Accueil > MÉMOIRES CROISÉES : La Mémoire source de lien social > Mémoires Croisées de Sarcelles > L’épopée d’un STO sarcellois dans la résistance Slovaque contre les nazis

récit

L’épopée d’un STO sarcellois dans la résistance Slovaque contre les nazis

Monsieur Camberlyn, né en 1921 à Sarcelles

jeudi 9 novembre 2006, par Frederic Praud

texte Frédéric Praud


Sarcelles de mon enfance

Je suis né à Sarcelles le 23 mai 1921. C’était un gros village… un gros village autour du vieux pays. Il n’y avait rien que des champs à Lochères, comme tout autour de Sarcelles. On y faisait pousser des légumes, des salades, des petits pois, notamment le 42 de Sarcelles, qui était alors renommé.

Après la grande guerre 14/18, nous, les enfants, vivions autour du monument aux morts, sur la place de Verdun où nos écoles étaient construites. Ces écoles ont ensuite été démolies et remplacées par d’autres bâtiments. Il y avait bien quelques habitants à Lochères ainsi qu’au Haut du Roy, au Mont de Gif, mais tous les gosses venaient le matin à l’école à pied, quelque soit le temps, et repartaient le soir. Une grande personne les accompagnait en général en groupe. Ils pouvaient apporter leur gamelle pour manger à l’école le midi car les cantines n’existaient pas.

Mon père, qui avait fait la guerre 14-18, était chef comptable dans une imprimerie à Paris, et ma mère avait arrêté de travailler après avoir enseigné. Mon grand-père maternel était maçon, entrepreneur en maçonnerie à Sarcelles.

Jusqu’en 1933, nous n’avions que l’eau du puits et des réservoirs, où l’on recueillait l’eau de pluie. L’eau courante était déjà installée au centre de Sarcelles mais beaucoup de bâtiments n’en étaient pas équipés. A certains endroits, il y avait des robinets municipaux, des fontaines, où l’on pouvait prendre de l’eau propre.

J’habite dans le quartier de Miraville dans un lotissement commencé un peu avant la guerre de 14, aux alentours de 1910. Mon grand-père a construit un pont sur la rivière qui passe là, le Rhône. En paiement du pont on lui a donné un terrain où il a construit en 1911 la maison dans laquelle j’habite encore à l’heure actuelle. Ce quartier à caractère privé était géré par un syndicat.

Une population de migrants

Beaucoup de gens habitant Sarcelles sont venus des zones dites occupées pendant la guerre de 14 : du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme, etc. Leurs villages ayant été détruits par les combats, beaucoup de réfugiés étaient venus là puis se sont installés. C’est la première vraie migration à Sarcelles avec quelques Belges mais très peu. La seconde immigration fut celle des Arméniens arrivés après 1920. Ils étaient chassés de Turquie, à l’époque. Certaines rues n’étaient habitées pratiquement que par des Arméniens, notamment la rue Beauséjour. Ils ont essaimé un peu partout. Des ouvriers italiens sont également venus travailler. Ils s’intégraient très bien. Les Arméniens se sont vite mis à apprendre le français et ils ont intégré les écoles d’une façon remarquable. J’ai eu des bons copains Arméniens, dont deux ont été tués en 1940 tout de suite après leur incorporation. Ils étaient un peu plus vieux que moi …

L’école

Les notions de quartier n’existaient pas entre jeunes car il n’y avait qu’une école divisée en deux : les garçons et les filles. Cette école était composée de classes et dans chacune de ces classes le maître s’occupait de deux ou trois divisions : les plus jeunes, les un peu moins jeunes et les autres, un peu plus âgés, qui étaient en avance. Chacun avait son travail et ça se passait fort bien. Le directeur avait la première classe, comme l’on disait. Il enseignait aux deux divisions précédant certificat d’études. Le Certificat d’Etudes se passait alors à 12 ans et l’on ne faisait pas de cadeaux. Il correspondait à un niveau actuel de fin de primaire. C’est là que l’on pouvait choisir sa voie professionnelle. Le cours supérieur permettait de passer des examens pour les concours de bourse ou pour entrer dans des écoles. A 13 ans, j’ai ainsi passé l’examen pour entrer dans les écoles nationales professionnelles.

La plupart des jeunes arrêtaient l’école à 12 ans. Si les parents étaient cultivateurs, les enfants continuaient leur travail de cultivateurs ; même chose s’ils étaient commerçants, maçons ou autre.
Ainsi, j’aurais très bien pu choisir la maçonnerie avec mon grand-père mais cela ne m’intéressait pas car je préférais la mécanique. J’ai donc passé cet examen d’entrée dans les écoles nationales professionnelles (les ancêtres des lycées professionnels, des lycées d’études techniques de maintenant). Il était difficile d’y entrer. Il fallait aller passer le concours d’entrée à Versailles, alors chef-lieu du département.

La vie d’un jeune Sarcellois

Nous faisions beaucoup de vélo. L’été nous allions nous baigner dans la piscine au bord de l’Oise, à l’Isle Adam. Au premier mai, on allait cueillir du muguet dans la forêt et comme divertissement, un cinéma était installé dans la salle Jacques Berrier. Elle a d’ailleurs été construite par mon grand-père avant la guerre de 14.

Je suis rentré aux E.N.P (écoles nationales professionnelles) à 13 ans… quarante-neuf heures de cours par semaine dont vingt-cinq heures d’ateliers, plus le travail à faire chez soi en rentrant… Le samedi après-midi était donc notre unique moment de liberté (la semaine anglaise) et encore si on n’était pas collés ce qui m’est arrivé plusieurs fois. Nous avions des travaux à faire chez soi y compris le dimanche, que ce soit des travaux de technologies, de dessin industriel, des travaux importants, des math….

Nous avions un peu de vacances à Noël, un peu plus d’une semaine, et un petit peu plus à Pâques, du jeudi saint jusqu’au dimanche d’après. Les grandes vacances duraient deux mois : août et septembre, car les cours continuaient jusqu’au 15 juillet.

Si vous sortiez, il fallait donc se débrouiller pour rattraper le travail qui n’était pas fait… mais on sortait quand même. Nous allions avec les parents, le dimanche à Enghien à pied en passant par Montmorency.

Se déplacer à Paris nous posait des difficultés parce qu’il n’y avait pas de trains tous les quarts d’heures, et la gare de Lochères n’existait pas. Il n’y avait que la gare de Sarcelles Saint Brice. Si on manquait le train d’une heure et demie, on n’avait plus qu’un train à quatre heures et demie de l’après-midi.
Alors on « pédibule-jambus », comme l’on disait. On prenait l’avenue de la division Leclerc et on allait jusqu’à la gendarmerie de Pierrefitte où était situé le terminus d’un tramway qui allait au jardin des plantes à Paris. On sautait dans le tramway et on arrivait soit à Saint Denis soit à Paris.

Mon père était féru de postes de radios … Il a fabriqué le premier poste à galène qui a fonctionné à Sarcelles après la guerre de 14. On cherchait avec une aiguille sur un minerai de galène pour faire fonctionner le poste de radio.

Nous étions beaucoup plus « famille », allions voir les oncles, les tantes, les cousins, les cousines, ils venaient… Il y avait toujours quelque chose comme ça. C’était ça notre vie dans ce gros village de la région parisienne, qui a toujours eu une activité importante malgré tout ce qui a pu s’y passer. Après le choléra au 19è siècle, nous avons subi de mon temps une épidémie de croupe, de diphtérie dont deux élèves sont morts à la suite de quoi on a fermé les écoles pour les désinfecter. Le docteur Dumoulin qui les soignait en est mort. Nous portions alors des sachets de camphre pour désinfecter… .

On pouvait appeler les docteurs à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Ils arrivaient tout de suite. J’ai dû aller chercher le docteur Louvet à l’époque, à deux heures du matin, parce que mon père n’était pas bien. J’étais allé cogner à la porte : « Qu’est-ce qui se passe ? ». Je lui ai expliqué. Il a mis un pantalon sur son pyjama, ses savates, et il est arrivé tout de suite.

La population de Sarcelles

Sarcelles était déjà une ville de banlieue … Il y avait un peu plus de 7000 habitants après la guerre de 1940 et aux alentours de 4500 après celle de 14. C’était une ville encore agricole parce qu’il y avait beaucoup de champs et une population d’agriculteurs. Un éleveur de cochons, Marouby, était installé à la place de la gare du RER Garges-Sarcelles.

Le plus gros de la population se situait dans ce qu’on appelle actuellement le village. Une petite zone s’est installée vers le barrage le long de la division Leclerc. Un petit noyau s’était donc déjà installé avant 1940 et s’est agrandi. Des gens ont construit grâce à la loi Loucheur qui offrait des possibilités de construire des maisons plus facilement avec des prix intéressants. Beaucoup possédaient également des jardins venant de parents … Ces gens-là habitaient à Paris où à côté et arrivaient le samedi après-midi parce qu’ils avaient un petit pied-à-terre sur ces terrains. Ils venaient passer leur samedi après-midi et leur dimanche à bricoler dans leur jardin, à faire des légumes et le dimanche soir ils repartaient par le train.

La montée du conflit : 1934 - 1939

Nous, les jeunes, sentions venir la guerre en écoutant la radio, parce qu’elle avait quand même fait des progrès depuis le poste à galène, en lisant les journaux et en écoutant les discussions des grandes personnes. J’entendais toujours mon père dire : « Mais bon sang, ils vont nous refoutre la guerre avec ces espèces de …….. ! Ca va mal tourner ! »

Des scandales financiers avaient fait déborder le vase en 1934. Les associations d’anciens combattants de la guerre de 1914-1918 étaient alors très fortes… Ils étaient nombreux et ne se laissaient pas faire. Suite à un gros crash financier des gens ont perdu leurs économies, ce qui a déclenché des manifestations importantes sur Paris et des émeutes. On envoyait la cavalerie contre les émeutiers et la garde républicaine tapait à coup de plat de sabre sur le dos des gens. Ils ont renversé les tramways, les autobus, etc., et puis ça a dégénéré, si bien qu’il y a eu un changement de gouvernement.

