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Tu sais quand on pourra... on mangera des frites tous les jours

Mme Emilienne Carbon née en 1931 à Sarcelles

mardi 21 novembre 2006, par Frederic Praud

texte Frederic Praud


Je suis née à Sarcelles rue de la République en 1931 et je vis aujourd’hui dix numéros plus loin dans la même rue. Mes parents sont arrivés à Sarcelles au moment de leur mariage, en 1920. Mon père, originaire de l’Oise, était maçon comme mon grand-père qui habitait au cœur du village, au-dessus de la boucherie Burti. Mes parents habitaient le rez de chaussée et mes grands-parents au-dessus.

Mes parents travaillaient dur… Mon père avait commencé à travailler à treize ans comme commis maçon avec son père. Papa faisait onze heures par jour en tant que maçon. Il a travaillé à la construction de l’asile de Moisselle. Il partait à l’aube en vélo (sans dérailleur). Ma mère lui préparait sa gamelle pour le midi. En revenant le soir, il ramenait du bois pour que ma mère puisse allumer la cuisinière. Il rentrait, mangeait et allait directement se coucher

Ma mère avait habité dans l’Oise, à Andeville pas très loin de Méru où était installée une usine de boutons. Elle faisait des trous, l’alésage sur les boutons. Elle avait voulu continuer en arrivant à Sarcelles mais il n’y avait pas de transport pour se rendre à son précédent lieu de travail. Elle a donc été obligée de faire des ménages et divers petits travaux dans les champs, cueillir les fraises, les petits pois, mettre en botte les poireaux L’hiver, elle ramassait les pissenlits les nettoyait, enlevait les feuilles et coupait les racines pour les envoyer aux Halles de Paris.

Sarcelles avant guerre

Mes parents ont économisé petit à petit pour s’acheter un terrain sur Sarcelles, en haut de la rue de la République où ils ont construit leur maison. C’était à l’époque une honte de prendre des crédits donc les matériaux étaient achetés quand il y avait un peu d’argent, un camion de sable, des briques… Je suis née au bout de onze ans de mariage et les murs étaient construits. Il n’y avait pas de chauffage central et les waters étaient dehors dans le fond du jardin.

Enfant nous ne sortions pas. Je jouais avec le gamin du voisin… Je n’ai eu qu’une seule poupée dans mon enfance, une seule ! On l’habillait. On jouait avec le peu que nous avions.

Le haut de rue de la République comptait beaucoup de Parisiens qui venaient s’installer là, l’été, pour bénéficier de l’air de la campagne. Ils y passaient deux mois avec leurs enfants avec qui nous pouvions jouer dans les champs, à faire des cabanes… Sarcelles comptait peu de voitures. Il en passait une par journée dans la rue aussi nous pouvions jouer dans la rue, à la marelle, à faire des maisons ou jouer au ballon.

Je suis allée à l’école publique à Marcel Lelong à cinq ans.

La guerre est arrivée vers mes huit ans. Nous ne sentions pas la guerre arriver en tant qu’enfants. Nous n’avions pas la radio, aucun moyen d’information. Mon père achetait le journal une fois par semaine….

Le tocsin sonne à l’église de Sarcelles

Toutes les cloches et les sirènes ont sonné lors de la déclaration de la guerre, le 3 septembre 1939. C’était stressant !

Mon père âgé de quarante-trois ans avait déjà fait la guerre de 1914 et s’en était plus ou moins bien remis. Il a donc été mobilisé dès la déclaration de guerre à la poudrerie de Sevran ce qui me fit un énorme choc.

J’étais fille unique et je vois mon père partir à la guerre. Qu’est ce que cela voulait dire ? Je n’en savais rien. Ma mère se retrouvait seule avec peu de revenu. Elle avait peur comme tout le monde ! Il revenait régulièrement en permission avec son vieux vélo…

Les nouvelles étaient mauvaises, les Allemands gagnaient du terrain. Cela faisait peur ma mère a choisi de m’envoyer, de 1939 à mai 1940, chez mes grands-parents dans l’Oise me retrouvant ainsi près d’un aéroport militaire, près de Beauvais. Cet aéroport fut souvent bombardé par les Allemands. J’allais à l’école et je voyais les bombes descendre….

