Pierrefitte... ils ont pris mon papa !

Mme Clouard née en 1932 à Pierrefitte

Texte : Frédéric Praud


Je suis née le 16 juin 1932 à Pierrefitte, pas très loin de la gare. Je n’ai jamais bougé de ce coin. À l’époque, Sarcelles et Pierrefitte étaient dans deux départements différents : j’étais dans la Seine, et Sarcelles dans la Seine-et-Oise.

Il n’y avait presque pas de voitures. Nous avions la radio, mais ne connaissions pas la télé. Je ne suis allée que deux fois au cinéma avant-guerre : voir « Blanche Neige » en 1937 et « Robin des Bois ». C’était un événement ! On fréquentait le patronage. Il y avait aussi le patronage laïc de la maison du peuple.

Nous allions goûter chez les uns, chez les autres. Tel dimanche, c’était chez un membre de la famille, tel dimanche, on recevait… Nous étions beaucoup plus proches qu’aujourd’hui.

On ne trouvait que des petits pavillons près de la gare de Pierrefitte … Un oncle et une tante habitaient à trois pavillons du nôtre. Nous étions heureux. Pierrefitte, avant-guerre, était une ville ouvrière. Mon père travaillait à la Plaine Saint-Denis. En principe, les mamans ne travaillaient pas. Elles étaient toutes à la maison et elles venaient nous chercher à l’école.

Comme nous mourions de faim et que nous avions un jardin, nous avons élevé des lapins. Pour les nourrir, nous allions ramasser de l’herbe aux alentours de Rodin, mais les pauvres lapins n’ont pas mangé grand-chose ! En venant de la gare de Pierrefitte, on trouvait une ferme, puis des bâtiments. La ville s’arrêtait là. Après, ce n’étaient que des champs jusqu’au petit bois de Lochères avec quelques petites cabanes où les gens venaient le dimanche.

La grande sortie était la fête du Bourget. On y allait par les petites routes. Nous passions le petit pont – qui est toujours le pont du Clos de l’Épine où j’ai habité quarante ans plus tard. Il y avait des fermes. On montait derrière le fort et on voyait les dômes du Bourget et les avions. Nous leur faisions signe. C’était le grand spectacle ! Je ne sais pas si la fête avait lieu tous les ans, mais quand elle avait lieu, papa et maman nous y emmenaient.

Il n’y avait pas tellement de distractions. Nous sortions parfois le dimanche. Une maison pour les religieux et religieuses se trouvait à Saint Brice. Nous allions toujours porter un bouquet de fleurs à une bonne sœur de notre connaissance ou à un vieux curé que nous connaissions également.

On dessinait avec papa. On jouait aux petits chevaux, à la poupée, à la marelle, des choses comme ça. Les autres enfants jouaient dans la rue, mais moi je n’avais pas le droit car papa et maman ne voulaient pas. J’étais donc cramponnée à la grille pour regarder les autres jouer.

1936 et la guerre d’Espagne

En 1936, je ne comprenais rien du tout parce que j’étais petite mais je voyais bien que papa avait des soucis avec son travail. Je n’avais rien compris mais je savais qu’il s’était passé quelque chose. Maman donnait nos affaires d’enfants. Nous allions les porter pour des petits malheureux qui subissaient la guerre d’Espagne. C’est à ce moment-là que j’ai entendu ce mot : guerre.

1938 : la fausse mobilisation

En 1938, il y eut une fausse mobilisation. Mon père avait fait le Maroc et était trop vieux, mais mon oncle qui habitait trois maisons plus loin, est parti. C’était la première grande séparation. J’ai réalisé là que quelque chose se passait. On attendait des lettres…

Le début de la guerre

Est arrivée ensuite la déclaration de la guerre, et papa est parti. Comme il était âgé (trente-huit ans), il faisait partie de la défense passive. Il avait un sifflet et un brassard à Paris où il faisait descendre les gens dans le métro ou dans les abris. Il a fait cela jusqu’en 1940. Les premiers six mois de la guerre, nous n’avons pas trop souffert de la faim, un petit peu, mais pas trop, ça jusqu’en 1940. On ne réalisait peut-être pas. Il y avait encore à manger, mais quand on est revenu de l’exode, alors là, ce fut autre chose !

