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CONSTANTINE sous Pétain et Giraud

Mr Bedoucha né en 1928 en Algérie Française

lundi 18 mai 2009, par Frederic Praud

Texte : Frédéric Praud

Je suis né à Constantine en 1928, dans une ville de province, très calme, perchée sur un rocher, sans faubourg (arrivés plus tard après la guerre) où la population était concentrée sur une petite superficie.

Mon père était comptable. Ma mère restait à la maison. J’étais l’aîné d’une famille de cinq enfants aussi ma mère avait-elle peu de loisirs ! À l’époque les femmes en Algérie ne travaillaient pas en tant que salariées.

Ma scolarité s’est déroulée intégralement au lycée dès les petites classes. Le lycée était destiné aux classes moyennes de la ville. Nous avions peu d’amis car nous étions très pris par le travail scolaire. Il n’était pas question d’aller jouer dans la rue après les cours : l’étude nous attendait, et les pions étaient assez sévères ! Nous avions cours aussi le samedi matin.

Constantine avant-guerre

Nous habitions dans un immeuble assez cossu, avec l’électricité, l’eau courante et l’éclairage au gaz quand l’électricité tombait en panne. La vie s’écoulait gentiment dans un quartier calme qui voisinait avec le quartier indigène. Toutes les grandes villes algériennes comptaient une médina et des quartiers européens…

Quand nous le pouvions, nous allions au cinéma : « Zorro », « Tarzan »… C’était la seule distraction pour les enfants de dix ans. Il y avait peu de voitures et les gardiens de la paix nous laissaient jouer au ballon dans la rue… Une petite ville de province !

En 1936 nous avions eu la visite du Président de la République, Vincent Auriol, pour le centenaire de la prise de Constantine… Une grande fête pour nous enfants !
Mon oncle est mobilisé

J’avais onze ans en 1939 à la déclaration de la guerre… Nous ne sentions pas la guerre arriver, même si un de mes oncles, tout jeune marié, avait été appelé à l’armée en 1938. Il faisait partie de cette classe d’âge qui n’est revenue de la guerre qu’en 1945 ! Ma grand-mère ne voyait pas clair et j’étais chargé de la correspondance avec cet oncle. J’écrivais les lettres et je devais lui lire le courrier qui arrivait. Je sentais à travers ces courriers que quelque chose ne tournait pas rond, mais nous ne pouvions pas prévoir qu’il y aurait une guerre…

J’ai appris la déclaration de guerre quand mon père a reçu son avis de mobilisation, la veille du jour de la déclaration officielle de la guerre en 1939. Mon père a rejoint son affectation malgré ses cinq enfants. Le lendemain nous entendions les cloches des deux cathédrales sonner le tocsin à toutes volées. Nous nous demandions ce qui allait arriver !

La drôle de guerre

J’étais terriblement angoissé. Mon père parti, la maison était vide, et j’étais l’aîné… Tous les hommes sont partis. Les quartiers se sont vidés. Mon père a été envoyé à Tunis. C’était encore calme, fort heureusement, et il a été libéré des obligations militaires au bout de quinze jours grâce à ses cinq enfants.

La vie est devenue dure rapidement, notamment en matière de carte de ravitaillement…La pénurie s’est faite sentir dès les premiers mois : en octobre, novembre 1939, plus d’huile pour la cuisine, plus de sucre, plus de farine, plus de pain, plus de viande…. Nous avions droit à une boule de pain d’un kilo pour la famille. Le pain fabriqué le premier du mois était vendu le cinq car les gens mangeaient moins de pain quand il était rassis.

Les militaires avaient embarqué pour la France, ne restaient sur place que les réservistes, les appelés de plus de quarante ans et les chargés de famille.

Pendant cette drôle de guerre nous continuions d’aller à l’école.

L’Algérie n’était pas antisémite. Nous ne le sentions pas, hormis quelques périodes d’élection où les racistes s’expriment toujours. Il y avait deux partis : les Croix de feu et le parti socialiste. Mon père avait adhéré à la SFIO. Il n’y avait pas d’antisémitisme, ni de la part des autochtones, ni des autres…

L’antisémitisme en Algérie

J’ai été viré du lycée après l’armistice de Pétain car j’étais de confession israélite. C’était à l’automne 1940 et ce fut un tournant dans ma vie. Trois jours après la rentrée scolaire, le proviseur fait l’appel dans notre classe de quatrième. Nous étions en cours de grec, mon premier cours de grec. Il appelle une dizaine d’élèves et nous annonce : « A partir de maintenant, vous ne faites plus partie de l’établissement ! » Sans autre forme de procès. Nous nous regardions et nous demandions pourquoi…

Nous nous sommes réunis, tous les élèves de troisième, de seconde, de première, à qui on avait demandé de partir ! Les plus âgés, ceux qui allaient passer le bac, dont un de mes oncles, ont vite compris… Nous étions virés parce que nous étions juifs ! Nous étions persona non grata, nous découvrions le racisme.