Ma mère m’a ramenée à Sarcelles …. C’était la panique devant l’arrivée des Allemands. En mai 1940, l’ordre a été donné de fuir. Nous sommes donc partie en exode. Ma mère a préparé son vieux vélo et a amarré une poussette d’enfant avec quelques affaires et du ravitaillement. Panique générale. Toute la population est partie en exode en laissant les portes ouvertes. Ma mère a lâché les lapins et les poules dans le jardin. Nous ne savions pas où était mon père. C’était un défilé vers Paris et ensuite vers le Sud, pour aller où ? Mais, tout le monde avait peur.

Les Allemands nous rattrapent

Nous ne sommes pas allées loin, à cent kilomètres mais il a fallu les faire à pied ! C’était pénible. Je marchais à côté du vélo et de la poussette où je me reposais un peu quand j’étais fatiguée. Il y avait énormément de monde à fuir les Allemands.

On nous disait que les Allemands arrivaient et qu’ils allaient massacrer tout le monde, qu’ils étaient sanguinaires… La peur panique était générale. Des cultivateurs étaient partis avec leurs charrettes et leurs chevaux ; chevaux que l’on voyait morts sur le bord de la route ! Des bombardements avaient lieu. Des avions mitraillaient la foule.

Nous avions peu à manger et nous nous ravitaillions comme nous le pouvions. Nous couchions dans des fermes, sur la paille…

Nous sommes restés un moment avec quelques autres Sarcellois mais nous nous sommes vite perdus dans cette panique générale ! Chacun est égoïste dans son malheur ! Celui qui avait un cheval attelait un tombereau et emmenait quelques personnes avec un peu de bagages…

Nous avions dépassé le pont de Corbeil, pont que les Français avaient ensuite fait sauter pour que les Allemands ne passent pas. Nous ne savions pas vers où nous nous dirigions.

Nous sommes allés à Malesherbes où les Allemands nous ont rattrapés. Nous étions finalement soulagés car épuisés, sans nourriture… Ils n’ont massacré personne. Ils étaient conquérants ! Ils ont distribué des boîtes de corned-beef.

Nous faisons demi-tour immédiatement, rebelotte cent kilomètres à pied… Les Allemands étaient rentrés dans notre maison, y avaient couché, mangé nos lapins.

Mon père avait été envoyé à Bordeaux et il est revenu un moment après… avec son vélo !

Nous rentrons dans l’occupation tout doucement. Nous avions vécu l’exode, les bombardements chez ma grand-mère… aussi l’occupation s’est déroulée sans crainte. Les Allemands se conduisaient normalement avec la population.

La Kommandantur se trouvait à l’école Saint Didier, près de l’église de Villiers-le-Bel. La maison Bocquet, le grand garage a été réquisitionné par les Allemands. Il a dû continuer à fabriquer des petites voitures.

On voyait beaucoup d’Allemands qui ne disaient rien aux gamins qui jouaient dans la rue. Ils passaient en voiture… Nous n’avions pas de contact avec eux !

Des abris étaient installés face l’école Lelong, sur la place. Nous nous y rendions à la moindre alerte. L’aéroport du Bourget était souvent visé.

Sarcelles, occupé mais calme

Le seul point noir était le ravitaillement ! Tout le monde avait essayé de faire des réserves quand la déclaration de guerre avait été annoncée. Ma mère avait acheté une grande boîte de savon de Marseille, une soixantaine de savons qui nous ont fait toute la guerre. C’était une denrée très rare pour se laver : il fallait l’économiser.