Je n’avais que huit ans. Je devais avoir une petite tête. Je n’ai donc pas pu porter un masque à gaz. Il a fallu que maman m’en confectionne un avec du mica et du coton. Je ne sais pas s’il aurait vraiment servi à quelque chose. Enfin, quand j’ai eu la tête assez grosse, j’ai eu un masque à gaz comme tout le monde. Nous allions ainsi tous les matins à l’école avec notre masque à gaz en bandoulière. J’étais à l’école des Vignes Blanches à Pierrefitte. On avait ce masque et on faisait des essais. Nous allions dans les abris. On nous tournait la pastille et on ne respirait plus là-dedans ! Ça sentait affreusement mauvais ! Puis on ressortait…

Je suis partie le 25 mai 1940 en Charente. Là-bas, nous avions de vagues cousins ; maman n’y était pas allée depuis la guerre de 1914. Nous sommes retournés chez eux. Nous sommes allés dire au revoir à papa en ne sachant pas si on le reverrait. Cela a été mon premier gros chagrin. Nous avons vu les Allemands arriver à côté du petit bled de Charente où nous étions, tout proche de Jarnac.
Un vieux tonton, un vieil oncle de ma mère qui avait fait la guerre de 1870 a dit : « Comment ? On ne pouvait pas laisser fermer les portes de Paris ? » Il parlait très mal car une balle lui avait traversé la gorge.

Nous avons vu les Allemands arriver sans avoir aucune nouvelle de papa. Il n’est revenu chez nous que le 6 août. Il avait traversé la France entière. Des Buttes-Chaumont au Cantal, puis à Bordeaux pour être démobilisé. Toujours à pied.

Un jour, chez les cousins à la tombée de la nuit, leur ferme était au bout d’un long petit chemin, papa a sifflé, mais je ne l’ai pas reconnu. Il portait habituellement une moustache… mais là, il ne l’avait plus. Il était tellement crasseux, sale qu’il ne pouvait pas nous embrasser, et il portait des habits que je ne lui connaissais pas. Moi je n’avais que huit ans et ça m’a fait drôle de voir ça. D’ailleurs, le premier travail fut de faire chauffer de l’eau et de le tremper.
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Les bombardements

Lors des les premiers bombardements autour de Paris, nous descendions au sous-sol. Les sirènes retentissaient… ça réveille ! On voyait le ciel s’illuminer sous les bombes éclairantes et on savait qu’après ça allait descendre. Sur la table de la cuisine, maman avait rangé les papiers, les livrets de caisse d’épargne dans une grande bande qu’elle se serait mise autour du ventre au cas où nous aurions dû partir. Nous-mêmes, nous étions tous là avec une valise. Puis, petit à petit on ne s’est même plus dérangés. Ça tremblait…et puis voilà !

L’occupation allemande

En 1940, pendant l’exode, quand on a entendu que Pétain prenait le pouvoir, j’ai entendu maman dire : « Puisque c’est le Maréchal Pétain… et qu’il nous a déjà sauvé en 14 ! ». Maman aurait presque été pétainiste à ce moment-là. D’ailleurs, en classe, nous chantions des chansons à la gloire de Pétain. Nous ne nous rendions pas compte : nous avions confiance.

Dès 1939, on nous a distribué du papier collant qu’il fallait mettre sur nos fenêtres. Il fallait aussi mettre des doubles rideaux, et si on voyait un petit trait de lumière, nous avions un coup de sifflet : c’était la défense passive.

Après l’exode, papa travaillait à la Plaine Saint-Denis. Quand l’usine a fermé, il a travaillé chez Alsthom. Il y allait en autobus, puis en bicyclette. Il fallait donc faire avec, ce qui fait que je ne voyais presque pas papa de la semaine. Bien qu’étant une famille toute simple, nous n’avions pas le droit de parler à table. Il n’y avait aucun dialogue sur le conflit.

