette, un blaireau, un savon à barbe et dans deux heures rassemblement tous lavés et rasés !". Nous n’avions pas de glace. Nous nous sommes rasés au pif et quand nous nous sommes vus l’un en face de l’autre : "oh, dit donc.. qu’est-ce que t’es beau !…" Nous ne nous reconnaissions plus.

Le premier bord de mer que j’ai vu de ma vie était le bord de la Mer Noire, entre deux maisons. Nous marchions à pied quand les anglais nous ont ramené vers le port. J’ai aperçu l’immensité des flots.

L’ambassade anglaise était composée uniquement de femmes. Elles nous préviennent : "Si un cas de typhus est déclaré parmi vous, nous ne pourrons pas vous embarquer sur le bateau. Il serait alors consigné au large à cause de l’épidémie. Alors la première des choses à faire est de se maintenir propre". Nous avions de nouveau attrapé des poux avec les russes. Dépouillage, rasage et nous découvrons avec surprise le battle-dress… le blouson avec des boutons qui accrochaient la culotte. "Alors là… ces anglais ne sont pas cons !". Un soldat habillé en battle-dress, son vêtement suit tous ses mouvements alors que nous français étions constamment en train de remettre notre culotte. Beaucoup de nos soldats étaient habillés en "popof" avec toutes ces péripéties. La chemise et le caleçon du soldat russe n’ont pas de boutons mais uniquement des ficelles. Tout a été jeté. Tout ce qui était troué, tout a été mis à la mer autour du bateau.

Le bateau s’appelait le Tamaroa. Il était à quai dans le port d’Odessa. Il avait ramené 3500 russes qui avaient été trouvés dans la zone anglaise en Allemagne. Il devait reprendre 3500 français. Pour faire débarquer ces 3500 russes, il a fallu que je monte avec une mitraillette à bord. Nous leur faisions la course pour qu’ils descendent. Ils savaient qu’ils partaient au camp de concentration dès leur arrivée chez eux. Les russes n’admettaient pas la position de prisonnier de guerre.
Tu dois te battre jusqu’à la mort mais pas te rendre. En face d’une armée allemande organisée, ils se sont fait massacrer comme des lapins. Ils n’avaient pas d’armement. Nous arrivons à faire descendre les russes qui sont donc remis en camps. Après avoir désinfecté le bateau, nous embarquons pour Marseille.

En tant que sous officier, j’ai donc bénéficié d’une cabine à quatre alors que les autres étaient dans les soutes, sur des hamacs. La nourriture était très bonne. En pleine mer, avec 100 kilos de farine de blé, on va peut-être faire 140 kilos de pains mais avec 100 kilos de farine de riz, on pourra faire 180 kilos de pain. Les anglais avaient utilisés la farine de riz à bord pour faire du pain. Nous n’avions pas de vin mais du thé. Ils avaient peur qu’en nous donnant ne serait-ce qu’un quart de litre de vin , nous ayons des embarras organiques. Nous mangions également des fruits.

Vers le 16 mai, on nous signale qu’en cours de route, sur certaines îles proches de l’Italie quelques commandos de l’armée allemande ne s’étaient pas rendus. Il fallait donc craindre une bagarre sur mer. Plus tard, ils nous annoncent qu’arrivés à Marseille, nous aurons à faire avec un nouveau service sanitaire et on nous donnera un costume civil.

La patrie : terre de nos pères et mères

On arrive. "Regardez à bâbord, on aperçoit Notre Dame de la Garde". C’est la première fois que je voyais cette statue majestueuse sur cette petite colline. Tout le monde se met du même côté pour aller voir Notre Dame de la Garde. Et le bateau penche…Oh… un coup de sifflet.. "Tout le monde dans les cales, tout le monde dans les soutes…"

Nous arrivons à quai et… de retrouver le sol français nous avions perdu l’usage de la parole. Nous ne pouvions plus parler, plus sortir un seul mot. Nous descendons sur le quai sans que personne ne nous pourchasse, comme les russes. Tout le monde descendait le plus vite possible. Nous arrivons sur le quai pour être accueilli par la croix Rouge française. "Donnez nous le nom de la personne à prévenir en cas d’accident… Allez venez vite". Nous ne pouvions plus parler. "Mais qu’est-ce qui vous arrive ? Vous êtes donc tous devenus muets ?" Nous faisions partie des premiers bateaux qui arrivaient par voie de mer. Ils n’étaient donc pas encore habitués.

