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Récit

Une enfance sous le poids du nazisme

Mme Margaret Rennert, née en 1935

jeudi 9 novembre 2006, par Frederic Praud

Texte : Frédéric Praud


Je suis née en 1935 à Bad Homburg ville très connue en Allemagne, à douze kilomètres de Francfort. L’empereur Guillaume y avait son château et de nombreuses têtes couronnées d’Europe y étaient venues prendre les eaux. Dans cette ville de curistes, il était traditionnel de faire des promenades autour des eaux l’après-midi. Chacun se promenait donc avec son petit gobelet, prenait des eaux et allait au concert l’après-midi près du pavillon à musique. Ma grand-mère faisait cela avec ses trois filles. Mon père était premier violon dans l’orchestre qui se produisait dans les jardins où les curistes se promenaient. Ma mère allait donc le voir au concert tous les après-midi. Elle lui a fait les beaux yeux et voilà… Deux ans après je suis venue habiter un quartier de Francfort où j’ai passé toute la période de la guerre.

En 1937, Francfort était encore une petite ville où se montaient beaucoup d’usines chimiques, créant ainsi toute une périphérie. Nous sommes venus habiter dans un nouveau quartier qui venait de se construire avec beaucoup de verdure, entre deux forêts où il y avait encore des sangliers. C’était la première fois que l’on construisait des pavillons accolés les uns aux autres. Ils sont aujourd’hui classés monuments historiques.

Mon père était musicien mais la musique ne nourrissait pas toute une famille. Il est donc allé travailler en tant qu’agent commercial dans l’une des usines de produits pharmaceutiques. Ma mère était femme au foyer.

Issue d’une famille de grands bourgeois (ma grand-mère était originaire de Wurzbourg) ma mère faisait beaucoup de musique. Elle avait appris le piano, ses sœurs le chant. Tout était basé sur la musique chez mes grands-parents. J’ai grandi un peu dedans puisque ma mère a ensuite épousé mon père également musicien.

La montée du nazisme

Enfant, je n’ai ressenti le nazisme qu’au moment de la déclaration de la guerre, en 1939. Nous avions un pavillon et j’étais sur la terrasse avec ma mère. On a vu le zeppelin, un dirigeable, passer tout doucement au-dessus de Francfort et, sur une bande accrochée en dessous, il était écrit avec des lettres découpées que la France déclarait la guerre à l’Allemagne. Cela devait être en septembre 1939, juste un peu avant mon anniversaire. Je ne savais pas lire à l’époque mais je me souviens que ma mère s’est mise à pleurer, puis les voisins sont venus et se sont tous serrés dans les bras. Ils ont tous pleuré. Je garde en moi cette peur qu’elles avaient toutes. Elles pleuraient, pleuraient… J’étais encore toute petite. Je n’avais pas cinq ans, et j’ai compris que quelque chose de très grave était arrivé et que tout allait changer. Ma mère a été effondrée quand elle l’a su. On n’avait pas de radio, on en a eu une après pendant la guerre mais quand j’ai vu ce zeppelin passer au-dessus de Francfort… Je n’oublierai jamais cette image-là !

Avant cette date, je ne sentais pas de nazisme dans ma famille. Mes grands-parents étant déjà âgés ne faisaient pas de politique. Quant à mon père, un bohème, il a vécu et fait toutes ses études musicales en France avant la guerre, au conservatoire de musique à Paris. Je ne sentais donc pas le nazisme chez mes parents. Mais à partir de 1939 un tas de choses a changé autour de nous… notamment quand je suis entrée à l’école, mais ce n’était qu’en 1941, à six ans.

L’école et le nazisme

Pour les Allemands, les Français étaient les plus grands ennemis. A l’école, j’ai appris tout de suite : « Le Français est le pire ennemi de l’Allemand et il ne faut pas mélanger du sang allemand avec du sang français parce que le sang français est dégénéré ». On a appris que les gosses avaient la morve au nez, que les femmes étaient sales mais maquillées. L’expression allemande disait « Oben hui und unten pfui » qui signifie « au dessus elles sont belles et en dessous elles sont sales ».

Les hommes étaient en maillot de corps dans les bistrots, la cigarette au bec et le vin rouge devant le nez. Quand je suis arrivée en France plus tard en 1947, j’avais la trouille des Français ! Je me suis dit : « Ils vont me manger ! »

Tous les matins en arrivant à l’école, il fallait passer devant le bureau du directeur et dire « Heil Hitler ! » bras levé. Un matin, j’avais refusé. Je ne devais pas avoir envie, et il est sorti et m’a mis une gifle. C’est la première fois de ma vie que j’avais reçu une gifle et comme punition je devais passer cinquante fois devant son bureau en faisant le salut nazi. Ce souvenir m’est resté.