Toutes les indications étaient en allemand. Nos panneaux de direction portaient des grands trucs gris et noir. Le panneau « place de l’Opéra » était ainsi recouvert de plaques grises, et à la place il était marqué : « Kommandantur ! ».

Les Allemands descendaient le boulevard de Gaulle à Pierrefitte, celui qui va à la gare. Il fallait alors se mettre sur le côté parce qu’ils descendaient comme ça, au pas de l’oie : « Bang ! Bang ! Bang ! Bang ! ».

Il y avait également le couvre-feu. Il fallait rentrer vite, au plus tard à dix heures, et ce quelque soit le motif : réunions, chorales… Car, si vous étiez arrêtés, vous passiez la nuit ailleurs. On essayait parfois de frauder, de se glisser les uns chez les autres… Le cinéma avait ainsi lieu l’après-midi ou en début de soirée. Je n’y allais pas.

Les occupants étaient omniprésents sur Pierrefitte. Les Allemands avaient pris toutes les belles demeures.

Je n’ai pas connu l’existence des camps de concentration. Il y avait deux familles de juifs dans ma rue. L’une était une famille nombreuse, juste en face de chez mon oncle et ma tante. Rebecca était dans ma classe et le petit jeune homme s’appelait Denis. On ne les a plus revus. J’admirais cette maison. Elle était belle. C’était l’une des plus récentes… mais on ne les a jamais vu revenir. Nous n’en parlions pas. C’était tabou. Il n’y avait que la TSF, c’est tout. Nous n’avions pas de moyens de communication. Et puis les adultes ne parlaient pas devant nous, car nous étions trop jeunes. On ne savait pas. On voyait bien des gens avec les étoiles, mais c’était tout.

Ils ont pris papa !

On a eu très froid… et très faim. Ceux qui avaient encore de la famille ailleurs pouvaient peut-être recevoir quelque chose, mais nous…

Quand ils ont ramassé les hommes en 1942, papa a eu une petite astuce : il s’est fait enfermer dans les cabinets pour ne pas partir en Allemagne. Les Allemands étaient venus dans l’usine où les patrons devaient désigner certaines personnes pour partir en Allemagne. Cette fois-là, papa n’a pas été désigné, mais quelque temps après, un matin, de très bonne heure (avant six heures) ils ont tapé, envoyé des pierres dans les volets et ils ont dit à papa d’y aller. Il n’est pas parti et résultat : plus de cartes d’alimentation, plus rien… À la maison, nous étions deux filles avec un appétit féroce, plus maman et papa. Nous ne pouvions pas acheter de cartes au marché noir (qui a toujours fonctionné…). Alors du jour où ma sœur a pu travailler, et que l’on a pu acheter une demie carte de pain, si vous saviez la fête que c’était ! Moi j’étais J2 et ma sœur J3. Suivant l’âge et le type de travail que l’on faisait, on avait droit à tant de nourriture par jour. J’avais ainsi encore droit à un quart de lait tous les deux jours, quelque chose comme ça. Papa, étant travailleur de force, avait droit à un quart ou un demi-litre de vin. C’était pareil pour les vêtements, pour tout… Il fallait donner des points. Vous aviez les tissus comme sur le marché, le prix, et tant de tickets, tant de points, au mètre.

Au début, la mairie délivrait les tickets, puis après, nous sommes allés les chercher dans un centre social sur le boulevard Charles de Gaulles (qui ne s’appelait pas comme ça à cette époque-là). C’était alors des assistantes sociales qui s’en occupaient.
Nous n’avions pas de chauffage. D’habitude, on se chauffait avec le feu, mais là, il y avait peu de charbon. Le soir, on se déshabillait les uns après les autres, et on mettait tout notre linge sur la chaise dans la cuisine, la seule pièce chauffée le jour.
Ma fenêtre s’est retrouvée complètement fermée par la glace. Il faisait tellement froid que le gel dessinait des fleurs sur les carreaux… Nous n’ouvrions même plus les fenêtres. On faisait des bouillottes dès qu’on pouvait avoir un peu d’eau chaude.