En Allemagne, une idée de revanche poussait beaucoup depuis qu’un nommé Hitler avait fait son apparition sur le plan politique. Il était prévisible qu’un jour ou l’autre la guerre arriverait, mais les démocraties françaises, anglaises et belges ne se sont pas rendues compte du danger qu’elles couraient. Elles étaient démocratiques, on pouvait voter, etc… En Italie, Mussolini dirigeait le pays d’une main de fer et en Allemagne cela n’a pas tardé également avec les nazis.
Ils se sont permis d’occuper la Ruhr et la Rhénanie, bien que cela leur ait été interdit par le traité de paix de Versailles de 1919. Ces deux régions situées en Allemagne, du côté de l’Alsace, étaient très riches en minerai, en industrie métallurgique. Les Allemands les ont récupérées sans coup férir, sans opposition ni de la France, ni de la Grande-Bretagne.

Nous, les jeunes de l’époque, vivions cela très mal… très mal parce que nous nous rendions bien compte que ces gens-là, un jour ou l’autre, arriveraient encore à nous envahir. Nous discutions sur ces choses-là. Lors des accords de Munich en 1938, des gens sont allés applaudir Daladier quand il est revenu par avion du Bourget. Il a été acclamé tandis que discrètement il déclarait à son voisin : « ces cons-là, s’ils savaient ce qu’on a fait ! » …Il savait très bien qu’il avait signé un chiffon de papier…

Dans l’intervalle, entre 1936 et 39, nous avons connu la guerre d’Espagne. Certains voulaient aller chez Franco, d’autres de l’autre côté. Franco a fini par reprendre la main d’une façon ferme parce qu’il a été aidé et par les Italiens et par les Allemands qui avaient envoyé la légion Condor. Nous étions informés ici de tout cela grâce aux journaux. Les autorités civiles et militaires françaises ont pourtant totalement méconnu le pouvoir des Allemands à déclencher une guerre.

Je n’ai jamais fait parti d’un parti politique, ayant toujours estimé que ma liberté allait au-dessus d’un tel parti. C’est fondamental.

La Tchécoslovaquie

Les accords de Munich ont en fait été signés au détriment de ce qu’on a appelé la Tchécoslovaquie. C’est un état qui n’existait pas avant la guerre de 14 et qui a été créé de toutes pièces en 1918 par des Tchèques et des Slovaques. Il était situé au cœur de l’Europe, entre l’Allemagne, la Pologne, la Hongrie et l’Autriche. La Tchécoslovaquie qui comprend la Bohême et la Moravie était composée de Tchèques et de Moraves. La Slovaquie était plus à l’Est. La Bohême Moravie fut occupée pendant un peu plus de 300 ans par les Habsbourg autrichiens, et la Slovaquie pendant plus de 1000 ans par les Hongrois, les Magyars.
Au bout de cela, un petit morceau de territoire était appelé la Ruthénie, l’Ukraine sub-carpatique, au-delà des Carpates. Tous ces pays, notamment en Bohême, comprenaient des enclaves de populations à langue allemande, appellées Sudètes.

Hitler a décidé que ces gens-là devaient être sauvés car ils étaient soit disant martyrisés par les Tchèques. Ce fut l’enjeu des accords de Munich. Neuville Chamberlain et Edouard Daladier sont allés discuter à Munich et ils ont donné leur accord pour que ces parties Sudètes de la Tchécoslovaquie soit reprises par l’Allemagne et une autre partie plus petite par l’Autriche. On avait oublié que ces parties avaient été renforcées militairement depuis la création de la Tchécoslovaquie par des ouvrages défensifs des Français et des Anglais. On démantelait ainsi les défenses du pays. Cela a pourtant été admis. J’étais violemment contre les accords de Munich. Bien que n’ayant que 17 ans nous avions protesté en le disant partout, en n’ayant pas peur de dire aux plus anciens, même à nos grands-pères qui avaient fait 14-18, … même à l’école où il y eut des accrochages avec des professeurs.

Juste avant la guerre, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne étaient donc dirigées par des dictateurs. Les jeunes de mon âge et moi avions conscience qu’il pourrait y avoir un conflit et que nous serions alors amenés à combattre, à « prendre les armes ». Cela signifiait pour moi être mobilisé et partir où l’on m’enverrait.

Cela partait d’un sentiment patriotique car la famille de mon père, originaire de Tourcoing, avait passé toute la guerre de 14-18 occupée par les Allemands. Le jeune frère de mon père est mort déporté d’épuisement sur une route quand ils les emmenaient en Allemagne. On n’a jamais pu admettre cela… On ne disait d’ailleurs pas les Allemands, mais les Boches. Nous savions donc très bien que cette guerre allait arriver. Ma mère disait : « Ce n’est pas possible… Ils ne vont pas recommencer ! » Quand on a vécu quelque chose on sait ce que ça rapporte.

Le début de la guerre : 3 septembre 1939

Au printemps 1939, Hitler décide d’occuper militairement la Tchécoslovaquie, notamment la Bohême et la Moravie et les a transformées en protectorats. En Slovaquie, certains fascistes ont fait des pieds et des mains pour se séparer du reste de la Tchécoslovaquie et ont créé une espèce de République slovaque, inféodée aux ordres des Allemands…, mais sans occupation, uniquement en quelques points. La Ruthénie, avait été récupérée entre-temps par les Hongrois. C’était alors fini pour la Tchécoslovaquie… le 3 septembre 1939 Hitler attaque la Pologne et la guerre est déclarée par la France.

La mobilisation

J’ai passé mon brevet, mon diplôme d’élève breveté des E.N.P. fin juillet 1939, à 18 ans. J’avais donc terminé mes études Je n’ai pas pu continuer aux Arts et Métiers car mes parents n’avaient pas les moyens nécessaires. J’avais déjà commencé à chercher du travail chez Hispano Suiza, une usine de moteurs d’avion pour les chasseurs, les Moranes 406 et les Dewoitines 520. Quand la guerre a été déclarée, j’ai reçu un papier du ministère du travail déclarant que j’étais affecté à caractère secret, étant donné mes qualifications de fraiseur-outilleur, chez Hispano Suiza. J’étais donc obligé de m’y rendre.

J’ai été mobilisé tout de suite, requis travailleur chez Hispano Suiza. Ma première semaine, n’était pas de 49 heures, mais 77 heures ! On travaillait même le dimanche, à raison de 11 heures par jour, avec une coupure d’une demi-heure. J’habitais toujours Sarcelles. Au début, j’allais en vélo à Bois-Colombes où l’usine était implantée, puis j’ai acheté une petite moto.

Les habitants de Sarcelles n’ont pas vécu le début de la guerre d’une façon directe… Ils l’ont vécue avec les mobilisés. Cela s’est fait en plusieurs échelons… et puis la « drôle de guerre » s’est installée. Les gens disaient : « Oh, bien c’est pas plus mauvais que ça, après tout. » L’hiver s’est passé comme ça.
Entre-temps, un décret est passé stipulant que l’on devait rapprocher les ouvriers de leur lieu d’habitation. On m’a alors réaffecté chez Delaunay-Belleville, à Saint Denis où je devais fabriquer des torpilles sous-marines.

Chez Delaunay-Belleville nous fabriquions également d’autres pièces de guerre : des canons anti-chars de 47, des pièces de char Renault, etc… Beaucoup d’usines tout autour de Paris travaillaient pour la défense nationale.

Je travaillais sur place car je n’avais que 18 ans en 1939, et nous n’étions mobilisables qu’à partir de 20 ans. Ce n’était pas notre lot d’aller au front à moins de s’engager. Vous pouviez vous engager à 18 ans. Les plus anciens, les plus âgés quant à eux y sont allés directement.

La débâcle : juin 1940

Les habitants de Sarcelles ont senti le poids de la guerre à la débâcle, au mois de juin 40. Il y eut beaucoup de prisonniers de guerre parmi la population de Sarcelles.

Je n’étais pas là quand les Allemands sont entrés à Sarcelles car Delaunay-Belleville nous avait demandé de nous rendre à Saint Nazaire où l’on devait recommencer à travailler. Je suis arrivé là-bas… Je n’ai trouvé que quelques pièces de chars sur les quais. Nous avons été bombardés, mitraillés par les Fritz qui arrivaient, qui dominaient et cela a été fini.

Il a fallu que je demande un laissez-passer pour pouvoir revenir à Sarcelles. J’étais parti en moto et je n’avais plus d’essence. Je fus donc obligé d’aller à la kommandantur, demander un laissez-passer pour revenir, avoir de l’essence, etc…

Je suis retourné chez Delaunay-Belleville où l’on m’a dit : « Tu vois, on continue à faire les mêmes fabrications. » J’ai dit alors : « Moi je suis pas d’accord, je vais pas continuer à fabriquer du matériel militaire pour les Boches. J’ai pris mon compte. Je suis resté chez moi pendant deux, trois mois.

L’occupation à Sarcelles

Il y avait très peu d’Allemands à Sarcelles au début de l’occupation. Ils étaient installés dans la propriété où est maintenant l’hôtel de ville. On les entendait chanter le soir quand ils avaient un peu bu. Cela nous foutait assez en boule mais c’était comme ça. On n’y pouvait rien. Il y eut un accrochage avec les voitures des pailleux, les grosses voitures à chevaux qui ramenaient énormément de paille sur Paris. Elles avaient accrochés un câble téléphonique installé en travers de la rue. Ils avaient tout de suite hurlé au sabotage, cela avait fait toute une histoire. C’était tout de suite sabotage : « Sabotach ! Sabotach ! ».

J’ai trouvé une place à Montreuil sous Bois, dans une petite robinetterie où j’ai été embauché comme chef d’équipe. J’allais à Montreuil sous Bois tous les jours par le train, le métro jusqu’à la mairie de Montreuil, puis à pied.

La rafle et le S.T.O. : 1942

J’ai été raflé en 1942. Au début de l’année, les Allemands demandaient des volontaires pour aller travailler dans les usines parce qu’ils avaient besoin de récupérer leurs hommes à eux pour les mettre sur le front. Mais n’ayant pas assez de volontaires, ils sont intervenus auprès du gouvernement de Vichy qui a pris la décision de créer la relève. Qu’est-ce que la relève ? On envoyait soi-disant trois spécialistes pour libérer un prisonnier. C’est une chose qui n’a pas très bien marchée, ils ont donc fini par rafler les gens… Ils sont ainsi venus nous rafler et je me suis retrouvé en Autriche, au Sud de Vienne.

Ils sont venus dans les usines, les petites pas les grandes. Je n’étais pas marié, et tous ceux qui ne l’étaient pas étaient raflés. On nous a laissé le temps de prévenir nos familles, deux jours pour nous retourner… Je n’étais pas encore parti que les flics étaient déjà chez mes parents pour savoir si j’étais parti ou non.