En Allemagne, en rentrant en classe, les protestants étaient d’un côté, les catholiques de l’autre et chacun devait faire sa prière : la prière protestante, la prière catholique. Mais dès le début de la guerre, j’ai refusé la religion. J’avais dans la tête l’idée que si on faisait une guerre, c’est qu’il n’y avait pas de bon dieu. J’ai donc refusé. Ainsi, tous les matins, moi et une autre fille étions obligées d’attendre la fin du cours de religion pour pouvoir entrer en classe. Nous étions deux dehors. On a donc supposé que j’étais juive. On a appelé mes parents… Il y eut toute une histoire autour de ça. On a même rappelé mon père qui était parti au front alors qu’il avait presque quarante ans ! C’est là que j’ai commencé à sentir qu’il y avait vraiment un changement, parce qu’on ne pouvait plus s’exprimer, vivre comme on voulait.

Les écoles ont fermé. L’école dans laquelle je me trouvais a été réquisitionnée pour la censure du courrier des premiers prisonniers de l’époque et de celui des soldats allemands qui écrivaient du front. Les lettres étaient toutes lues et censurées avant qu’elles n’arrivent dans les familles. Il n’y en avait plus d’école, donc je n’y allais plus. Par la suite, les autorités ont par la suite pris une banque pour nous donner quelques cours mais comme tous les professeurs étaient partis… quelques vieux sont revenus enseigner mais très peu de temps. Je ne suis donc pratiquement pas allée à l’école pendant la guerre.

Vivre sous le régime nazi

Dans les familles nombreuses, à partir de deux ou trois enfants, les mères de famille avaient le droit de partir, d’être évacuées à la campagne et les enfants pouvaient aller à l’école là-bas. Ma mère n’avait qu’une seule enfant et n’avait pas ce droit-là. Nous devions donc rester à Francfort. En Alsace comme en Allemagne, les jeunes filles étaient également obligées de partir travailler à la campagne pour remplacer les paysans qui étaient à la guerre. Elles partaient dans les petits villages pour les champs, les animaux…

Ma mère a été obligée de remplacer les hommes partis à la guerre. Elle a donc travaillé à la place de mon père à l’usine de produits pharmaceutiques. C’est elle qui travaillait et moi, à six, sept ans, j’étais pratiquement abandonnée à moi-même toute la journée. A ce moment-là, on a senti qu’il y avait un changement. Les jeunes de la jeunesse hitlérienne commençaient un peu à exercer leur pouvoir sur les autres enfants. Je me souviens avoir subi quelques sévices... Ils sont venus à la maison et voulaient par exemple m’imposer de dire des gros mots, à moi qui étais bien élevée. Ils prenaient mon chat et le jetaient contre le mur si je n’en disais pas ! Ce souvenir m’est toujours resté : nous étions dans la salle de musique de mon père, là où il avait tous ses instruments de musique et j’étais avec ces jeunes âgés de douze et quatorze ans (âges auxquels on entrait dans la jeunesse hitlérienne).

Ensuite, ils m’obligeaient à courir dans la forêt. Ils me suivaient à bicyclette et si je n’allais pas assez vite, ils me jetaient dans les ronces où je restais. Il y avait donc des sortes de sévices sur les plus faibles puisque j’étais toute seule. Je ne sais pas si ça se passait chez d’autres parce qu’il n’y avait pratiquement plus de familles. Seules les mères de famille d’enfants uniques étaient obligées de rester à Francfort. Ce sont des choses que je n’ai jamais racontées à ma mère, parce que la pauvre… De temps en temps, elle essayait de rester à la maison pour s’occuper de moi quand j’étais malade, mais les chemises brunes, la SA, venaient la chercher à plusieurs…. pour l’obliger de nouveau à aller à l’usine. Elle ne pouvait donc jamais rester à la maison. Bien sûr, là, j’ai senti qu’il y avait un vrai changement dans les années 1940, 41, 42.
Nous étions obligés de nous laver avec de l’eau gelée pour avoir un corps sain et être en bonne santé. Tous les matins, même en hiver, il fallait se laver dans le froid à l’eau glacée... tous les matins ! Cela faisait partie de cette éducation nazie, du conditionnement. Tous les matins, c’était pour moi quelque chose d’horrible… sans chauffage, il fallait se laver à l’eau glacée de haut en bas !