Le STO

En 1942, 43, nous avons commencé à comprendre. Petit à petit, on grandissait quand même. On s’intéressait. Quand on est petit, c’est différent…
Le parrain de maman, encore relativement jeune, a été réquisitionné comme papa, pour partir travailler en Allemagne. Alors là, nous avons eu les travailleurs forcés : le STO. L’un de mes cousins a été embrigadé de force chez les jeunes. Il n’avait pas fait son régiment, mais il est parti au STO en Allemagne. Ils ont fait des expériences sur eux. Et sur lui. Je sais que mon cousin a eu des piqûres. De quoi ? Je ne l’ai jamais su, mais, de ce fait, il n’a jamais pu avoir d’enfant.

L’inconscience

À notre âge, nous étions inconscients du danger Je ne suis jamais rentrée dans un abri. Je n’ai jamais voulu. A l’école à Saint-Denis, quand la sirène retentissait, je me cachais, faisais quelque chose où je rentrais à la maison… Je ne me suis jamais faite arrêtée. Un coup de pot ! Mais on ne pensait pas à la mort. Sauf à la fin, quand il y a eu des gros, gros bombardements, et que les avions tombaient au-dessus de nous. Les aviateurs tombaient en torche… des torches vivantes ! On recevait même des éclats d’avions dans le jardin. Ça faisait : « Zing ! Zing ! Zing ! », et mon père me disait : « N’y touche pas, c’est brûlant ! » et c’est vrai que c’était brûlant. On réalise alors petit à petit, mais c’était vers la fin de la guerre… Avant on ne pensait pas qu’on pouvait être tué, pourtant on voyait des morts !

Quand papa était à la maison, le soir, on écoutait la radio. On n’y comprenait rien, mais on écoutait quand même. « Lala la ! Lala la ! Lala la ! Les Français parlent aux Français. » Nous rigolions avec ma soeur car les messages étaient amusants, mais on ne comprenait pas. C’est venu petit à petit, sans compter que nous avons été de plus en plus rationnés…

La guerre au quotidien

Il faut reconnaître que sans être dans un état second, nous avions quand même cette peur à chaque fois ; même en allant à Saint-Denis ou à Paris pour chercher des livres ou des choses comme ça (parce que nous allions quand même voir les musées). Je suis allée une fois à l’Odéon : c’était quelque chose de sensationnel ! Mais on ne savait pas si on reviendrait alors on partait quand même et on continuait à vivre.

Un jour, ma sœur est allée à la Chapelle. Elle travaillait en face de Notre Dame de Lorette, dans une sorte de cabinet d’expertise. Elle revenait d’habitude par le train, mais, ce jour-là, elle est revenue par l’autobus. Seulement, ils les ont fait descendre de l’autobus et les ont mis dans un couloir. On attendait et ne la voyant pas revenir, on se disait : « Ça y est ! Ce coup-ci, c’est pour nous. » Ce fut horrible !

Nous avions tout le temps faim. Ils nous donnaient bien des choses à l’école : du chocolat vitaminé une fois ou deux par semaine ou des petites pastilles rouges mais autrement, on ne savait pas ce qu’était le chocolat.
Quand maman allait chercher le pain, papa le pesait et coupait quatre parts. Nous avions chacun notre morceau. Nous avions tout le temps faim. Nous n’avions pas de friandises, rien. On ne savait pas ce que c’était.

À Noël, petite, nous mettions quand même les bottes autour de la cheminée. Elle était éteinte mais bon, ça ne faisait rien… Peut-être que papa et maman avaient économisé un peu de charbon. J’ai eu une ou deux pelotes de laine bleue pour me tricoter une capuche avec une petite collerette, des aiguilles neuves que j’ai toujours et une orange, tout ça dans ma botte.