Nous ne savions plus quoi faire. Aucune autre école n’était prête à nous recevoir ! Il n’y avait qu’une école privée qui recevait les enfants de la haute bourgeoisie, une cinquantaine d’élèves. Les autres étaient à l’école publique.

On ne nous a pas fait porter l’étoile jaune, mais tous les fonctionnaires de confession israélite ont été renvoyés chez eux, les instituteurs, les policiers etc. Des jeunes furent envoyés aux chantiers de jeunesse. Moi, j’étais trop jeune.

L’occupation au quotidien

Nous étions sous couvre-feu mais les Allemands n’occupaient pas la ville. Nous n’avions que les ennuis dus au manque de ravitaillements. L’usine fonctionnant au coke était arrêtée. Il fallait cuisiner au charbon, distribué le matin entre 7 heures et 10 heures dans un seau. Il fallait faire la queue pour tout, la boucherie, la boulangerie…

Les familles nombreuses s’en tiraient bien car on envoyait un enfant dans chaque queue mais les mémés et pépés… J’ai fait des courses pour une voisine qui n’avait personne. L’occupation était quasiment inexistante. La Légion des Volontaires Français était dans la ville mais se manifestait peu. Bien après la guerre, Constantine a eu le triste privilège d’avoir Papon comme préfet !

La libération du 8 novembre 1942

Je ne reprends donc pas mes études tout de suite et je commence à travailler… Tailleur de pierre dans une carrière qui surplombait la ville. Je gravais « Ici repose » ! Je commençais très tôt. En temps de guerre les cloches ne sonnaient plus les matines mais, ce matin de 1942, le tocsin sonne à nouveau. Il se passe quelque chose. Nous voyons des gens courir dans la rue… Le chantier s’est arrêté et nous descendons en ville : les Alliés débarquaient au Maroc, à Oran, à Alger ! La Libération a commencé ce jour-là, le 8 novembre 1942.

Constantine est à quatre cents kilomètres d’Alger. Nous étions à cent vingt kilomètres de Bône (Annaba, aujourd’hui) et nous apprenons que les Italiens et les Allemands bombardent la ville. Des soldats alliés sont parachutés sur Constantine. Leurs parachutes serviront à faire des chemises… Les Alliés rentrent le 10 novembre dans Constantine alors que les troupes allemandes débarquent en Tunisie. La rencontre s’est faite à la frontière de la Tunisie, de la Libye et de l’Algérie, à une soixantaine de kilomètres de Tébessa.

Les Corps Francs d’Afrique

Quand la possibilité de réagir a été donnée à la jeunesse en âge de porter les armes, elle l’a immédiatement fait. Le gouvernement de Vichy avait donné des ordres interdisant de rappeler les jeunes juifs sous les drapeaux. Ils se sont organisés et ont constitué eux-mêmes des compagnies, avec leurs officiers, "les Corps Francs d’Afrique", qui ont combattu aux côtés de l’armée anglaise contre la volonté du préfet de Vichy encore là. Ils sont devenus plus tard sujets britanniques.

Bône a été occupée par les Anglais fin 1942, mais bombardée par l’aviation italienne. Nous avons vu affluer la population du littoral chez nous… J’ai pu faire ainsi la connaissance de celle qui deviendra plus tard ma femme !

Nous étions libérés de l’angoisse de la guerre. Plus personne ne partait, ni ne revenait… Des amis étaient montés en France, mais, une fois la zone sud occupée par les Allemands, ils n’ont pas pu revenir. Certains se sont engagés dans les Corps Francs d’Afrique. Des trois compagnies de corps francs, l’une a été décimée à Medjez-El Bab et Tabarka.

Mon oncle qui avait commencé ses études de médecine s’est engagé comme médecin dans la première division blindée de Leclerc. Il a débarqué en Normandie.
Le général Juin était natif de Bône. Il commandait le corps expéditionnaire français en Italie. Ce fut le premier maréchal Pied Noir !