Le nazisme et la famille

Mon père a dû être mobilisé fin 1941. J’ai couru derrière le camion quand il est parti… Né en 1902, il avait déjà presque la quarantaine. Il n’a pas été mobilisé en 1939 parce qu’il était trop vieux mais au fur et à mesure ils ont pris des personnes de plus en plus âgées et j’ai même un oncle parti à la fin à plus de cinquante ans ! Avec le Volksturm, les très jeunes (de douze à quatorze ans) sont partis ainsi que les très vieux.

Un de mes cousins qui avait un an et demi de plus que moi, blond aux yeux bleus, (le critère pour être un bon Allemand) devait être retiré de sa famille afin d’être éduqué d’une façon spéciale pour la reproduction… On enlevait ainsi les enfants blonds aux yeux bleus à leur famille. Mon oncle m’a raconté cette histoire plus tard. Il devait l’amener dans cette espèce de colonie de vacances, des sortes de « home d’enfants ». Mais en cours de route, à la dernière minute, alors qu’il l’emmenait, mon oncle a réfléchi et l’a ramené à la maison. Il eut beaucoup de problèmes pour cela par la suite, fut obligé de travailler comme bûcheron. Il a été puni et on leur a tout pris, tout ce qu’ils avaient de valeur à la maison… bien que ce fût une famille vraiment nazie. Ce côté de la famille de ma mère l’était réellement. Mon cousin est donc revenu mais il a été obligé d’adhérer aux jeunesses hitlériennes. Il était habillé en kaki avec le ceinturon.

Un autre de mes oncles qui n’avait pas voulu adhérer au parti nazi, s’est vu retirer ses deux enfants. Sa fille, ma cousine, qui a six ans de plus que moi, et avait donc quatorze ans à l’époque, a été obligée de partir directement au front russe creuser les tranchées… Son frère de dix-sept ans est parti dans l’aviation et a été fait prisonnier à Angoulême en 1944.
Pendant des années, leurs parents, dont ma tante, la sœur de ma mère, n’ont pas eu beaucoup de nouvelles de leurs deux enfants. Ma cousine, plus tard, m’a raconté que c’était une période horrible. Elles creusaient des tranchées toute la journée. En plus, le soir elle était logée dans un château avec un escalier d’honneur qu’elle était obligée de descendre nue, elle ainsi que d’autres belles jeunes filles. En bas de ce fameux escalier, les officiers allemands profitaient du spectacle. Cette cousine-là a quitté l’Allemagne tout comme moi… Elle vit aux Etats-Unis depuis plus de cinquante ans. Le cousin qui devait partir pour la reproduction est en Italie. Il a quitté l’Allemagne et tous ses enfants vivent en Italie. Nous sommes donc trois de familles différentes à avoir quitté l’Allemagne par la suite.

Des changements se sont également opérés à l’intérieur des familles entre ceux qui étaient pour et ceux qui étaient contre Hitler. Ma mère a ainsi été fâchée avec l’une de ses sœurs pendant une vingtaine d’années parce que ma tante était nazie. Une autre dont le mari n’a pas voulu adhérer au parti et a été punie : elle s’est vue enlever ses enfants. Et, ma mère qui était une rebelle a eu aussi pas mal de problèmes pendant cette période. Elle a subi pleins de sévices parce qu’elle n’a pas adhéré au parti nazi. Ma mère était une femme de gauche et comme je vivais seule avec elle j’entendais tout autour de moi. Certains Allemands étaient donc vraiment opprimés par Hitler. Les communistes, notamment, étaient surveillés partout.

L’Alsace Lorraine

L’Alsace et la Lorraine étaient pour nous allemandes. Des fameuses chansons allemandes, des chansons de marche composées à l’époque, disaient que l’Alsace et la Lorraine étaient allemandes. Aujourd’hui les Alsaciens profitent encore de certaines lois allemandes. Ils ont encore la croix à l’école, l’Eglise et l’Etat ne sont pas séparés. Certaines choses n’ont pas changé, ils ont toujours les jours fériés allemands.