Nous portions les chaussures en bois. Elles étaient dures comme des sabots et ça vous enlevait tout votre talon ! Ou alors vous aviez des semelles pliantes, articulées, et là, si le pied se coinçait, on ne pouvait pas revenir. Papa mettait du caoutchouc sur les chaussures rigides afin qu’elles durent plus longtemps, pour les économiser.

Nous avons eu des hivers très, très durs notamment, l’hiver 1942. Nous avions des boules de neige sous les pieds. Au point que nous avions l’impression de marcher sur des bascules. Nous cherchions alors un bord de trottoir pour les gratter. C’était terrible !

Nous avions aussi un petit chien. Il passait sous la neige et ressortait plus loin. Il y avait au moins un mètre de neige, et cela a duré très longtemps… Or, tout n’était pas étanche. Les carreaux n’étaient pas isolés comme maintenant. Nous mettions donc des gros doubles rideaux que maman allait chercher dans des vieilles malles. Je ne sais pas d’où ils sortaient !

Pour les vêtements, c’était pareil. On grandissait. C’était terrible ! Ce n’était pas de notre faute, mais on grandissait quand même… Alors on détricotait nos pull-overs, et avec celui de ma sœur et le mien, nous en tricotions un pour celle qui avait grandi. Maman ayant travaillé dans la couture, elle avait gardé des bouts de tissu, des choses comme ça. Nous utilisions tout. Et quand papa n’a plus eu de cartes de ravitaillement parce qu’il se cachait, elle s’est mise couturière. C’était d’ailleurs son métier.

Certains messieurs avaient des vieux costumes : la veste noire et le pantalon à rayures (des habits qui venaient peut-être de leur grand-père et qu’ils avaient gardés dans des malles). J’ai aidé à découdre, car il ne fallait pas perdre un centimètre ! Et là-dedans, maman faisait des tailleurs très chics. Il fallait tout réutiliser. C’était notre quotidien.

Du débarquement à la Libération

Le débarquement ne nous a pas tellement changé la vie. C’était loin, la Normandie ! Mon parrain avait une carte pliée en deux et il mettait des petits drapeaux pour suivre l’avancée des Alliés, car cela a été long. Plus ils approchaient, plus nous étions bombardés et plus les Allemands devenaient mauvais.

Un bombardement nous a effrayé. Maman était partie un matin de bonne heure. Elle faisait la queue pour tenter d’avoir à manger. Je l’attendais. Je ne sais pas pourquoi, peut-être que je m’ennuyais. J’étais à ma fenêtre, j’ai vu des petits points qui grossissaient, qui grossissaient, et d’un seul coup : « Vuuu ! Vuuu ! » Ils avaient loupées la gare de triage de Stains, mais les bombes étaient tombées sur la voie ferrée de Garges. Maman étant handicapée, elle marchait vite mais difficilement. En revenant, elle m’a dit : « Couche-toi ! Couche-toi ! Ferme cette fenêtre ! Couche-toi ! Couche-toi ! » C’étaient les bombes. Moi, à part les bombes lumineuses, je ne savais pas ce que c’était exactement. Là, je les ai vues et j’ai senti le souffle… Elles tombaient à Stains et nous étions à la gare de Pierrefitte.

Dans l’attitude des Allemands, on a senti qu’ils savaient que c’était la fin. Ils étaient mauvais. On les voyait passer à bicyclette, à pied. Et à la fin c’étaient ou des très vieux, ou des très jeunes… Il n’y avait plus de vrais combattants.

Les derniers jours avant la Libération, papa ne travaillait plus. Il était à la maison.
Pétain qui avait quand même perdu de son lustre. A la maison, ce n’était plus pareil. Autant au début, maman disait : « Il nous a sauvé en 14, il va nous sauver » mais petit à petit on a compris. A la Libération, pour moi, de Gaulle, c’était un courageux, un militaire, mais Leclerc était plus fêté. De Gaulle, nous l’avons plus connu après pour les défilés. Mais nous, nous attendions la 2ème DB.