J’ai essayé de m’enfuir mais nous ne connaissions personne en zone sud. Il y avait deux zones en France : la zone occupée (nous) où il était beaucoup plus facile de rafler et la zone non occupée. Ils ne sont pas allés faire la relève en zone non occupée. La relève ne concernait qu’une catégorie de gens : des ouvriers et des cadres qualifiés sachant travailler.

A l’usine, nous étions une vingtaine à partir dans ce cadre-là et beaucoup de copains de Sarcelles sont partis après moi. J’étais l’un des premiers à partir. Quand ils ont vu que c’était encore insuffisant et qu’ils avaient occupé toute la zone libre, ils ont créé le service du travail obligatoire et là, ils prenaient tout le monde, spécialiste ou pas, cultivateur etc… Nous étions alors obligés de les encadrer car ils ne connaissaient pas le travail. Le S.T.O. ne concernait que les hommes. Les femmes qui étaient dans les camps par chez nous, étaient des volontaires.

L’usine en Autriche et le sabotage

On m’a dit qu’on m’envoyait en Autriche à la Flugmotorenwerke Ostmark, une usine qui appartenait au maréchal Goering. J’ai vu Goering…... J’ai été affecté dans cette énorme usine. Elle avait été construite, il y avait peu de temps. Nous construisions des moteurs d’avions pour les Messerschmit et les Focke Wulf. Il y avait vingt halls de construction et chaque hall avait sa spécificité pour travailler. J’ai eu la malchance de tomber sur le plus mauvais, sur la pièce la plus difficile à fabriquer pour un moteur d’avion en ligne : la bielle maîtresse. Il y avait beaucoup de rebuts, nous étions toujours accusés de sabotage. On a bien saboté un petit peu, de ce côté-là… mais il fallait faire très attention.

A Sarcelles, j’ai ainsi eu un ami qui a eu la tête tranchée à la hache par les Allemands. Il s’appelait Cabioch. Il était un peu plus jeune que moi. On l’a ramené après la guerre dans une petite boîte. Il fallait faire très attention si vous sabotiez !

Ils avaient décidé de faire autre chose sur ces bielles, et m’avaient demandé mon avis. Je leur avais dit : « vous faites comme vous voulez ! » Je ne donnais pas de conseils, bien qu’ils aient essayé de me faire monter au bureau d’études : « Tu auras à manger, beaucoup mieux… .
  Je ne vais pas au bureau d’études. Je ne connais personne là, ce n’est pas mon travail. Je reste là avec les copains. »
Mais j’étais quand même toujours là pour essayer ce qu’ils faisaient de nouveau.

Je suis arrivé le soir pour faire les 12 heures de nuit. Ils avaient installé une perceuse avec un alésoir, une nouvelle technique… J’ai regardé l’alésoir puis j’ai dit : « Tu vois ton alésoir est émoussé. Il n’est pas bon. Il commence à être usé, demain matin ça sera mort, les pièces n’iront pas.
 Oh là là !, (commençait-il à gueuler), tu ne veux pas travailler…
 Bon si tu veux, je continue… »
Ils ont mis un garde, à côté de moi. Le garde montait la garde, c’est tout. Il n’y connaissait rien. Alors la vitesse de rotation… toc toc toc, je modifiais tout ça, et vas-y… L’autre disait : « Gute arbeit ! » Les pièces ont défilé. Je n’ai jamais tant travaillé de ma vie. Arrivé le lendemain soir, tout un aréopage m’a foncé dessus, me disant que j’avais saboté la production.
En repartant le matin, j’avais remis toute la machine en place, tout était réglé comme il faut… J’ai répondu : « Moi je n’ai rien saboté. J’ai dit hier soir que l’alésoir était usé, que les pièces n’iraient pas jusqu’au bout. J’ai travaillé toute la nuit, tout bonnement… » Ils ont ramené le garde qui a confirmé : « Oui ! Je l’ai vu travailler beaucoup.
  Ah bon ? »
Ils ont alors refait une enquête, sont allés retrouver l’ancien contremaître avec qui j’étais. Il a confirmé : « Il n’a jamais fait d’histoires comme ça. Il a toujours travaillé correctement. » Je m’en suis tiré, mais pas le contremaître qui n’avait pas voulu admettre que son alésoir était usé… Son affectation était terminée et il s’est retrouvé sur le front russe.

Les conditions de vie

Au début, on pouvait sortir en tant qu’ouvrier. On pouvait aller dans le patelin, etc… On était même payés ! Moi, étranger, j’étais mieux payé que certains Allemands qui travaillaient à côté de moi, à cause de mes qualifications.

Nous dormions dans un camp à 10 par chambres, dans des lits à étages, un camp gardé, mais pas comme les prisonniers de guerre, ce n’était pas la même chose… Les prisonniers de guerre n’avaient pas le même statut que nous. Ils bénéficiaient de la convention de Genève. On ne pouvait pas leur appliquer des choses qui étaient hors de la convention. Ils ne se sont pas gênés pour le faire quand même. Nous, les civils, n’étions pas protégés : nous avions immédiatement droit à la Gestapo qui était dans l’usine. S’il y avait quelque chose, on se retrouvait embarqués à la Gestapo, et puis c’était Elizabeth Promenade, à Vienne… un camp très dur.

La Gestapo

La Gestapo était le patron, la police politique. Je suis passé entre leurs mains et j’en suis revenu mais je ne sais pas comment. Un jour, l’un des contremaîtres eut l’idée saugrenue de me prendre en grippe. J’étais en train de bricoler sur la machine en en faisant le moins possible quand il est arrivé, m’a empoigné, et m’a donné un coup de poing dans la figure. Il m’a ouvert la lèvre alors la colère m’a empoigné. Je l’ai attrapé par la cravate, lui ai donné un coup de poing, et lui ai ouvert la joue. Alors là, on m’a embarqué tout de suite…

Je suis resté trois jours dans un coin à la Gestapo, et j’ai assisté à tout ce qui se passait. J’ai pensé : « Ben mon vieux, quand ça va être ton tour… » Je les voyais. Ils attrapaient les types, les matraquaient… au bureau de la Gestapo, dans l’usine. Ce n’était pas vraiment de la torture, mais des bonnes avoinées ; ça cognait dur. Quand le type sortait de là, il n’était pas beau. Je suis resté là trois jours, je voyais ça et je pensais : « que va-t-il t’arriver ? »

Ils ont fait une enquête pendant ce temps-là. J’ai été appelé dans le bureau du chef le troisième jour. Il parlait fort bien français. Il a commencé par me faire asseoir. « Tiens, ça c’est curieux… enfin bon. ». Je n’ai rien dit. Il m’a dit : « La guerre, ce n’est pas quelque chose de bon.
  Ca, de ce côté-là vous avez entièrement raison.
  Mais là… Vous savez, vous n’auriez pas dû vous battre avec ce monsieur.
  Bien monsieur, c’est lui qui a attaqué. Il est venu, je ne lui disais rien. Il m’a frappé. Il m’a donné un coup de poing.
  Je sais, nous avons fait une enquête. Or tous les renseignements que nous avons eus sur vous par les autres dirigeants de l’atelier allemand sont très bons. Alors je vais vous relâcher mais dorénavant vous êtes en observation ».
Ils faisaient toujours croire que l’on pouvait avoir une permission pour rentrer en France. Il m’a dit tout de suite : « Vous n’aurez pas de permission.
  Depuis le temps que je suis là, je ne l’ai toujours pas vue, alors ça revient au même.
  Mais de toute façon, vous êtes là, ici sous notre contrôle, la moindre chose qui ne va pas avec vous : Elizabeth Promenade. »

Il m’a relâché. Quand les copains m’ont vu rentrer dans la chambre, ils m’ont dit : « Ce n’est pas vrai ! Ils t’ont relâché ! » J’ai dit : « oui ». Je n’ai pas compris. Ma mère m’a dit par la suite : « Je t’ai donné une petite photo qui t’a protégé. Voilà ». Finalement, j’ai eu de la chance.

La diffusion des informations

Quand je suis parti de France, on ne connaissait pas de réseaux de résistance autour de Sarcelles. Par contre on entendait parler du général De Gaulle. On écoutait la radio anglaise… quand on pouvait l’avoir malgré le brouillage… et aussi la radio suisse.

Il y avait très peu de radios dans le camp. Un des types en avait une mais nous n’avons jamais su où elle était planquée. Nous avions quand même des renseignements par des Autrichiens. Ils n’étaient pas tous nazis ! J’avais un très bon ami Autrichien. J’ai connu une fille là-bas qui travaillait dans les bureaux de l’atelier où j’étais. Elle m’amenait de temps en temps une petite flasque de vin… du bon. C’était tout ! Elle était très gentille.

On avait quand même certains renseignements, parce que tout marchait par le haut-parleur. J’ai ainsi assisté en 1943 aux messages quand la ville de Stalingrad est tombée. J’ai bien entendu tout ce qu’ils racontaient en allemand… « Tiens qu’est-ce qu’il est en train de dire ?
  Il parle de Stalingrad.
  Bien qu’est ce qui se passe ? »
Et puis des chants, de la musique militaire et tout le bazar… Je sifflotais sur le tour sur lequel j’étais quand je me suis fait harponné par le contremaître qui m’a engueulé en allemand. Je lui ai dit : « Qu’est-ce qui vous arrive ? Qu’est-ce qu’il y a ? » Alors là il m’a expliqué moitié allemand, moitié français qu’il y avait eu la grande bataille à Stalingrad, qu’il y avait beaucoup de morts, qu’ils avaient perdu. « Ah, c’est pour ça. Bon ça va, je ne siffle plus. … »
Dans le camp, l’information a couru tout de suite de bouche à oreille…

Nous avions vu arriver tous les S.T.O. en 1943, mais aussi les chantiers de jeunesse de la zone sud. Avec eux, on ne s’est pas gênés. On les a pris avec leur encadrement. On les a mis dans le train et on les a ramenés en Allemagne. Ces jeunes faisaient l’équivalent du service militaire pour leur donner un peu une formation. On leur faisait faire du charbon de bois, un tas de truc comme ça…

Cela avait été mis en place par Pétain pour encadrer les jeunes mais c’était bien loin d’une colonie de vacances…On ne leur demandait pas leur avis : ils devaient y aller.