1943 : Stalingrad

Stalingrad fut un tournant de l’Histoire. Deux cousins étaient partis là-bas. L’un y a perdu un pied et l’autre y a également été blessé. Ils sont venus voir ma mère à bicyclette. Bien sûr, je n’ai pas participé à toute la conversation parce que j’étais jeune mais je crois qu’ils ont raconté tout ce qui s’est passé. Je pense qu’à cette époque-là l’opinion allemande a changé. Ils ont compris que la grande armée allemande qui gagnait sur tous les fronts, ce n’était plus du tout ça. Ces deux cousins-là étaient au début très engagés dans cette guerre mais ils ont dit à ce moment-là qu’ils n’avaient pas le courage de retourner au front. Ils sentaient que quelque chose se terminait et que c’était le commencement de la fin. Je sais aussi qu’ils n’avaient pas le droit de parler car il ne fallait absolument pas répéter ce qu’on allait entendre. Il ne fallait jamais rien dire sur l’armée allemande ! Il ne fallait pas que le peuple perde courage ! Le peuple était en permanence remonté, notamment avec les discours d’Hitler que nous entendions à la radio et même au cinéma. A l’époque, ma mère aimant le cinéma, nous y allions déjà beaucoup. Ils passaient les informations et j’ai ainsi eu connaissance de tous les discours d’Hitler. Ils étaient toujours destinés à remonter le peuple, pour qu’il soit toujours derrière les guerriers, derrière les soldats… Mais après Stalingrad il y eut un changement. Les Allemands étaient découragés… et on l’a senti.

Les bombardements : à partir de 43

Les bombardements ont commencé en 1943. Tout au début, nous n’avions pas encore d’abri. Nous allions à la cave. Je me souviens du premier bombardement. Ma mère m’avait enterrée sous le charbon dans la cave et avait mis son manteau de fourrure par-dessus pour me protéger. Puis, les Allemands ont construits des abris énormes… énormes pour toute la population. Ainsi, chacun avait un abri avec des murs de béton de plusieurs mètres d’épaisseur, des trous d’aération qui descendaient à l’intérieur des murs bétonnés et qui sortaient au niveau du sol. On sentait à peine les bombes qui nous tombaient dessus. Il n’y avait pas de fenêtre.

On nous avait donc attribué une cabine dans laquelle nous étions assis à plusieurs du même quartier. A chaque étage, il y avait des gens et les prisonniers de guerre avaient droit aux couloirs. Or, les prisonniers de guerre français recevaient des colis par la Croix-Rouge et du chocolat. A un moment donné, je jouais dans le couloir et un prisonnier français m’en a donné. C’est le premier chocolat que j’ai mangé…

J’ai passé toute la guerre sous les bombardements. Au début, l’alarme nous avertissait que le danger était disons à un quart d’heure et que les bombardiers arrivaient. On avait donc le temps de courir à toute vitesse à l’abri. Jour et nuit, on entendait la sirène et on courait. Mais à la fin, bien sûr, on nous avertissait à peine, cela bombardait bien avant qu’on soit prévenu. J’étais donc en permanence en train de courir. Je m’empêchais de dormir la nuit pour être prête à courir à l’abri et j’en ai d’ailleurs perdu le sommeil. Il est souvent arrivé, en revenant, que la maison d’à côté soit détruite. On ne savait jamais quelle maison… Un jour, une bombe est tombée dans le jardin. J’étais couchée, toute seule à la maison. Devant moi, il y avait une grande armoire sur laquelle étaient posées les confitures de ma grand-mère. Toute l’armoire est tombée sur moi, sur le lit, avec la confiture, les fenêtres… Notre maison n’a pas été directement touchée à part les portes, les fenêtres, mais Francfort a été détruit à 75% et nous avons passé la fin de la guerre dans l’abri. Lorsque nous avons su que les Américains allaient arriver, nous n’avions plus le droit de sortir. Nous avons ainsi passé plusieurs semaines dans l’abri en 1945.

En 1944, comme ma mère était obligée de travailler, elle avait droit à deux prisonniers de guerre pour faire les gros travaux de la maison. Un jour, en passant dans le quartier, ma mère entend siffler un air de « Carmen ». Elle était musicienne et cela l’a saisi. Elle regarde. C’était un prisonnier qui travaillait là. Et je ne sais pas par quel effet du hasard, ce prisonnier là et un autre sont venus chez nous tous les jours, couper le bois, rentrer le charbon, faire le jardin ! Après la guerre, elle a d’ailleurs épousé celui qui sifflait l’air de « Carmen ». Cela c’est passé longtemps après mais c’est pour la petite histoire…

1944 a été très, très dur parce qu’il n’y avait rien à manger. C’était au plus fort des restrictions alimentaires parce que tout partait au front. Je me souviens des week-ends, quand ma mère n’était pas obligée de travailler à l’usine, elle partait avec des copines à la campagne échanger tout ce que nous avions : le poste de radio, le linge de maison, contre des épluchures de pommes de terre et des os. Elle revenait avec des sacs d’épluchures, c’est ce que donnaient les paysans à l’époque. On faisait bouillir les os puis on les passait au voisin qui les faisait rebouillir, et on mangeait les épluchures. On avait volé du blé quelque part, et ma mère le passait à la moulinette avant de le mettre dans la poêle pour que les épluchures ne collent pas. On mangeait des drôles de choses…Mais, je réclamais toujours quelque chose de bon.