Paris a été libéré le soir du 25. Les cloches n’ont pas sonné à Pierrefitte car nous n’étions pas encore libérés. Depuis une semaine, il y avait des FFI, certains tout nouvellement arrivés. Des armes ont été parachutées à Pierrefitte. Un Allemand a été tué. Mon amie Ginette, qui devait être un peu plus vieille que moi, avait été recrutée par la Croix Rouge. Elle a vu les Allemands fusiller vingt-six hommes à la Butte Pinson, là où il y un monument.

Le pont qui arrive chez Darty quand on monte sur Saint-Denis, n’était pas très large non plus avant-guerre. Je ne sais pas quand ils l’ont élargi. Les Allemands, en se retirant, ont mis des décharges sur les côtés. Ils ont donc fait sauter la nouvelle partie, ce qui fait qu’il ne restait que le vieux pont, sans balustrade. Paris était libéré. On l’entendait à la radio. Les Alliés ne pouvaient pas passer pour venir mais ils ont quand même emprunté le pont.

D’un seul coup, nous avons appris que Sarcelles venait d’être libéré. Pouf ! Tout le monde sortait son drapeau ! Bang ! Bang ! Bang ! Bang ! Bang ! Des Allemands étaient encore dans les poiriers. Bang ! Bang ! Bang ! Bang ! Bang !

Nous voulions aller nourrir les lapins. Maman y allait quasiment à plat ventre. Les pauvres lapins n’ont mangé que des fanes de rhubarbe et des feuilles de groseillier ! C’est tout ce à quoi ils ont eu droit.

Ce ne sont pas les Américains, mais les Canadiens et l’armée Leclerc qui nous ont libérés. À Pierrefitte, nous n’avions plus à manger au bout d’un moment mais nous avons toujours eu du gaz. Par miracle, maman avait des poix chiches… mais des vieux pois chiches à planter. On les a moulinés et elle a fait un peu de pain avec de l’eau sur le réchaud à gaz du sous-sol, où on faisait bouillir la lessive. Maman nous a fait ça parce que nous ne pouvions plus sortir. Les volets, tout était fermé. Les Allemands étaient encerclés puisque le pont était à demi détruit.

Sarcelles, le village, a été libéré un ou deux jours avant nous. Le curé Legendre avec son mouchoir et notre docteur sont alors allés demander grâce car nous n’avions plus rien ! Je ne me rappelle pas trop à qui ils sont allés demander grâce, mais ce devait être aux Allemands qui étaient sûrement vers le barrage. Il y avait de la résistance dans ce qui s’appelle la Butte Pinson, la butte au-dessus du cimetière de Pierrefitte.

Quand on nous a dit : « Il y a des dégâts au cimetière », nous y sommes allés tant bien que mal avec papa et mon oncle. C’est là, sur le boulevard Jean Mermoz à Pierrefitte, que j’ai vu mon premier Allemand mort : un jeune de quoi, quinze, seize ans…

La Libération

On crevait de faim ! Plus rien à manger depuis plusieurs jours… Au moment de la Libération, il n’y avait même plus un chat. Mais c’était quand même la joie. Ça explosait de joie ! Il y a eu des bals. Nous allions danser. On portait tous des petits nœuds bleus, blancs, rouges. On m’en a offert un pour la Libération.

Deux choses m’ont cependant vraiment frappée. C’était le 29 ou 30 août. Nous sommes allés à une messe solennelle et tous les cercueils de ces vingt-six ou vingt-sept gars étaient là, à la mairie de Pierrefitte. Des cercueils faits je ne sais comment. J’ai cette odeur…

Et une autre chose… Il y eut également des règlements de compte. À cette époque-là, on ne disait pas que les dames allaient coucher avec les messieurs : soit ils fricotaient, soit c’étaient des collaborateurs. Mais les pauvres femmes, quand on crève la faim ? Ils ont promené toutes ces femmes dans les rues de Pierrefitte la tête rasée et à moitié dévêtues. Je ne sais pas si vous voyez ce que cette image-là peut faire à une fille de douze ans qui a été élevée de manière assez serrée, comme je l’ai dit !