Les filières d’évasion

J’ai connu une filière à un moment donné pour partir de là-bas, une organisation qui vous permettait de passer en Suisse en douce. On m’avait dit qu’il y en avait une à Munich… J’ai essayé de m’en arranger.
Nous avions un ami, raflé lui aussi mais beaucoup plus âgé, parce qu’ils ont appelé des gens jusqu’à 45 ans, pour travailler là-bas ! Il était à Munich. Je pouvais donc correspondre avec lui. J’ai demandé une espèce de permission au contremaître en lui disant que j’avais un oncle à Munich que j’aimerais bien aller voir. Il m’a donné une espèce de papier qui n’était pas valable vis-à-vis de la police et m’a dit : « Tu feras attention parce qu’avec la police ça n’ira pas, mais enfin je te donne le truc. » Je suis parti par le train de nuit mais tous les trains sans exception étaient contrôlés par la gendarmerie. Alors quand ils sont arrivés…

Sur les voitures des trains, on pouvait alors ouvrir la portière et se planquer sur le marche-pied, refermer la portière et attendre que ça se passe. Les wagons étaient pratiques pour ça. Je suis ainsi arrivé à Munich sans encombre. Je suis allé voir notre ami et me suis renseigné pour aller au lieu convenu, mais là je suis tombé sur un type qui m’a dit : « Tu vas là ?
  Oui.
  Et bien n’y va pas. C’est fait… la police est là. »
Je me suis tiré des flics comme ça et je suis revenu à Vienne. Là j’ai été contrôlé dans le train par la police mais quand ils ont vu que j’avais mon papier et que je retournais vers l’usine, ils ne m’ont rien dit et m’ont laissé passer.

Les camps de concentration

En période de S.T.O., on entendait parler des camps de concentration et des Juifs qui y partaient massivement. Des commandos du camp de Mauthausen travaillaient avec nous dans l’usine. On savait que les nazis avaient ouvert des camps de concentration et qu’on y exterminait des gens parce qu’ils étaient juifs… En voyant le numéro qu’ils avaient dans leur dos, on savait si c’étaient des homosexuels, des Juifs ou autre chose. On a su tout ça quand on les a vus arriver, en 1943.

Les kommandos du camp de Mauthausen étaient des déportés du camp qu’ils avaient amené là pour faire des travaux dans l’enceinte de l’usine. Ils en ont même mis dans un atelier avec nous. Ils les mettaient sur des machines mais on n’avait pas le droit de leur parler. C’était interdit car les SS gardaient. Quand ils ont amené les déportés, ils ont même mis des miradors à l’intérieur de l’usine ! dans l’atelier, les halls… les conditions s’étaient dégradées.

Mais on causait quand même. Les Français, on a toujours des moyens de causer et de polémiquer… On savait par exemple parler sans avoir l’air de parler. C’est difficile mais on y arrive… lui dire : « Tu sais, t’as un casse-croûte dans le bas du caisson. T’as ceci, t’as cela. » Quand les internés avaient besoin d’aller aux waters, il fallait qu’ils aillent demander la permission à la sentinelle, au garde-à-vous, en retirant leur bonnet … demander la permission d’aller aux « abort (toilettes) ». Ils recevaient une paire de claque et ils pouvaient y aller. On a vu ça.
On était révoltés mais que vous voulez faire ? Nous n’avions pas de mitraillette sous la main pour descendre le SS qui était là.

Notre sentiment

Nous savions très bien que les Allemands avaient perdu, et ce dès 1942. On savait qu’on les aurait, mais dans combien de temps, car c’est une chose que l’on ne peut qu’évaluer comme ça quand vous discutez à une dizaine de types autour d’une table le soir dans votre baraque.
Nous avions ce sentiment dès 42 mais vers 1943, avec la chute de Stalingrad, cela est devenu plus réel.

Nous savions que les Américains étaient arrivés en Afrique du Nord en 1942. On était obligés de supporter tout cela parce que l’on n’avait pas les moyens de faire autrement, de se révolter… Nous résistions à notre manière, avec nos armes…

Les régiments d’outre-mer

Nous avons toujours su quel avait été le rôle des Nords-Africains enrôlés pour défendre la France. Les unités d’outre-mer étaient composées aussi bien des tirailleurs que des tabors, et provenaient de n’importe quel endroit de l’empire. Ils étaient organisés en régiments : régiments de tirailleurs, tabors marocains … Les troupes d’outre-mer étaient des combattants comme les autres. Il n’y avait pas de problèmes. A cette époque, du fin fond de Sarcelles ou de Dunkerque, on savait qu’il existait des combattants venant d’au-delà des limites de France métropolitaine. Il y a toujours eu un défilé le 14 juillet à Paris et on les voyait défiler. Le régiment des Spahis à Senlis était composé de spahis marocains à cheval. Ce fut l’un des derniers régiments à cheval avec la garde républicaine.

Les tirailleurs sénégalais formaient une section d’infanterie. Ils étaient nommés tirailleurs parce qu’ils étaient équipés de fusils et formaient des unités d’infanteries. On sait ce que les Allemands ont fait aux tirailleurs sénégalais quand ils sont arrivés en 1940 : ils ont massacré les prisonniers à Chatel-sur-Moselle.
Aucun prisonnier noir ne travaillait avec nous dans l’usine. Ils se sont toujours arrangés pour qu’il n’y ait pas de Noirs avec les autres. A Sarcelles, par exemple, nous avons connu un adjudant chef de tirailleurs noir qui avait été fait prisonnier. Il a réussi à s’évader d’Allemagne. Il faut le faire ! Comme je lui ai dit : « Ecoute, mon vieux pour qu’un Noir réussisse à s’évader, à passer en Allemagne, il fallait le faire ! » Ca ne se passe pas n’importe comment… Il a ensuite réussi à repasser en Afrique et est rentré après avec la 2ème DB.

Le transfert de l’usine en Slovaquie : 1944

Comment suis-je sorti en Slovaquie ? En 1944, l’attentat contre Hitler a été manqué. La police a repris en main toute la population. Les combattants de la Wehrmacht étaient obligés de saluer les SS et de grands défilés étaient organisés à Vienne. Si nous avions eu des armes à ce moment-là, nous pouvions réoccuper complètement l’usine mais on n’avait pas ce qu’il fallait. En même temps les bombardements anglo-américains ont pris une importance de plus en plus grande… et l’usine a été bombardée… pas d’une façon absolue mais il y a eu un bombardement… à côté de notre camp, à Vienne, les Américains sont venus bombarder une raffinerie de pétrole, à environ 500 mètres. Heureusement pour nous qu’elle était en longueur. Je me suis dit : « Mon Dieu, ils ne vont pas attaquer la raffinerie ! » Cela a commencé : une traînée de feu… cent locomotives vous arrivaient sur les reins d’un seul coup, et en même temps, tout sautait à côté. Vous pensiez : « C’est fini, n’en parlons plus » Il n’y avait plus que les fumées. Si nous avions été dans l’autre sens, nous aurions pris la sauce. Tout a été bousculé par les explosions dans les baraques. Un bombardement est pire qu’un tremblement de terre : tout vibre ! Les gens qui l’ont subi savent…

Ils ont donc pris peur et ont décidé de transporter cette usine de moteurs d’avions à l’abri, car ils avaient besoin des moteurs d’avions. Elle a ainsi été transportée en Slovaquie dans une usine souterraine construite par les accords franco-tchécoslovaques sur le modèle de la ligne Maginot. « Dans cette usine on sera à l’abri pour construire nos moteurs. » Ils ont donc déménagé les ateliers les uns après les autres, même le mien. Mais j’étais condamné à rester là ! J’ai participé au démontage des ateliers divers… et j’ai fini par demander : « Moi, où je vais ? » Alors on m’a répondu : « Toi tu vas à Berlin. » Je n’étais pas du tout intéressé d’aller à Berlin sachant ce qui s’y passait.

Le débarquement en Normandie

A cette époque, en 1944, nous savions que les Américains avaient pris l’Italie et que l’on débarquait en France. On l’a su dans la journée même ! Je travaillais de nuit d’ailleurs… J’ai appris que les Américains avaient débarqué quand je suis allé chercher mon casse-croûte l’après-midi. Nous étions très contents.

Les habitants de Sarcelles étaient également au courant par la radio… Ils avaient tout ce qu’il fallait pour savoir ce qui se passait. Ce n’était pas la même chose pour nous. Notre courrier n’arrivant pas, ils ne savaient pas ce qui se passait dans le camp.

Le transfert de l’usine en Slovaquie.

J’ai donc procédé à tous ces démontages et je suis allé trouver un ingénieur autrichien que je connaissais bien, très bien, et pas du tout nazi. Il m’a dit : « Mon vieux, tu dois aller à Berlin.
  On va essayer de s’arranger pour que je retourne là-bas à l’usine en Slovaquie.
  Je sais bien ce que tu veux faire étant là-bas !
  Ca ne te regarde pas ! »
Il s’est débrouillé et j’ai été embarqué. Il fallait un passeport pour aller d’Autriche en Slovaquie. On m’en a fait un et un flic est venu me chercher pour m’accompagner par le train que j’ai pris à Nordbahnhof, à Vienne.

Une fois arrivés à Bratislava, nous avons changé de gare et avons repris un train. Il m’a dit : « Voilà on va à tel endroit, ça s’appelle Dubnica ».
Dans le train, il y avait des Slovaques curieux comme des chats. Ils ont demandé qui j’étais et quand ils ont su que j’étais Français, ils ont alors déballé des gâteaux… On m’a embarqué littéralement. Je suis arrivé le soir à l’usine où les gens ont dit : « Le voilà encore celui-là ! ». J’ai répondu « Oui. »

Bien avant, quand j’étais encore à l’usine à Vienne, j’avais retrouvé un copain d’école professionnelle affecté au poste de conducteur de camion. Il déménageait les machines pour les emmener dans cette usine et m’avait expliqué : « Tu sais, là-bas en Slovaquie, dans la montagne beaucoup plus loin que l’usine, des maquis se forment, et il paraît qu’il y a des Russes.
  Ah, ça c’est une bonne chose à savoir ».
C’est pour cela que j’ai fait des pieds et des mains afin d’être transporté là.