J’avais en permanence peur. Je n’osais même plus jouer. Il n’y avait plus d’école depuis très longtemps bien sûr. J’ai donc été très, très peu de temps à l’école. J’étais toujours prête à courir. Un jour où je jouais au ballon dehors, je vois tomber les bombes. J’ai jeté le ballon et j’ai couru. La nuit aussi, c’était épouvantable. A la fin, comme il n’y avait plus d’alarme, on ne savait plus du tout quand les bombardiers arrivaient. On voyait ce qu’on appelait « les arbres de Noël ». Avant les bombardiers, d’autres avions passaient qui projetaient des sortes de choses illuminant le sol pour voir les cibles. Nous n’étions pas très loin de la gare de triage. On voyait ainsi voler ces sortes d’arbres de Noël au-dessus de Francfort et je savais qu’à ce moment-là il fallait courir parce que les bombardiers étaient juste derrière. Je pense que les deux années les pires furent de fin 1943 à fin avril 45.

Le débarquement

Ma mère a appris le débarquement américain en Normandie par la radio. Elle l’écoutait en cachette car nous n’avions pas le droit d’écouter des informations venant de l’étranger. Toutefois, des émetteurs placés en France et en Angleterre transmettaient les informations en allemand. On l’a donc su courant 1944 mais on a attendu encore une année avant que les Américains n’arrivent. Ils ne sont arrivés à Francfort qu’au mois d’avril 1945.

Beaucoup de gens ont été évacués. A Francfort, il n’y avait pratiquement plus personne. Il restait peut-être un dixième de la population ; seuls ceux qui n’avaient pas la possibilité d’aller ailleurs… On ne voyait plus la famille qui habitait peut-être à quinze ou vingt kilomètres. Pour les voir, il fallait y aller à pied. Il arrivait de temps en temps que quelqu’un vienne voir si on était encore vivant. Ma cousine qui avait quatorze ans et qui vit maintenant aux Etats-Unis a ainsi fait quinze ou vingt kilomètres à pied pour venir voir si on vivait encore ! On ne pouvait plus communiquer. La population avait donc peur de ce qui allait arriver… Elle voyait que la guerre était terminée. Pour certains c’était un soulagement de le savoir et pour d’autres c’était aussi la peur des conséquences… Dans les régions où sont arrivés les Américains, les Anglais et les Français, ce n’était encore pas « trop terrible » pour les Allemands, mais là où les Russes sont arrivés …

L’arrivée des Américains : 1945

Francfort, juste avant l’arrivée des Américains, a été déclarée ville fortifiée, c’est-à-dire que les Allemands devaient absolument la défendre. La population a ainsi été complètement enfermée dans des abris, gardés par des soldats de la Wehrmacht, pendant plusieurs semaines. Nous n’avions plus rien à manger. Tous les jours, il y avait une distribution de gâteaux très, très durs qu’on appelait « gâteaux de chiens ». Il n’y avait presque plus d’eau. Les bébés étaient nourris à l’eau sucrée. Ils mouraient et étaient entreposés dans les caves tout comme les vieux morts de faim. Les toilettes débordaient depuis longtemps. On a vécu ainsi plusieurs semaines dans l’abri… sans rien. Je sais qu’un jour, ma mère voulait forcer la porte pour aller me chercher à manger. Les soldats lui ont dit : « Si vous sortez, on vous fusille ». Elle est revenue.

Les prisonniers français avaient le droit d’être dans les abris mais pas les Russes. Eux étaient à l’extérieur, ils pouvaient mourir, les Allemands s’en fichaient complètement … Ils étaient très maltraités. Les Français étaient dans les couloirs. Je m’en souviens toujours.
De temps en temps, ils me laissaient une petite place pour que je puisse dormir couchée parce que dans notre cabine, on ne pouvait rester qu’assis. Nous n’avions plus de lumière parce qu’il n’y avait plus l’électricité, ni de bougie.

Le jour de l’arrivée des Américains

Nous étions au sixième étage de l’abri quand un jour du mois d’avril, la rumeur s’est répandue que ça y est, les Américains étaient là. On nous a donc fait sortir... et je me souviens qu’en sortant mon premier regard s’est porté sur mes poignets. J’avais une couche de crasse comme ça ! Je me suis vue crasseuse, recouverte de vermine. La première chose que les Américains ont faite, quand nous sommes sortis, a été de nous flytoxer. Ils nous ont passé du fly-tox et comme ils n’en avaient plus assez, ils nous ont enduits de pétrole. J’avais les oreilles enflées et ma mère aussi ! On était dans un état ! Ils étaient là autour de l’abri avec bien sûr tous les Allemands morts, ceux qui avaient gardé l’abri.