Après avoir consolidé le pont, les Canadiens et l’armée Leclerc sont passés. Les gens sautaient en l’air car les Alliés lançaient des trucs. Mais moi, je n’ai pas eu le droit d’en ramasser. Maman me disait : « On ne sait jamais ce qu’il y a dedans ! ». Mais les filles sur les chars, les gens qui criaient, tout ça ! C’était de la folie ! C’était la joie !

C’était d’un côté la joie qui explosait, et de l’autre, ces enterrements, ces femmes rasées qu’on exhibait. On ne les reconnaissait pas. Il ne faut pas les juger. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour donner à manger à ses gosses ?

Le 8 mai 45

Le 8 mai 1945, nous étions massés sur les grandes fontaines, place de la Concorde ! Nous étions partis de très bonne heure le matin, par le train. On ne voyait pas grand-chose, de toute façon. Des gens étaient grimpés dans les fontaines… Et d’un seul coup, ils ont voulu faire les grandes eaux. Et bien ça je m’en rappelle ! Des guirlandes de gens, sûrement des jeunes, ont dégringolé ! Ce sont des flashs… mais on était heureux.

Les changements dus à la Libération

Ce n’est qu’à partir de là que j’ai pris un peu de liberté. On pouvait sortir le soir ! C’était toute la liberté. On pouvait parler, brancher le poste fort… On sortait avec les copains, les copines. C’était déjà un peu l’esprit de mai 68. Un état second. Des cinémas se sont rouverts. Certes, les cartes d’alimentation ont continué jusqu’en 49, mais on l’acceptait mieux.

Libération et désillusions

Il y a eu beaucoup de désillusions. Les gens se parlaient, mais on attendait de la Libération qu’il y ait plus de rapports humains. Cela n’a existé que quelques jours pendant lesquels tout le monde s’embrassait… puis il a fallu attendre le retour des prisonniers, et reconstruire… car beaucoup avaient perdu leurs affaires… C’est là qu’on a découvert qu’ils avaient volé aux juifs tous les tableaux, les jolis meubles. Il y avait des sacs de sable devant les monuments alors quand on a enlevé les papiers, les collants, si vous saviez !

Nous sommes passés de l’enfance à cette période de faim, où on tremblait tout le temps. Nous n’avons pas eu une vraie jeunesse.

Aujourd’hui, mon sentiment sur la guerre

Maman me l’avait toujours dit : « C’est la dernière guerre. » On a pensé que c’était fini, mais on en voit toujours. Ça ressort partout, en Iran, en Jordanie, partout. A chaque fois que je vois ça et que je vois les femmes pleurer, je pense que nous avons eu la chance de ne pas avoir de proches partis. Car maintenant, moi qui suis maman, s’il fallait que mon fils parte… qu’on l’attende et qu’il ne revienne plus...
Je me mets à leur place. Que ce soit n’importe quel bord, j’ai ce sentiment-là, ce sentiment qu’il y a toujours de la guerre. Et j’ai horreur de la guerre. Ce mot, « guerre », ces bagarres pour un oui, pour un non, est-ce que ça vaut la peine ? Pour du pétrole, pour ceci, pour cela… Et c’est les ethnies, et c’est les races, et c’est les religions… Mais quand est-ce qu’il y aura la paix ?

Message aux jeunes

Je voudrais dire aux jeunes d’être courageux. Nous, nous avons commencé à travailler de bonne heure. Nous avons eu une vie avec des efforts. Les jeunes maintenant, je ne veux pas dire qu’ils ne font pas d’effort, ce n’est pas ça, mais il faut qu’ils aient de la persévérance et surtout pas de haine. Ne pas se battre pour une petite bricole. Ne pas en faire tout un plat parce que c’est avec tous ces petits plats, qu’on arrive à faire une grande guerre, et moi je suis pour la paix.

Récit collecté par :

frederic.praud@wanadoo.fr

parolesdhommesetdefemmes@orange.fr

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