Prise de contact avec les résistants et insurrection nationale slovaque

Je suis arrivé à l’usine, on m’a relogé dans une baraque. On m’a affecté dans le même atelier qu’auparavant, mais souterrain cette fois-ci, et j’ai contacté les copains qui étaient déjà arrivés depuis un certain temps. Je leur ai demandé : « Vous savez qu’il y a des partisans qui se forment plus loin ?
  Oui on a entendu parler…
  Bien qu’est-ce que vous attendez pour foutre le camp ? C’est le moment ! C’est l’instant ! »
J’ai proposé : « Je prends contact » et je suis tombé sur un type qui recrutait les partisans.

Sur ces entrefaites l’insurrection nationale slovaque s’est déclenchée à la grande stupeur des Allemands très surpris par la chose. Elle a occupé rapidement tout un noyau du pays. Les Allemands ont réagi immédiatement en envoyant des troupes et ont ensuite complètement occupé l’usine. Ils y étaient déjà, mais les SS sont arrivés en plus et ont fait un rideau complet. Ils ont occupé tout autour de l’usine dans un rayon de 5 kilomètres. J’ai alors dit : « Il faut trouver la solution. On va partir. » On s’est donné rendez-vous avec des copains et on est partis séparément à une dizaine. La nuit, on a franchi des barrages en les contournant et on est tout de suite passés dans la montagne. On a fui de nuit, en dehors des postes de garde des Allemands et on a traversé la Slovaquie à pied pour retrouver le groupe des combattants français.

Au début, quand on traversait la Slovaquie en se cachant des Allemands, il fallait faire très attention car on ne savait pas sur qui on tombait… Les Allemands, on les repérait mais les civils ! On ne les connaissait pas. On ne connaissait pas leur langue… On ne connaissait ni le slovaque, ni le russe, et l’allemand plus ou moins bien. Heureusement dans ce pays, énormément de gens avaient travaillé en France et parlaient français. Dans chaque petit village où l’on passait, on arrivait à trouver des gens qui parlaient français et dès qu’ils tombaient sur un Français, ils nous aidaient. Nous n’avions pas peur d’être dénoncés. Nous leur avons toujours fait confiance. Je ne sais pas pourquoi…

La Slovaquie est un pays très montagneux : la chaîne du nord marque la limite avec la Pologne et monte à 2800 et quelques mètres. La chaîne centrale s’arrête aux alentours de 2040 mètres. En revenant vers la Hongrie, vous avez les monts métallifères d’un maximum de 1000 mètres puis la plaine de Hongrie. Au début ce sont des vallées plus ou moins larges qui se rétrécissent et où vous trouvez la route, le torrent, quelques fois une ligne de chemin de fer, et des villages plus ou moins isolés…

Nous avons très bien été accueillis par les gens des villages. Toujours ce qu’il fallait sur la table. Une solidarité formidable ! De ce côté-là, c’est une chose qu’on ne peut pas oublier… qu’on ne peut pas oublier.

Nous restions quand même informés et apprenions que Paris avait été libérée en août 1944. Alors ce fut la fête, une fête énorme évidemment… Paris est libéré ! Pourtant nous savons très bien qu’à plus de 1000 kilomètres de chez nous, on est dans la bagarre jusqu’au cou. Il ne faut pas oublier que les Slovaques ont déclenché une insurrection au centre de l’Europe mais que tout autour c’est l’armée allemande… Nous sommes cernés ! La Yougoslavie est bien éloignée de nous. Les Allemands, au contraire, remontent des troupes de Yougoslavie pour lutter contre nous.

La genèse de la campagne slovaque : la Hongrie

Sur la Slovaquie actuelle, il manque un morceau de Ruthénie donné à l’Ukraine, puis vous avez la Pologne, la République tchèque, l’Autriche et tout le reste c’est la Hongrie. Le nœud de cette histoire se situe en Hongrie. Budapest, capitale de la Hongrie, n’est pas en guerre avec la France pendant la guerre de 1939 à 1945, moyennant quoi le gouvernement du maréchal Pétain a une légation à Budapest. Il envoie des diplomates, un attaché militaire qui s’appelle le colonel Hallier, le père de Jean Edern Hallier.

La Hongrie n’étant pas en guerre, des prisonniers de guerre français évadés pouvaient franchir la frontière par l’Autriche par exemple ou plus communément par la Bohême Moravie puis la Slovaquie et la Hongrie… Dès qu’ils avaient passé une certaine distance à partir de la frontière, ils étaient souvent rattrapés par des gendarmes hongrois et internés. Mais c’était un internement très large, une semi-liberté… Un peu plus de 1200 prisonniers français ont ainsi été internés en Hongrie pendant la guerre : des officiers, des soldats… rassemblés au camp de Balaton Boglar, sur le lac Balaton.

Le 19 mars 1944, les Allemands ont occupé complètement la Hongrie, moyennant quoi les prisonniers français qui étaient là se sont fait embarqués à nouveau en Allemagne mais beaucoup d’autres se sont évadés parmi lesquels deux officiers français, le lieutenant de La Roncière et le lieutenant de Lannurien qui étaient en Poméranie. Après s’être évadés d’une façon rocambolesque de leur camp, ils ont traversé à pied la Bohême, la Moravie et sont arrivés un soir dans le nord de la Slovaquie. Ils sont tombés dans un petit village. Les villageois les ont renseignés et ils ont pris un train pour aller vers le sud, toujours avec l’idée de passer la Hongrie puis la Turquie, pour revenir vers les troupes françaises libres.

Ces deux officiers se sont fait arrêtés par les gendarmes slovaques qui leur ont demandé leurs papiers. Ils n’en avaient pas. Ils ont alors demandé qui ils étaient. Ils ont répondu qu’ils étaient des officiers français évadés. Curieusement, une fois transmis au tribunal, ils ont été condamnés à huit jours de prison pour franchissement illégal de la frontière sans document ! On a retrouvé le compte rendu du procès après la guerre !!
Ils ont donc été assignés à être internés là sans avoir le droit de parler aux habitants. Cependant, ils ont quand même noué des relations avec des résistants sur place et ont formé un noyau en 1942… Cela remonte loin. Petit à petit cela a pris corps. Une certaine idée de la chose s’est formée. Puis un jour on les a prévenus qu’ils allaient être arrêtés par la Gestapo qui avait eu vent de leur projet et de leur présence. Ils allaient être transportés au camp de Humenné, un camp de concentration situé vers la frontière russe, en Slovaquie.

La résistance est alors venue les chercher et les a cachés. De là, ils ont réussi à franchir la frontière hongroise, sont allés à Budapest et se sont fait inscrire au comité qui s’occupait des prisonniers à la légation de Budapest. Ils ont en même temps noué des relations. Ils se permettaient notamment d’aller de Budapest à Bratislava en douce pour négocier avec des résistants qui étaient là à côté du gouvernement slovaque inféodé aux Allemands. Et en 1944, l’ordre a été donné de lancer l’insurrection. Ils sont partis et une partie des prisonniers, 144 prisonniers de guerre exactement, sont arrivés par petits groupes au travers de la frontière par Galanta en Slovaquie… Une fois parvenus dans cette région, ils ont formé les premiers camps de partisans : les Français avec les Russes.

Notre arrivée parmi les partisans français

Nous sommes allés les rejoindre dans ce camp-là. Après des péripéties, nous avons réussi à traverser tout le pays Il y avait beaucoup de montagnes, des routes, mais certaines n’existaient pas à l’époque. L’unique façon d’aller de Zliechov à Cičmany, était de franchir un col, un sentier. On est arrivés à Cičmany le soir… dans un village où la moitié de la population parlait français. Ils avaient tous travaillé en France. On a rejoint ensuite le capitaine de Lannurien. A partir de là, nous avons fait toute la campagne de Slovaquie.

La campagne de Slovaquie

L’objectif

La campagne de Slovaquie correspond à tout ce qui s’est passé pendant l’insurrection nationale slovaque qu’on appelle là-bas « Slovenske Narodné Povstanié ».

Les Français formaient une unité constituée, armée reconnue entièrement par le gouvernement du général de Gaulle, par les Russes, par le gouvernement Tchécoslovaque de Londres et celui qui s’était formé sur place autour de la capitale de la résistance à Banska Bystrica. Nous étions en civils et n’avons touché des uniformes que trois semaines après.

Nous avons fait ce que nous pouvions avec les moyens dont nous disposions à l’époque, parce que nous estimions qu’il y avait quelque chose à faire. Il y allait de notre amour propre. C’était une question d’honneur… La notion de sauvegarde s’est installée après parce que l’insurrection a tenu ferme fin 1944 pendant deux mois avec des moyens dérisoires. Cela ne s’est jamais produit ailleurs en Europe pendant la guerre. On a tenu fin août, septembre et le mois d’octobre et mi-novembre, alors que les Russes avançaient en Pologne juste au-dessus de nous.

Les Allemands ont rapidement occupé toutes ces parties faciles du territoire. Il était possible pour eux de les prendre car au Sud c’est plat avec des vallées très larges… Nous, nous avons tenu à partir de Žilina. La première bataille du corps français a eu lieu au défilé de Strečno, dans des gorges. Là, une compagnie d’infanterie à nous s’est battue contre une brigade blindée allemande accompagnée d’infanterie. On tenait tout ça : le défilé, lignes de chemins de fer, tunnels… Nous avons bouché ces derniers mais nous ne voulions pas tout démolir, ne désirant pas sacrifier le pays, alors on a fait sauter les voies et on a envoyé des trains de charbon à toute vitesse afin qu’ils s’écroulent dedans. Il a fallu du temps après pour déblayer car les tunnels étaient très longs.

Nous tenions cette ligne qui s’en va vers l’Est et qui alimentait le front russe, une autre ligne par Banska Bystrica qui était la capitale de la résistance, qui repassait ici et retournait là-bas, et une troisième ligne qui passait par Zvolen. Nous tenions tout ça.

Notre rôle stratégique était de couper aux Allemands tout moyen de communication et de tenir le pays au maximum en les empêchant de circuler, en paralysant…

La composition des unités

On trouvait des unités constituées de l’armée slovaque qui s’était révoltée contre le gouvernement et des unités de partisans. Dans celles-ci il y avait des partisans slovaques et tchèques mélangés. Il y avait aussi des gens d’un peu partout, notamment beaucoup de gens évadés d’Allemagne et des prisonniers des camps.

Nous, nous étions évadés civils. Nous nous sommes engagés tout de suite et avons été immédiatement incorporés à l’armée française. Le capitaine, pour nous, représentait à la fois le gouvernement français. Il était ambassadeur, et s’occupait de toutes les questions de décès. Il faisait tout.