On ne savait pas si notre maison était encore debout. Mais les Américains accompagnaient les familles qui sortaient jusque dans les maisons pour voir s’il n’y avait pas de soldats cachés ou des armes. Ma mère était accompagnée d’un militaire américain noir, parce que les troupes de choc c’étaient les noirs Américains, pas les Blancs. C’était la première fois que je voyais un Noir de ma vie. Je n’avais jamais vu de personnes de couleurs, sauf peut-être dans les livres d’Histoire. Ils sont venus dans la maison pour visiter, voir… C’étaient des militaires alors ils avaient arraché le chemisier de ma mère et lui ont mis le pistolet sur la poitrine. Moi, je pleurais derrière. Ils ont visité notre maison puis ils sont partis.

Dans la journée, l’après-midi, il y a eu des dénonciations : qui était nazi, qui ne l’était pas. Je me souviens d’hommes allemands, certainement nazis, que les Américains promenaient tous nus dans la rue avec une cloche à la main. Pour moi c’est aussi un souvenir assez épouvantable de voir des hommes nus comme ça, fouettés, avec une cloche qui sonnait. Ils étaient obligés de s’arrêter devant chaque pavillon en disant :
« Moi, j’étais un cochon de nazi »… et ils passaient comme ça à travers toute la ville.
L’après Libération

Quelques jours après, on est venu nous chercher en camion militaire. Les Américains se sont arrêtés partout, nous étions obligés de monter et on nous a amenés dans les salles de projection. C’est là que nous avons vu les films sur la libération des camps… des camps de concentration. Le choc !

Le prisonnier dont je parlais tout à l’heure, qui travaillait pour ma mère, a réussi à se cacher dans un trou de bombe. Les Allemands amenaient, en effet, les prisonniers plus loin mais il a sauté en cours de route pendant qu’on l’amenait, et il est venu chez nous quelques jours après. A cette époque-là mes parents avaient déjà décidé de divorcer parce que pendant la guerre, les ménages… Le divorce s’est d’ailleurs très bien passé quand mon père est revenu…

Le Français a donc travaillé par la suite pour les Américains. La situation alimentaire s’est alors un peu améliorée pour nous mais il n’a pas travaillé pour eux longtemps parce qu’il avait fait la guerre d’Espagne dans les brigades internationales. C’était donc un communiste pur et dur et ça n’a pas marché très longtemps avec les Américains. Il a ensuite réussi à travailler un peu comme maçon parce qu’il voulait rester en Allemagne pour épouser ma mère. Ils n’attendaient plus que le retour de mon père pour le divorce. Il a, d’ailleurs, été prononcé en un quart d’heure… parce qu’après la guerre, ça se faisait à la chaîne ! Il a travaillé mais on manquait toujours de nourriture.

Un autre souvenir m’a marqué : mon premier Noël allemand. Cet ex-prisonnier français a rencontré à Francfort un autre brigadiste qui était avec lui à Ravaruska. Les Espagnols ont livrés directement les membres des brigades internationales au gouvernement de Vichy qui les a tout de suite livrés à l’Allemagne nazie. Ils sont donc passés directement de l’Espagne dans les camps disciplinaires allemands. Ravaruska était le pire. Ils étaient obligés de sucer l’eau d’évaporation pour se désaltérer. Nous avons donc passé le premier Noël avec ce brigadiste et ma première chanson de Noël après la guerre fut l’Internationale. Et quand j’entends l’Internationale, je pleure toujours ; pour moi, c’était le premier Noël, la première chanson de Noël et un recommencement…

Les Russes

L’usine où travaillait ma mère, utilisait également des prisonniers russes et de temps en temps, elle leur donnait quelque chose à manger en cachette. A la fin de la guerre, tous les Russes qu’elle avait aidés sont arrivés à bicyclette chez nous. Ils avaient volé un dépôt de nourriture et nous ont apporté du sucre, tout ce qu’ils avaient pu voler. Ma mère disait à l’une qui s’appelait Katia et qui parlait un peu allemand :
« Mais vous êtes heureux, maintenant vous pouvez retourner chez vous en Russie. » Elle a répondu :
« Non, on a travaillé pour l’Allemagne. En Russie, nous sommes considérés comme l’ennemi du peuple. On ne pourra jamais revenir chez nous ! » Cela nous avait fait de la peine parce qu’ils avaient tellement souffert !