Giraud et les juifs

Nous subissions toujours une certaine pénurie tout en bénéficiant des moyens des troupes alliées, du pain blanc anglais, du bœuf, du chocolat ! La ségrégation a continué un moment avec Giraud qui ne voulait pas intégrer les jeunes juifs dans l’armée française. L’arrivée de de Gaulle en Algérie a permis de remettre en usage le décret Crémieux qui donnait les mêmes droits aux juifs qu’aux Français. Toute la population juive a été réintégrée ensuite dans ses droits civiques et les fonctionnaires réintégrés.

Je n’ai pas pu reprendre le lycée car j’avais perdu trois ans. J’ai suivi des cours de droit à l’université populaire ce qui m’a permis ensuite d’intégrer la fonction publique. Nous n’étions pas au courant de ce qui se passait en France, en Allemagne, les camps de concentration, etc.

J’avais mûri. Je lisais les journaux et nous avions acheté une TSF. Nous suivions les événements sur le front russe et nous connaissions la nécessité d’ouvrir un second front. Nous nous demandions chaque jour ce qui allait se passer.

Nous avons pensé que nous allions voir enfin le bout du tunnel avec le débarquement en Normandie. Nous avons dansé sur les places publiques ! La libération de Paris fut une joie pour tous les constantinois.

Le 8 mai 1945, jour de deuil

Nous n’avons pas pu fêter l’armistice du 8 mais 1945. Ce fut presque un jour de deuil. Nous avons appris la reddition de l’armée allemande dans l’après-midi mais, ce même jour, le soulèvement du FLN a eu de graves conséquences à Guelma et à Sétif. La fête annoncée a viré au drame avec des tueries un peu partout. L’armée tirait dans le djebel.

C’était le début de la fin de notre séjour en Algérie. L’armée était dans les rues… Le couvre-feu a été instauré ce 8 mai 1945, mais nous ne savions pas pourquoi. Nous l’avons appris un mois plus tard, le secret militaire couvrait l’information. Même les vieux se demandaient ce qui se passait ! Une fois que nous avons connu ces insurrections, j’ai pensé immédiatement que tout allait virer au drame !

J’avais subi déjà un traumatisme en 1934. J’avais six ans. Mon grand-père avait été assassiné un dimanche d’août 1934 dans un pogrom à Constantine, avec la non-assistance d’un maire Croix de feu de l’époque. Il n’avait rien mis en œuvre pour éviter le massacre. J’en fus marqué ! Il y eut trente-huit morts, assassinés, dans une ville en état de siège. Ce souvenir m’est revenu en juin 1945…

Le cours de la vie a repris son rythme normal dans les années 46 à 50. Nous étions bien. Nous allions danser, nous allions au cinéma… Je me suis marié. Nous avons eu quelques belles années.

Toutes les informations sur les problèmes en Algérie étaient couvertes… Officiellement, ce n’était rien… Jusqu’en novembre 1954 ! Ce jour-là, je rentrais chez moi, en voiture, et les gendarmes nous empêchaient de passer. Sans nous dire pourquoi ! J’étais percepteur dans un petit village. J’ai réussi à me faufiler chez moi avec ma femme qui était enceinte. Arrivés au village, le gendarme du village m’a expliqué que j’avais eu de la chance : des massacres avaient eu lieu à trois kilomètres de chez nous !

Un message pour les jeunes :

« Aimez vous les uns les autres ! » Surtout suivez cette parole du Christ qui figure dans tous les écrits religieux, la Bible, le Coran… Nous sommes de passage sur Terre. Faisons en sorte que chacun trouve la sérénité, le calme et la paix. C’est ce que je souhaite à tous les jeunes. Qu’ils ne boudent pas les mains tendues…Restez unis dans vos familles, soudés entre vous, et n’ayez pas d’animosité envers qui que ce soit !


Récit collecté par :

frederic.praud@wanadoo.fr

parolesdhommesetdefemmes@orange.fr

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Voir en ligne : La Bande Dessinée : Les Migrants

Messages

  • Bonsoir,

    Je suis tombé par hasard sur ce temoignage.
    Emouvant.
    Nous sommes tous de Constantine.
    Ma grand mere a 96 ans.
    Avec un pote,je vais faire un documentaire sur elle.
    Elle racontera globalement ce qu’elle a vecu de 1916 à 1962.Apres,nous sommes tous tombes dans l’Abime.
    Ceque vous racontez,elle l’a en grande partie vecue.
    Meme si elle est chretienne methodiste.