Lors de la première bataille de Strečno, on a engagé 150 hommes et on en a perdu 15 d’un coup parce que nous n’avions qu’un équipement léger contre des chars. On a réussi à immobiliser les chars, … parce qu’on a récupéré un canon de 88 aux Slovaques. Les servants avaient foutu le camp, ils avaient laissé le canon quand ils avaient vu que les chars arrivaient. Un de nos lieutenants qui était artilleur s’y est mis, et a réussi à bloquer deux chars. C’est sur ce lieu de bataille qu’a été posé le monument aux morts français… un combat uniquement d’infanterie contre des blindés ! Comme armes nous ne possédions que des mitraillettes, des fusils, des fusils-mitrailleurs, quelques mitrailleuses, des grenades, des grenades anti-chars et c’est tout. Nous avons ensuite eu des mortiers.

Nous faisions partie de la première brigade de partisans du général M.-R. Stefanik, un héros slovaque. M.-R. Stefanik. (Slovaque de naissance, astronome, aviateur, travaillant en France à l’observatoire de Meudon. Naturalisé français. Engagé pendant la guerre de 1914-1918. Devenu général de l’armée française. L’un des fondateurs de la Tchécoslovaquie.)

Cette brigade était constituée de trois bataillons : un bataillon soviétique commandé par un colonel, Vladimir Velicko, un bataillon slovaque commandé par un Slovaque et le bataillon français commandé par le capitaine Georges de Lannurien. Il n’était que lieutenant à l’époque et a été nommé capitaine par radio, en provenance de Moscou. Il a fini sa carrière comme colonel. A partir de là et pendant ces deux mois, ce furent des batailles incessantes. La première brigade de partisans, la nôtre, était un peu considérée comme une brigade de choc. On déplaçait cette brigade-là pour des coups durs.

Nous étions en permanence dans la montagne … et pour quelqu’un qui n’avait jamais connu autre chose que la montagne Sainte Geneviève à Paris, ce fut un apprentissage ! La première montagne que j’ai franchie quand je suis arrivé faisait quand même quinze cents mètres. Je me suis dit : « c’est un peu coton. » surtout quand vous avez à trimballer un fusil, les chargeurs de rechange pour les fusils mitrailleurs, toutes vos munitions à vous, plus un pistolet et votre musette avec un peu de ravitaillement ! Ca fait beaucoup à porter sur le dos !

Nous étions organisés militairement. Les Tchécoslovaques et les Russes ont été stupéfiés de voir la façon dont on a organisé la chose. Chez les Slovaques c’était un petit peu : « ça va comme on peut », mais pas nous. C’était réglo et c’est pour cela qu’on y allait. Je faisais alors partie de la deuxième section, l’unité des éclaireurs. J’étais fusiller voltigeur. On éclairait. On allait repérer devant. Et quand il a fallu retraiter, on était en arrière-garde. On fermait la marche. En fait, nous étions tout le temps au front.

La bataille de Strečno

Ce qui m’a le plus marqué au front était la différence de matériel entre nous. Combien de fois ai-je dit au lieutenant : « Si on avait nos canons de 47 que je fabriquais chez Delaunay-Belleville ! » mais on n’avait pas de canons de 47…

C’était un peu David et Goliath, car quand un char Tigre vous arrive devant le nez, que vous voyez la tourelle qui se balance, que le type est en train de chercher et puis que d’un seul coup il y a un éclair et que c’est parti, vous ne savez pas ce que vous allez faire… Vous plongez !

Quand on voit des camarades mourir devant soi c’est triste mais on prend sur soi. Vous ne pouvez pas pleurer. Vous n’avez pas le droit parce que si vous pleurez vous êtes foutu. Vous regrettez le copain… On le regrette. On en parle et puis c’est tout. Mais il faut agir dans l’instant. C’est toujours la même chose. Il faut déjà le retirer, l’embarquer car on ne peut pas laisser un blessé ou un mort. Il faut l’évacuer et en même temps, il faut protéger. Il faut être sans arrêt là, sur le qui-vive ! C’est une question fondamentale dans des batailles, en ligne bien que cela n’ait rien à voir avec une vraie ligne comme en 14-18. Ce n’est pas du tout comparable, c’est une espèce de ligne en perpétuel mouvement dû au pays et à l’importance des moyens mis contre vous par l’ennemi.

C’était disproportionné. On a estimé qu’il y avait en tout environ 25 000 partisans et à peu près 20 ou 30 000 hommes de l’armée slovaque contre les armées allemandes. Mais eux ont mis 6 armées contre nous ! ce qui correspond à environ 300 000 hommes… Ils avaient détaché des éléments, avec des moyens. Cela faisait environ 20 Allemands pour un des nôtres… Quand l’insurrection est arrivée, on a retrouvé les Allemands. Le général SS qui commandait toute la région a dit : « En 48 heures, c’est lessivé. »… 2 mois après il y était encore.

Sur 200 hommes, nous en avons perdu 56 et plus de 40 blessés. Nous étions moins qu’eux mais nous avions l’avantage de la mobilité.

Lors de cette première bataille dans le défilé de Strečno contre les chars, nous les avons affrontés de front ce qui fut une erreur tactique car nous n’avions pas les moyens de bloquer l’ensemble. Ce n’était pas ce qu’il fallait faire, mais le commandement avait décidé qu’il fallait les bloquer, les empêcher de passer dans ce défilé qui ouvrait le cœur de la partie libérée, car cela débouchait ensuite sur une vallée très large, impossible à défendre autrement qu’en se centrant dans les goulets de sorties et d’entrées.

Les camps en Slovaquie

Nous n’avons pas libéré de camps en Slovaquie car les deux qui existaient étaient situés dans la zone des Allemands. Il y en avait un à Humenné, du côté ukrainien mais nous n’avons pas pu aller jusque-là et l’autre était à Sered. C’était un camp qui regroupait tous les gens hostiles au système, y compris des Juifs de Slovaquie qui avaient été arrêtés. Quand nous nous sommes repliés, les Allemands étaient prêts à occuper la partie où se trouvait la capitale de la Résistance. Nous avons tenu le front pendant 4, 5 jours parce qu’ils arrivaient des deux sens, puis on nous a dit : « Il faut reculer, vous ne pouvez pas rester là, il faut évacuer. »

Il fallait évacuer avant une heure donnée parce que les Russes allaient faire sauter les carrefours. Or il fallait que l’on puisse passer. Nous sommes donc partis par temps de brouillard, ce qui nous a arrangé, et nous sommes remontés à travers la montagne. Un jour, lors d’une patrouille dans ces zones montagneuses, nous nous sommes un peu perdus parce qu’il tombait de la neige, et nous sommes tombés sur un camp. Nous sommes rentrés dans les baraques peuplées de Juifs : des hommes, des femmes, des gosses… ils étaient nombreux. Ils nous ont accueilli. Il n’y avait pas d’Allemands car nous tenions la montagne. On leur a dit : « Mais qu’est-ce que vous faites là ? Vous savez que les Allemands sont en bas à 5 kilomètres. Ils peuvent venir ici à tout instant. Est-ce que vous avez de quoi vous défendre ?
  On ne se défendra pas.
  Mais vous savez ce qu’ils vont faire ?
  Bien oui. »
Mais ils attendaient comme ça. J’ai dit : « Mais il faut vous armer ! Allez chercher des armes ! Il faut faire ce qu’il faut. »
Ils attendaient les autres… Ils n’en pouvaient plus. L’hiver 1944-45 a été particulièrement rigoureux, les températures descendant jusqu’à – 40° ! J’ai couché dehors par -40° et j’aime autant vous dire qu’il ne fait pas chaud ! Vous avez beau avoir des toiles de tente et faire du feu, quand vous voyez que vous avez un feu grand comme ça et que les pommes de terre gèlent dans votre sac… !

Nous avons été obligés de laisser les Juifs. Que pouvions-nous faire ? Nous étions deux pour faire une patrouille et nous tombons sur ces baraques dont nous ignorions l’existence ! Ce n’était pas un camp de concentration mais des Juifs qui s’étaient organisés, avaient fait des baraques et s’étaient cachés là… mais on l’ignorait ! On a dit « Tout ce qu’on vous souhaite… » mais les ordres étaient les ordres : il fallait retrouver les autres. Nous nous étions retrouvés bloqués là parce qu’en montagne, quand la neige commence à tomber, il ne faut pas longtemps pour se perdre. C’est quelque chose d’absolu. Ces montagnes-là sont sauvages, vous y trouvez encore des ours, même maintenant… des ours, des loups, des sangliers, de tout… C’était vraiment la nature à l’état pur.

Les Américains

Les Américains nous ont aidé. Ils nous ont apporté du matériel au début, quand ils ont atterri avec les forteresses volantes puis le ravitaillement a été fait par les Russes. Il y avait une délégation américaine et une délégation anglaise auprès du gouvernement slovaque en insurrection, délégations qui furent ensuite fusillées par les Allemands.

Les régions slovaques à population allemande

Dans ces pays, on trouvait des régions Schwab où des populations allemandes s’étaient installées il y a 200 ans. Elles aidaient les troupes allemandes. Ils avaient réussi à amener des troupes allemandes par derrière et ont encerclé une de nos sections. Nous y sommes allés pour les dégager mais on a encore perdu du monde.

On savait quand on arrivait dans ces régions-là grâce aux Slovaques. Il y en avait quelques uns parmi nous qui parlaient français et qui s’étaient engagés avec nous parce qu’on était Français. Ils nous servaient un peu d’interprètes et de guides. Ils disaient : « ce sont des Schwab ».

Alors quand on arrivait dans le village, si on avait besoin d’eau on allait chercher les habitants : « Prenez de l’eau, goûtez-là. » On leur faisait goûter l’eau parce qu’ils avaient empoisonné des puits dans certains coins. S’ils buvaient l’eau, on attendait un peu et si cela se passait bien, on pouvait la prendre. Quand c’était comme ça, on rentrait dans les maisons et on regardait, on fouillait tout : les caves… parce que c’étaient des éléments allemands. Quand la guerre fut terminée, ils furent contraints de quitter le pays. C’est ce qui fut appelé « personnes déplacées ».