Un jour, gardés par des militaires allemands qui les ramenaient au camp, les Russes avaient fouillé dans les poubelles pour trouver à manger. Les Allemands leur ont tapé dessus avec les crosses de fusil et ma mère est allée les voir pour leur dire : « Mais, un petit peu d’humanité ! » C’est tout juste s’ils ne l’ont pas fusillée quand elle a dit ça. Les Russes étaient vraiment les plus malheureux et à la fin de la guerre ils n’avaient même pas le droit de retourner chez eux. Ils auraient dû se suicider plutôt que de travailler de force pour les Allemands !

L’après-guerre : haine et honte

Je ne ressens pas de haine mais je crois aussi que celle-ci disparaît au fur et à mesure des ans, à un moment donné, peut-être parce qu’en vieillissant, une certaine tolérance s’installe… Je pense que la haine a disparu mais quand je suis arrivée en France en 1947, je l’ai sentie. C’était affreux. Je n’ai d’ailleurs pas pu aller à l’école en France parce que j’étais battue tous les jours, enterrée dans la neige ou bien on me crachait dessus. Je suis arrivée en France à douze ans mais je ne suis ainsi allée à l’école qu’un an et demi après ! Toutefois la haine a disparu très rapidement. Je pense que c’est pour nous tous pareil.
S’il y a eu haine à un moment donné, en se connaissant mieux et en vivant dans le pays, on ne peut plus parler de haine. On l’a peut-être tous ressentie à un moment donné contre notre ennemi, mais elle a disparu.

Par contre, en ce qui me concerne, la honte n’a pas disparu. J’ai toujours eu honte d’être née en Allemagne, et cette honte-là, je l’ai gardée en moi et je la promène avec moi depuis toujours. J’ai honte d’avoir appartenu à ce peuple. La haine, tout ça a disparu, mais pas la honte. C’est propre à ma génération. Tous les cousins de mon âge ressentent également cette honte en eux parce que par la suite, bien sûr, on a appris tout ce qui s’était passé. On ne le savait pas sur le moment. Mais, après la guerre, on a su puisqu’on nous a obligés à aller voir les films sur les camps. On nous amenait avec les camions militaires dans les cinémas pour nous montrer ce qui s’était passé. Et, à l’époque j’avais dix ans !

L’après-guerre : Libération ou libérations ?

La fin de la guerre

La Libération voulait dire pouvoir revivre normalement sans peur. C’était surtout ça pour moi. Enfin ! Je n’avais plus peur ! Je n’avais plus peur de mourir. Je pouvais sortir ! Je ne suis pas allée à l’école tout de suite parce qu’il n’y avait pas d’école mais j’avais de nouveau ma mère à la maison, près de moi alors que pendant des années j’avais été abandonnée à moi-même toute la journée. Je traînais…

J’avais dix ans. Pour pouvoir échanger quelques petites choses au marché noir, je volais… Je volais dans les voitures américaines. On était des bandes, des bandes organisées. On volait les couvertures américaines, le tabac, les cigarettes, et nos mères (nos pères n’étant pas revenus) partaient à la campagne échanger ce que nous avions volé contre de la nourriture. On volait du charbon dans les chemins de fer, la nuit. La gare de triage n’était pas très loin. Je remplissais mon petit landau de poupée de charbon et tout ça était échangé. On volait parce qu’il fallait manger.

Mais la Libération, c’était la fin d’une peur, une autre vie, un autre engagement. A l’époque ma mère ne savait pas trop si elle allait partir en France avec l’homme qu’elle a épousé par la suite, et c’est moi qui l’ai vraiment incitée. Quand mon père est revenu, il y a eu discussion : « Qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’on divorce vraiment ? » Les deux hommes étaient là et ma mère devait remettre la clé de la pièce où ils étaient enfermés à celui qui devait partir. J’étais assise sur l’escalier dehors et j’avais dit :
« Si tu ne choisis pas le Français, moi je pars avec lui ». Et c’est comme ça que la décision de venir en France a été prise mais, je ne suis arrivée à Sarcelles qu’en 1978. J’ai habité longtemps l’Essonne, à Savigny-sur-Orge.