L’école continuait normalement, avec les livres qui servaient sur plusieurs années. Nous n’en étions pas malheureux ! Je mangeais à la cantine… L’horreur ! Encore aujourd’hui, je ne peux plus manger de purée de céleris, de rutabagas. Nous avions de la viande deux fois par semaine mais pas de desserts ces jours-là. Nous avions parfois une barre de chocolat (genre chocolat de ménage, très ordinaire), un trésor ! Nous cultivions des pommes de terre pour l’hiver et tout un carré de topinambours dans notre jardin. Les feuilles étaient pour les lapins et les tubercules pour nous.

La marmite norvégienne était alors connue pour économiser le charbon : on prend une grande lessiveuse et des couvertures. On fait une soupe de légumes qui dès qu’elle bout est mise dans la lessiveuse. On recouvre bien le tout et on laisse cuire tout doucement.

Nous nous sommes fait bombarder avec ma mère alors que nous revenions de cueillir des petits pois pour gagner un peu d’argent. Nous emmenions la brouette pour emmener les fanes que nous gardions pour les donner aux lapins l’hiver. Les bombes nous sont tombées dessus vers la tourelle. Nous avons vu un avion en feu et des parachutistes descendre. Les Allemands les mitraillaient.

Les juifs de Sarcelles

Nous ne faisions pas de différence entre enfants. La communauté étrangère la plus importante était alors les Arméniens. J’avais de nombreuses camarades arméniennes. Personne ne faisait de différence.

Nous avons vu quelques adultes porter l’étoile jaune. Mes parents avaient des amis alsaciens. L’homme a du porter l’étoile jaune puis partir en zone libre. Il expliquait : « Je ne connais même pas la religion juive ! Je parlerais plutôt de ce que je connais chez les catholiques ! » Sa mère était juive alsacienne. Ce fut la catastrophe pour le ménage car sa femme se retrouvait sans ressource. Son mari vendait auparavant des chaussures sur le boulevard Galvani. Ils étaient aisés avec une belle maison et une voiture ! Ils n’avaient plus rien…

Sa femme venait tout le temps chez nous. Des gens lui avaient conseillé de demander le divorce de façon à ce qu’elle ne soit plus inquiétée. Le fils était considéré comme juif. Le curé de Sarcelles l’a marié en tant que catholique pour qu’il n’ait pas d’ennuis.

Le départ pour le STO

Mon père a été envoyé en Allemagne comme travailleur obligatoire en 1942. Il travaillait comme maçon et il était le seul ouvrier de son entreprise. Le patron l’a inscrit comme travailleur obligatoire et il a dû partir à Berlin.

Nous l’avons accompagné à la gare de l’Est. Il est revenu en 1945 après avoir subi tous les bombardements de Berlin, avoir couché sous les ponts… Ils vivaient dans des baraquements avec des punaises qui leur couraient dessus. Ils mangeaient de la soupe une fois par jour, vivaient dans la vermine.

Nous avions le droit d’envoyer des colis. Ma mère achetait des fausses cartes de pain. Nous faisions griller du pain chez le boulanger pour le lui envoyer. Maman tuait un lapin et faisait cuire pour lui les plus beaux morceaux. Nous récupérions des boîtes de conserves pour mettre le tout. La boîte était fermée par un monsieur de notre rue qui possédait un autoclave. Il fabriquait des conserves avant-guerre et il lui restait des couvercles qu’ils nous donnaient. Nous envoyions ça à mon père, environ une fois par mois pendant deux ans. Il a été libéré par les Russes, les Mongols… et il est revenu par Odessa.
Sans argent, ma mère travaillait comme elle pouvait. Nous vivions avec notre jardin, nos poules, lapins… Le minimum. Je n’étais pas la seule de l’école dans cette situation. Les vêtements étaient décousus pour être réutilisés, les chaussettes détricotées pour en faire d’autres. Une couverture s’est même transformée, pour un hiver, en manteau.