  • Bonjour, moi aussi mes grand-parents ont vécu des choses similaires (toiles de parachute pour confectionner des vêtements...). Mon grand-père était dans l’aviation et ma grand-mère restait à la maison pour s’occuper de leur petite fille qui est décedée après le débarquement des américains en Algérie.
    Ils habitaient à cette époque dans le village de El-haffroun. Ma grand-mère est rentrée en France en 1944 après avoir 1 autre enfant qui lui a survécu et vit encore aujourd’hui.
    Si par hasard quelqu’un pourrait me donner des renseignements sur les cimetières de l’époque, et si le village d’El-Haffroun existe toujours, merci de me faire parvenir ces indications, merci.

  • Témoignage intéressant....
    Surtout que mon nom de famille est BEDOUCHA...et que ma famille vient en partie de Constantine.

    Pour info, mon grand-père (1916-1999) s’appelait Roland.

  • le villafe el haffroun existe toujours et tous les cimetiers frances sont tres bien proteges par des services speciaux

  • bonjour,
    Je suis tombé un peu par hasard sur ce texte (apparemment non daté) qui m’ a interpelé.
    Il se trouve que je porte le même nom que Monsieur BEDOUCHA. Comme nous ne sommes que 244 en France dans ce cas-là, il est fortement probable que nous soyons de la même famille.
    Mes parents, bien que nés plus tôt à Constantine, ont vécu les mêmes choses qui sont relatées dans ce récit, ce qui me touche particulièrement car je ne les avais pas vues écrites auparavant par qui que ce soit d’autre qu’eux.
    vous faites aussi mention du pogrom de Constantine de 1934 au cours duquel votre grand père a été assassiné. Je connais bien cet épisode, et dans la liste des victimes il n’existe qu’un seul homonyme : il s’agit d’Abraham BEDOUCHA, lequel se trouve être le frère de mon propre grand père, Moïse BEDOUCHA.
    L’évocation plus détaillée et directe de ces souvenirs me serait utiles dans mes recherches personnelles. M. BEDOUCHA, pouvez-vous me joindre par tout moyen à votre convenance ?

    Merci pour ce moment d’émotion. Merci également pour votre réponse.

  • Né aussi en 1928, j’ai vécu tous ces évènements au Maroc, à Meknès. Je suis chrétien, mais bien de mes camarades à l’école et au Lycée étaient juifs. Il n’y avait, entre nous, aucun préjugé "raciste ou religieux".Nous avions aussi de vrais amis musulmans. Ah, la belle époque ! Lorsque les lois de Vichy ont chassé les israélites de nos établissements ce fut pour nous le plus souvent très amer, nos copains de toujours chassés !!! Mais nos liens d’amitié sont restés intacts et nous nous sommes retrouvés souvent par la suite. Certains sont partis en Israél et s’y sont battus comme des lions.

  • I feel so much happier now I undertasnd all this. Thanks !

  • Je suis chef de bataillon(er) ancien parachutiste du 3° RPIMa du colonelMarcel BIGEARD- Je me suis marié à Constantine le 13 juillet 1957 avec Gisèle ATLAN- Mes beaux parents habitaient Sidi Mabrouck supérieur- Atlan Charles ancien de 14/18- Mes beaux frères ont tous fait la guerre de 39/45- Emmanuel ATLAN- Raymond ATLAN et gaston GUEDJ- Tous décédés en France rentrés en 1962- Je connais très bien l’histoire des progroms de Constantine ma belle famille ayant perdu de proches parents notamment au bardo- Ma belle soeur Florence est restée enterrée au cimetière juif de Constantine et bien que chrétien je n’oublie jamais lorsque je vais sur la tombe de mes beaux parents à Marseille au cimetière Saint Pierre, de faire citer tout le monde dans les prières que récite le cantor.
    Francis AGOSTINI

    • Je suis touché par ce que je viens de lire. J’ai connu les personnes que vous avez citées, mais depuis notre exode, je n’en ai pas revu en France. Il n’en demeure pas moins que leur souvenir reste vivace dans mon coeur. Bien cordialement.

    • Comme survivants, il reste mon beau-frère Clément ATLAN actuellement en Israel à Bat yam, mon neveu Jean Louis GUEDJ à Paris et ma nièce Liesel ATLAN à Marseille.
      J’avais revu mon beau-frère en Israel en 1981 et 1982 lors d’un voyage avec mon association de parachutistes, ma femme et ma fille étant bien entendu du voyage- A Marseille il reste une partie de la famille par mariage de René ZAOUI- Ancien bijoutier décédé il y a trois ans environ- Donc c’est la grande diaspora de ma famille.
      Bien à vous.

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