Les moments de camaraderie

Les meilleurs moments de camaraderie avaient lieu quand nous avions fini un coup de main. Du temps de l’occupation complète, les Allemands occupaient des zones et nous allions à l’intérieur. Toute la section est ainsi partie, 30 partisans, un gendarme slovaque qui nous servait de guide, le lieutenant et son adjoint, soit 33 bonhommes, une semaine à marcher et attaquer les Allemands sur leurs voies de communication, derrière leurs lignes. La dernière fois, nous avions reçu l’ordre d’attaquer un observatoire qui dominait toute la région où étaient situées des troupes de notre brigade. Nous sommes montés et l’avons attaqué mais les Fritz étaient partis 2 heures avant quand ils avaient su qu’un groupe de partisans agissait dans la région. Dans notre groupe, nous n’étions plus que 12 sur 33 car l’autre partie du groupe s’était égarée dans la montagne et n’avait pu faire la jonction avec nous. Or, ils avaient ordre si on ne se retrouvait pas de rentrer à la brigade. Nous, nous avons continué. Le lieutenant a dit : « On continue, on est beaucoup mieux comme ça. On était de trop. »

Nous avons donc occupé ce site d’observation, un mont de 1000 mètres avec une très belle vue, où nous avons été accueillis par le gardien.
Quand il nous a vu arriver, il a tout de suite levé les bras, s’imaginant que c’étaient des Fritz qui revenaient. Quand il a su que nous étions Français, il a sauté de joie. Dans un coin de la grande pièce il y avait une trappe qu’il a levée et de laquelle il a sorti des bouteilles de vin. Puis il a dit : « Il faut le boire celui-là. C’est le vin que les évêques prennent pour dire leur messe » C’était du bon !

En descendant de ce site d’observation car il fallait bien continuer, nous sommes allés attaquer une entrée de pays gardée par les Allemands mais nous avons été rejoints par des camions allemands qui nous sont tombés sur le dos. Ils ne s’attendaient pas à nous trouver là, et nous non plus. Nous devions descendre plus bas pour attaquer le village… et avons liquidé trois camions avec les Fritz puis sommes repartis.

Rentrés au cantonnement de nuit, après avoir marché, ce fut la grande fiesta. Le lieutenant a demandé au motocycliste qu’il le reconduise au PC du capitaine, à 40 kilomètres de là ! Nous étions ainsi séparés sur de vastes zones où l’on trouvait de tout : des Allemands qui d’un seul coup arrivaient puis repartaient… Au petit matin, en revenant après la fiesta, nous sommes allés protéger les mineurs qui minaient les routes. Après, on nous a quand même ramenés au repos.

La survie et l’honneur

Que ressent-on quand on tue quelqu’un ? Rien, c’est le gouffre… La première fois que ça m’est arrivé, nous devions attaquer un village. Nous sommes arrivés, j’étais derrière un rocher et d’un seul coup une balle a frappé le rocher juste au niveau de mon front. J’ai reçu des éclats du rocher. Le copain m’a dit alors : « Attention ! Planque-toi ! Il y en a un qui est planqué dans un arbre ! » Effectivement, nous l’avons vu dans l’arbre, plus haut. On a ajusté le fusil tous les deux… On a vu le type qui tombait… Quel est celui qui l’a eu ? Les deux ? moi ? lui ?

Là vous êtes dans un combat et vous savez que si vous n’abattez pas celui qui est devant vous, c’est lui qui va vous abattre. Et quand vous voyez le copain qui tombe à côté de vous, vous vous dites : « celui-là on va l’avoir. » et vous tirez. C’est plus qu’une question de survie, c’est une question d’honneur.

La survie est une chose… Pendant cet hiver 1944-45, je suis arrivé dans une petite ferme isolée où il y avait trois personnes, le mari, la femme et un gosse. Par terre c’était de la terre battue. Il n’y avait pas non plus d’électricité dans ces coins-là. Il y avait trois fourchettes, trois couteaux, trois cuillères, trois assiettes, trois verres.
Il n’y en avait pas quatre ! Pourtant on m’a servi à manger une bonne soupe chaude, du lard, etc… et on a attendu derrière moi que j’aie terminé de manger avant de s’installer pour manger. Il faut le faire… Ce sont des moments émouvants qu’on ne peut oublier !

Une autre fois, je suis descendu dans un village en plein jour pour négocier un ravitaillement pour le groupe. Le village était tout en longueur : le torrent, la montagne… des maisons des deux côtés. Je discutais avec les gens quand un enfant est arrivé en courant : « Nemeski ! nemeski ! nemeski !
- Qu’est-ce que tu racontes ? Il y a des Allemands ? Il n’y en avait pas tout à l’heure ». Machinalement on regarde et de l’autre côté du torrent une colonne allemande s’installait. Les Slovaques qui étaient avec moi me dirent : « Sauve-toi ! Sauve-toi ! Disparais dans la maison ! » J’ai répondu : « Je ne vais pas rester là car s’ils me trouvent ici ils vont liquider tout le monde. » Je suis alors reparti en me cachant. Heureusement, près du torrent il y avait une espèce de bief pour faire marcher un moulin. Je suis descendu dedans et j’ai filé comme ça. Quand les Allemands m’ont aperçu, j’étais déjà loin. Ils ont tiré une rafale de fusil mitrailleur mais ils m’ont manqué. S’ils m’avaient pris là avec les gens, ils les auraient liquidés ! Ils auraient même peut-être brûlé le patelin ! C’est déjà arrivé… des patelins complètement brûlés…

Il m’arrive de retourner en Slovaquie, notamment cette année pour le 60ème anniversaire.
J’ai également revu des gens qui m’avaient aidé en Slovaquie. Malheureusement maintenant la plupart sont morts mais j’en connais encore qui étaient avec nous pendant la guerre notamment le général Sadeyk qui habite à Prague, et qui était officier slovaque dans la brigade. On s’écrit tout le temps. Il est venu en France. On s’est revu. Il a beau être général…

Les villes martyres

Il y a eu des Oradour en Tchécoslovaquie. Ce fut le cas en Bohême, à Lidice, à 30 kilomètre au-dessus de Prague. La ville a été entièrement rasée car du temps de l’Allemagne, le protectorat de Bohême Moravie était commandé par le SS Heydrich. Or celui-ci a été tué à Prague par des parachutistes slovaques et tchèques venus d’Angleterre. Les Fritz ont cherché et ont décidé que ça c’était passé à Lidice, un pays de mineurs. Ils sont arrivés dans cette ville qui n’existe plus maintenant. Lidice a été reconstruite en dehors de l’ancienne ville. Ils ont raflé tous les hommes au-dessus de 16 ans et les ont fusillés, ont déporté les femmes et les enfants, tué les chiens et les bêtes… Ils ont tout tué. Ils ont rasé entièrement le pays, ont ramené de la terre dessus et ont labouré. Lidice, c’est l’Oradour tchécoslovaque. J’y suis allé en 1957 et j’ai été frappé car il n’y avait pas un cri d’oiseau… rien. Une odeur de mort simplement… On voyait des débris de murs mais pas un cri d’oiseau, pas un pépiement…

En Slovaquie, ils ont également détruit des villages. Ils ont brûlé, massacré… Il y eut des bains de sang quand ils ont réussi à réoccuper complètement le pays que l’on avait été obligés d’abandonner par la force des choses. Ils ont fusillé les gens, les ont emmenés en déportation dans les villages qui nous avaient aidés … Quand les prisonniers de guerre français venaient de Hongrie pour passer (une filière était organisée, qui passait par Sered… Galanta-Sered), des boulangers recevaient les groupes à chaque fois et les nourrissaient. De là on venait les rechercher et ils retournaient vers les camps d’organisation. Ces boulangers ont été dénoncés quand les Fritz ont réoccupé le pays. Ils ont été déportés à Sachsenhausen et ont été fusillés par la suite.

Les dénonciations

Ce système de dénonciation était pénible. Vous avez toujours des gens prêts à dénoncer pour n’importe quoi… Un bon copain qui était avec nous du temps où je travaillais à Vienne a ainsi été dénoncé. Sa femme avait accouché. Il avait donc eu droit à une permission et était reparti. Ils l’avaient laissé aller mais il avait décidé de ne pas retourner et s’était planqué. La concierge l’a su et l’a dénoncé.
Un beau jour on l’a vu revenir dans la baraque. « Qu’est-ce que tu fais là ? On croyait que tu étais resté là-bas…
  Tu vois, j’ai été dénoncé. Mais je n’ai pas dit que j’étais dans cette usine (il avait donné un autre nom). »
L’usine a ensuite été déplacée à cause des bombardements. Ils l’ont envoyé à Berlin et il est mort dans un bombardement. Le destin d’un homme : la bonne femme a été condamnée évidemment mais lui n’est pas revenu. C’est une forme de dénonciation. Pourquoi l’a-t-elle dénoncé ? Que lui avait-il fait ?

Octobre 44 dans les montagnes

Nous avons été complètement livrés à nous-mêmes à partir d’octobre 1944. Nous étions libérés de tout sauf de la montagne. On regardait quelques fois les allemands dans cette énorme vallée. Ils avaient récupéré la ligne de chemin de fer, avaient réussi à déboucher les tunnels et faisaient rouler les trains pour aller vers le front. Comme ils savaient qu’il y avait des partisans de tous les côtés, ils avaient mis une plate-forme avec un char, sur chaque train en avant de la loco et à l’arrière une autre plate-forme avec un char, au milieu un wagon avec de l’artillerie anti-aérienne. Quand le train passait, ils essayaient de nous impressionner… De la montagne, on voyait la tourelle du char et le canon qui montaient et paf ! Ils mettaient deux, trois obus comme ça au hasard dans le décor. On rigolait bien car on était au-dessus. On les regardait puis on redescendait après. On a également fait de nouveau sauter la voie.

Nous n’avons pas eu de contacts avec des déserteurs allemands. Pour nous les boches, c’étaient les boches, il n’y avait pas de sentiments.

La fin de l’insurrection

Les Allemands ont lancé une dernière opération au mois d’octobre et ont réussi à reprendre Zvolen et Banska Bystrika, la capitale de la résistance. Le gouvernement collaborateur slovaque a décidé de calmer le jeu en souhaitant que les soldats de l’armée slovaque qui s’étaient mis avec nous rentrent à la maison tranquillement.

Mais nous, les partisans, n’avions aucune chance. Les quelques camarades qu’ils ont réussi à prendre ont été liquidés, précipités dans les fours à chaux. Nous savions qu’ils avaient disparus, qu’ils étaient Français et qu’ils ont été balancés dans les fours à chaux. Les Russes savaient très bien qu’ils n’avaient rien à attendre ! Rien à attendre ! Comme nous.