Le droit de vote des femmes

A vingt et un ans, j’ai voté pour la première fois en France et je me suis sentie française ce jour-là… en votant… vraiment française ! J’avais vingt et un ans parce qu’on ne pouvait pas voter avant. Ce fut pour moi la chose la plus importante. Le vote des femmes était très important parce que l’on pouvait s’exprimer. Cela voulait dire quelque chose ! Même militer voulait dire quelque chose lorsqu’on a vécu ce que nous avons vécu. C’est pourquoi tout de suite après la guerre, dès que les Américains sont arrivés, j’ai eu l’idée d’aller aux jeunesses communistes (mouvement très rapidement interdit par les Américains). Quand je suis arrivée en France par la suite et que j’ai su parler français, j’ai aussi milité, parce que j’ai senti qu’il fallait absolument militer pour ne pas que les choses que nous avons connues se reproduisent.

La libération sexuelle

A mon époque, on ne savait rien … J’étais enceinte et je ne le savais pas. Je continuais d’aller à l’école en vomissant. C’est ma mère qui m’a dit un jour : « Qu’est-ce que tu as ? Tu vomis, comme ça… » Mais on ne savait pas. J’avais à peine dix-sept ans quand mon fils est né. Le papa était le jeune homme qui m’avait aidée à apprendre le français, à faire mes devoirs… Ça s’est passé comme ça. Il était plus âgé et voilà… Moi, je ne savais pas non plus ce qui m’arrivait. Et, à ce moment-là, on obligeait les jeunes à se marier. Je ne le voulais pas. Je voulais garder mon fils comme ça mais les parents nous ont obligés parce qu’il fallait que l’enfant ait un nom. A cette époque, seuls les pères pouvaient reconnaître un enfant. Pour moi, la libération n’a vraiment eu lieu qu’à partir de mai 68. C’est à partir de là que les choses ont vraiment changé pour les femmes. J’ai aussi beaucoup milité à l’époque. Nos enfants ont ainsi été éduqués d’une autre façon que nous parce que nous avons changé grâce aux événements que nous avons vécus.

Message aux jeunes :

Extrait d’un poème de Paul Eluard (né à Saint-Denis).

Liberté

« Et par le pouvoir d’un mot

Je recommence ma vie

Je suis née pour te connaître

Pour te nommer

Liberté. »


Voir en ligne : La Bande Dessinée : Les Migrants

Messages

  • Juste merci pour ce témoignage ! A l’école on apprend pourquoi il y a eu la guerre,on en apprend beaucoup sur les nazis, leur programme et tout ce qu’il s’est passé. Oui c’est important. A l’école on a souvent des témoignages de juifs, de ce qu’ils ont vécus,oui c’est très important mais jamais on a de témoignages de gens comme vous, de la vie d’une personne allemande qui était libre d’une certaine façon mais sans l’être en réalité. C’est une vision qui nous manque et je trouve qu’il devrait y avoir plus de témoignages de la sorte ! Merci à vous !

  • mon père a été interné à Ravaruska pendant la guerre. mon père était français, d’origine hollandaise, il a été fait prisonnier en 1940 et est revenu en France en 1945. Il avait tenté 3 fois de s’échapper et c’est la raison pour laquelle ils l’ont finalement mis dans ce camp de Ravaruska. Mon père (né en 1916) est mort en 1972 de la suite des privations, carences alimentaires subies en camps pendant la guerre. Je suis en train de rechercher mes origines du côté hollandais et c’est ainsi que je suis tombée sur ce récit de Mme Rennert, j’en ai encore la chaire de poule et suis très émue de lire cela, et bien sûr je pense à mon père mort trop jeune (56 ans). Sincères salutations.

  • j’ai été trés touchée par ce recit qui me rappelle les atroces souvenirs que mon grand père revivait sur son lit de mort ! Je suis à la recherche de la famille où mon grand père a travaillé en tant que prisonnier.
    Il s’appelait Mr Heime Louis. Les allemands avait transformé son nom qui était Henné, ce qui fait qu’on le prennait pour un juif et il a vécu des moments atroces au camp de ravarushka. Il n’a jamais pu en parler et ne répondait pas non plus aux questions mais j’ai compris toute la souffrance qu’il avait vécu la veille de sa mort ! J’aimerai retrouver des personnes dont le père ou le grand père était avec mon grand père. Merci

  • Mon Oncle,espagnol d’origine fut interné comme Franc Tireur Espagnol dans ce camp...il s’en est évadé !...
    Pourquoi ne parle-ton pas de ce camp...n’était-il pas appelé "le camp de la Mort Lente" ?...

  • Je recherche toujours des informations sur le camp de
    Ravaruska. Mon grand-père s’en est aussi évadé, heureusement sinon je ne serai pas là !

  • Votre récit est touchant, très humain. C’est dommage qu’il n’y ait pas plus de témoignage comme le votre. On a tellement diabolisé l’allemagne de cette époque qu’on en a oublié la population.

    Merci

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