Nous portions des chaussures à semelles de bois, tous les enfants avaient les mêmes. Nous découpions des vieux pneus pour coller le caoutchouc sous les semelles de bois pour ne pas les user. Nous en avions deux paires par an : une haute pour l’hiver et l’autre basse pour l’été. Les privations ont continué bien après la libération de Sarcelles en 1944, jusqu’au moment où j’ai commencé à travailler en 1947…

Les rumeurs de Libération

Nous commencions à nous intéresser aux événements, de fait ! Nous allions dans les tranchées à chaque bombardement, les filles d’un côté et les garçons de l’autre… Nous étions séparés. Certaines filles avaient des postes radios. Chez elles, mais il fallait en parler à voix basse car elles écoutaient « Radio Londres » et elles auraient pu être dénoncées.

Nous avions des nouvelles et les instituteurs commençaient à en parler mais rien ne se passait sur Sarcelles. On voyait passer les V1 et V2, une grosse fusée avec une énorme boule de feu dans un bruit pas possible. L’un d’eux est tombé sur l’église de Deuil.

Nous savions que le maire de Sarcelles Monsieur Meyer avait eu de gros problèmes avec les Allemands car il aidait les résistants. C’était de notoriété publique mais nous ignorions le reste.

Nous avons vécu la libération de Sarcelles de la rue de la République où nous étions entre deux feux. Les Allemands étaient sur la butte d’Ecouen et la 2ème DB au barrage de Pierrefitte. J’ai couché trois nuits dans une cave… Impossible de sortir, de traverser la rue car les Allemands tiraient dès que quelque chose bougeait.
La libération de Sarcelles

Nous entendions les obus siffler au-dessus de nous. Deux maisons proches ont reçu des obus. Une famille qui n’avait pas de cave s’était fait une tranchée dans leur jardin. Un obus a traversé leur maison en laissant un trou dans la toiture. Le monsieur s’est protégé la tête avec sa main qui a reçu un éclat d’obus. Dans une autre maison, alors que la dame balayait dans le couloir, son plafond est tombé dans une autre pièce.

Les Allemands reculaient mais ils ont fait sauter la route, rue de la République, en face du cimetière. Un café restaurant était situé à la place de l’arrêt d’autobus aujourd’hui. Le café a sauté avec. Tout le monde est sorti voir ce qui se passait. Il ne restait plus de carreaux… Des tombes ont été abîmées par les gravats. Les tanks américains sont donc passés par la rue du cimetière. Ce fut la fête !

La Libération ne voulait pas dire grand-chose pour une jeune fille de treize ans. Nous n’avions rien ! Je ne rêvais de rien. Mon père n’était pas rentré. Je ne savais pas ce qu’il allait devenir. Ma mère continuait à faire divers travaux. J’ai continué à aller à l’école de sténodactylo. Il fallait payer les cours ! Les soucis étaient encore là. L’apaisement est venu longtemps après en 1948/49…

Ma mère fut embauchée pour servir un repas. J’avais treize ans. Elle m’emmène pour faire la vaisselle. On y servait des frites et de la mayonnaise… Ce goût m’est resté en bouche. J’avais confié à ma mère : « Tu sais, quand on pourra… On mangera des frites tous les jours ! »

À la même époque, j’allais souvent promener une petite fille de trois ans. Sa mère m’invitait à goûter et délice… Je mangeais une tartine de pain blanc avec de la confiture pure sucre ! Un goûter royal !

Messages aux jeunes :

De nombreuses religions ont soi-disant le même Dieu mais pourquoi s’entretuer ? Il est parfois triste de voir certaines intolérances religieuses que je n’arrive pas à comprendre. À quoi cela sert-il car la terre est à tout le monde !

En ce moment d’autres peuples vivent ces horreurs de la guerre ainsi que des enfants innocents, handicapés pour la vie, Combien de familles sont encore décimées et déracinées par la folie des hommes ? La terre est pourtant si belle !


Voir en ligne : La Bande Dessinée : Les Migrants

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