Je donne l’adresse de ma maman. J’étais célibataire et je ne savais pas ce qu’était devenue Germaine. "Vous avez votre quart ?" "Oui." En tant que bidasse tout le monde avait gardé son quart. Ils nous distribuent un quart de vin rouge à 10°. Un quart d’heure après tout le monde dormait. C’est terrible de retrouver sa patrie… plus que de mener une bataille et d’en être vainqueur. Mais cinq ans sans revoir sa patrie…

La croix rouge a organisé les départs suivant notre destination. Nous étions toujours militaires. Nous n’étions pas démobilisés. Grâce à l’adresse que j’avais donnée, ils envoient un télégramme à ma maman pour dire que j’étais arrivé à Marseille. "Arrivée imminente". De Marseille à Epinal tous les ponts étaient presque sautés en arrivant sur l’Est. Les trains passaient en voie unique. Avec un ami, nous voilà donc bloqués d’abord à Lyon puis à Aillevillers en Haute-Saône. Cette gare est l’intersection des trains filant sur Paris et desservant l’est de la France. On nous dit alors, "il n’y a plus de train pour Epinal avant demain matin". On faisait la gueule car on aurait bien voulu que ça continue. Il était dix heures du soir.

Nous descendons et apercevons une lumière à travers un volet. Nous y allons et frappons aux volets. "Qu’est-ce que c’est ?" demande une femme. "Des prisonniers de guerre français qui rentrent chez eux. Vous n’auriez pas un morceau de pain ? Quelque chose à nous donner ?" "Mais si attendez... On va vous ouvrir". Elle nous donne un gros munster et une boule de pain. Nous avons trouvé ça tellement bon. Même le pain anglais n’était pas à la hauteur de notre pain de France.

La patronne nous confirme qu’il n’y a plus de train avant demain matin mais on nous signale qu’à minuit en gare de Aillevillers il y aura un train de marchandise et messagerie qui part sur Epinal. "Eventuellement débrouillez-vous ! Vous demandez au chauffeur ou au mécanicien si vous pouvez monter avec eux sur la locomotive". Nous retournons donc à la gare et nous observons : "ça fume là-bas. Allons voir !"

Le chauffeur commençait à faire monter la pression de sa machine à vapeur. "C’est bien toi qui descends sur Epinal ?" "Oui on s’en ira dans trois quart d’heure." "Dis don,c tu pourrais prendre deux prisonniers de guerre français rapatriés ?" "Bien sûr mais tu ne crains pas la fumée, la chaleur ? Allez viens avec ton copain et on t’amène à Epinal".

La rue Vincent Claudon, où habitait ma mère longe la voie ferrée. La maison maternelle se situe à 20 mètres de la ligne…Le chauffeur me demande, "où habites-tu à Epinal ?" "Sur le bord de la voie ferrée." "On va s’arrêter pour toi. Ne t’en fais pas… Tu auras le temps de descendre…" On a mis du temps pour arriver. C’était une messagerie, ils livraient également des primeurs, des légumes. Quatre heures du matin, "c’est là !".

Je ne savais pas si ma maman était encore de ce monde mais la maison était là… Le train s’arrête. "Attends que l’on soit arrêté. Ne t’inquiète pas… De ta vie, tu n’auras jamais eu un arrêt de locomotive rien que pour toi et si près de chez toi". Je descends avec ma musette.

Je n’étais pas chargé. Je monte le talus à quatre pattes. J’arrive… Je frappe aux volets. "Maman… maman…". "Qui c’est ?" "C’est ton gamin" "D’où c’est que tu arrives ?" "Tu n’as pas eu mon télégramme ?" "Si mais d’où c’est que tu arrives ?…" "Ouvre-moi… j’ai faim… j’ai soif." Voilà ma maman qui vient en chemise de nuit. Elle ouvre et me dit : "Oh… Mon gamin qu’est ce que tu as bonne mine !" Forcément, chez les russes on mangeait de la soupe avec de l’orge cuit. Nous étions devenus bouffis avec ça. C’était trop fort. Nous arrivions même à faire des crottins avec des grains mal digérés.

"La première des choses à faire, je vais me laver. Je suis sale" "Laves toi !" Je ne me souviens plus ce qu’elle m’a fait à manger… Elle était tellement gentille… Ma maman… J’avais retrouvé ma vieille maman. C’était mon but… Le but de ma vie. Même Germaine avec qui j’étais fiancée comptait moins que ma maman. Le jour est venu… Sept heures du matin. "Comment va-t-on pouvoir avertir Germaine ?". Germaine était de nuit et de jour à m’attendre à la gare d’Epinal. J’ai pris mon vélo et je l’ai retrouvée comme ça…

C’était le plus beau jour de ma vie… Je retrouve celle qui deviendra mon épouse légitime et en ce joli mois de mai, j’ai regardé ce dont je rêvais depuis près de six années : mon clocher.


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autre récit à disposition grace à l’excellent site sur les stalags :

http://stalags.po.free.fr/documents%20divers/recits/OLIVRE%20Yves%20-%20Recit%20de%20captivite.pdf

autres sites à votre disposition :

http://perso.club-internet.fr/suarez

http://www.cecile.dutrone.freesurf.fr/

vous trouverez également sur ce site paroles d’hommes et de femmes divers récits de femmes ayant vécu la captivité de leur mari ou père... la souffrance était des deux côtés...


Voir en ligne : 0uvrages sur la guerre 39/45

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