Nous nous sommes alors repliés dans les montagnes. Ce fut une dislocation des groupes car vous ne pouvez pas transporter un groupe de 100 personnes comme cela dans la montagne. Il faut le ravitailler, lui donner des munitions, le protéger et ce n’est pas facile. Nous nous sommes dispersés en petits groupes, 10, 15 petits groupes, par ci, par là, de sorte que certains copains ont réussi à faire la jonction avec l’armée soviétique en Hongrie au mois de janvier 1945. Je n’ai réussi à la faire avec les Américains qu’à la fin du mois d’avril 1945. Ceci est une autre histoire. Par contre, je suis revenu plus tôt en France.

Nous avons fait la jonction avec des Russes et l’armée roumaine. Je me suis arrangé pour aller vers les Américains parce que les Russes nous embarquaient jusqu’à la Mer Noire, à Odessa. Il fallait ensuite revenir, faire le grand tour. Je suis donc allé du côté des Américains, on m’a mis dans un avion et je suis arrivé au Bourget.

Le retour à Sarcelles

Je suis rentré à Sarcelles le soir, où l’on ne m’attendait pas parce que ma mère croyait que j’étais mort. Ils avaient eu des nouvelles…Notre officier qui avait détruit les chars, avait été gravement blessé. Soigné en Slovaquie, il fut évacué sur la Russie par avion sanitaire. Il était arrivé en France avant nous en novembre 44 et nous avions fait un mot en vitesse au crayon que nous lui avions donné pour qu’il le poste une fois arrivé en France. La lettre est arrivée chez ma mère qui s’est aperçu soudainement que oh ! tragédie ! Ce dont je parlais s’était terminé depuis facilement deux mois dans un bain de sang. C’est ce qui avait été dit en France à l’époque. Une ambassade tchécoslovaque était revenue à Paris et s’organisait comme elle pouvait. La pauvre femme a alors fait des pieds et des mains pour savoir… Elle est allée voir l’attaché militaire qui lui a dit : « oui, je connais, nous sommes au courant mais ils se sont repliés dans les montagnes. Mais madame ! Mais madame ! Il y a eu beaucoup de tués ! » Elle est revenue avec cette seule information à la maison…

Quand je suis revenu du Bourget on nous attendait avec des autocars pour nous emmener à la garde d’Orsay, lieu de rapatriement. Nous avons passé des visites, des interrogatoires… On m’a donné une carte de rapatrié et on m’a dit : « Voilà, vous pouvez aller chez vous. » Mais je n’avais rien, pas un radis ! J’ai pris le métro comme ça sans payer… Je suis arrivé à la gare du Nord pour le dernier train, à une heure du matin. Je dis au contrôleur : « Mais je n’ai pas d’argent.
  Mais tu montes dans le train et puis c’est tout ! »
Je suis donc arrivé chez moi, à une heure et demie du matin. J’ai sonné, ils se sont levés : « Qui est-ce ?
  C’est moi.
  Comment c’est toi ?
  Bien oui. »
Mon père partait le matin même dans le Nord à l’enterrement de ma grand-mère. Je suis arrivé comme ça, quand ma grand-mère partait.

Un retour en France difficile

En France, nous avons su qu’il y avait eu des défoulements, des règlements de compte mais nous sommes arrivés après. Quand nous sommes revenus en 1945, des élections avaient déjà eu lieu. Ils n’avaient pas attendu que nous soyons revenus pour faire des élections.

Sarcelles n’avait pas changé… c’est nous qui avions changé. Il y avait encore des restrictions. Ma mère me dit un jour : « Tiens, il y a eu des tickets, il paraît qu’il y a des oranges chez untel. Tu devrais aller les chercher. »
Je vais chercher les oranges, me voilà parti… J’arrive chez le marchand qui me dit : « Il n’y en a plus.
  Pourquoi n’y en a-t-il plus ? Ils ont bien dit qu’il y avait une distribution d’oranges…
  Parce qu’il n’y en a plus. Tu n’avais qu’à venir plus tôt…. »
Je commence à prendre le mors aux dents. Je l’engueule :
« Tu me donnes mes oranges parce qu’après tout, si je me souviens bien de ce que l’on m’a dit, pendant que les Fritz étaient là, les petits paniers pour ces messieurs, tu les passais en douce, tu ne t’occupais pas s’ils avaient des tickets ou pas. »
Toujours est-il que les flics sont arrivés et m’ont embarqué. Je tombe alors sur le brigadier. A ce moment-là le commissariat était dans la rue Taillepied. « Tu ne devrais pas faire ça !
  Ecoute toi, si je ne m’abuse tu étais là quand on m’a embarqué pour aller en Autriche. Alors, tu la fermes ! On n’est pas là pour se laisser emmerder comme ça, alors tu ne la ramènes pas. Et l’autre là-bas, si tu veux que j’aille casser sa vitrine… »

On revenait et on se trouvait d’un seul coup confronté à toutes ces choses… des tickets qui étaient sortis mais des oranges qui n’étaient plus là… Intérieurement, nous étions en rogne… et pas décidés à se laisser faire. Nous avions le sentiment quelque part que ceux qui étaient restés là avaient été un peu planqués par rapport à nous.

Je l’ai notamment ressenti quand j’ai retrouvé mon travail. Le patron m’a dit :
« Voilà vous pouvez reprendre le travail… Mais vous savez, pendant que vous n’étiez pas là, j’ai bien été obligé de mettre quelqu’un à votre place.
  Et alors moi là-dedans… ?
  Bien vous pouvez reprendre ça… »
Là, c’est parti… comme une fusée. « Mais dites donc, dans votre bureau, je vois la photo de De Gaulle, mais autant que je m’en souvienne en 42 c’était Pétain qui était là, dans le truc ! »
Alors je n’ai pas pu y rester, il a fallu que je recherche du travail.

C’était une forme de révolte car c’est inadmissible ! Vous revenez, vous avez perdu votre place. On vous dit : « Vous retrouvez tous vos droits » mais vos droits, vous ne les retrouvez pas ! Vous êtes allé au casse-pipe pendant que d’autres sont restés là : c’était comme une injustice !

Cela m’a demandé une bonne année, près de deux ans, pour me reconstruire un peu, recontrôler tout d’une façon à peu près valable. J’ai toujours eu un tempérament un peu emporté mais là c’était décuplé. Je ressentais une forme de violence contre cette injustice… Si j’avais eu ma mitraillette j’aurais certainement fait des bêtises !

Sarcelles après la libération : élections et résistants

Quand je suis revenu à Sarcelles en 1945, les gens trouvaient qu’il y avait encore des difficultés pour se ravitailler. La liesse de la libération était passée. Cela faisait déjà 8 mois. Le problème était donc derrière…`

Je suis arrivé après le vote de la constitution et les élections municipales. Nous n’avons pas eu le droit de voter à ce moment-là puisque c’était déjà fait. Le maire de l’époque s’appelait Henry Meyer. Il faisait partie de la commission spéciale qui avait été faite pour diriger le pays pendant l’occupation. Il faisait partie de la résistance, cette commission spéciale n’étant finalement constituée que de résistants.

Meyer, le docteur Louvet, le pharmacien Knol, tous ces gens-là étaient dans les formations de libération. Meyer a d’ailleurs été dénoncé et s’est retrouvé au camp de Royalieu à Compiègne. Après avoir réussi à s’en évader au hasard d’un bombardement, il est revenu à Sarcelles pendant la libération. Il s’en est tiré comme ça. Il a continué, a présidé le comité de libération, puis a été élu maire. Mais les gens ne savaient pas qu’ils étaient résistants ni que le chef de gare avait un poste de radio dans son grenier et qu’il avait correspondu avec les Anglais durant toute la guerre. Il y avait des vrais de vrais à Sarcelles ! à côté des résistants du 32 août. C’est inévitable… Les gens qui se gonflent un petit peu, c’est humain. Toutefois, par la suite, certains sont partis s’engager dans les armées, dans la division Leclerc ou la première armée.

La reconnaissance de notre combat par De Gaulle

La reconnaissance de notre combat, de ceux qui sont allés se battre là-bas a commencé en 1944. Le 9 décembre 1944, de Gaulle était à Moscou pour négocier des choses politiques, et il a cité notre groupe à l’ordre de l’armée :

« Le groupe des partisans français en Slovaquie, magnifique Unité, issue de la volonté de reprendre les armes et de participer aux combats libérateurs d’un groupe de Française évadés des geôles allemandes, sous l’énergique impulsion du Capitaine de Lannurien, du Lieutenant Poupet et du Sous-Lieutenant Tomasi, participe brillamment aux actions des partisans en Slovaquie, harcelant l’ennemi sans répit, lui causant de fortes pertes et détruisant ses communications.
Combattant loin de la Mère Patrie, souvent isolé au milieu des forces ennemies, fait l’admiration de ses Camarades Russes et Slovaques par son ardeur au combat, son audace et ses hautes vertus morales.
Constitue un vivant témoignage du patriotisme français. Cette citation comporte l’attribution de la Croix de guerre avec palme » (Général de Gaulle).

C’est la citation pour le groupe. Il a fallu ensuite régulariser cela. Il a alors été décidé que le groupe de De Lannurien serait considéré comme une « Unité reconnue comme formation de l’Armée par Décision Ministérielle n° 08914 du 22 Juin 1945 » (c’était donc rétroactif) « et considéré à tous égards comme une Formation de l’Armée ayant constituée pendant toute la durée des opérations une Compagnie Autonome d’Infanterie opérant hors du Territoire National. »

Ce fut la reconnaissance complète de notre action

Notre capitaine était un camarade du général De Boissieu, le gendre de De Gaulle. Ses camarades venaient de Saint Cyr et de Saumur. Nous avons pu obtenir en 1945 un bureau aux Invalides à Paris notamment grâce à ces accointances. A partir de là nous avons été reconnus et nous avons touché notre solde… un versement rétroactif de solde militaire, de l’argent. Quand j’étais revenu, je n’avais pas un sou dans la poche, j’étais alors bien content qu’on me donne un billet de cent francs au centre de rapatriement.

L’Europe et la Tchécoslovaquie

Entre la partie tchèque, qui comprenait la Bohême Moravie, et la Slovaquie, il y avait une sorte de lutte sournoise, les Tchèques considérant les Slovaques un peu comme des « ploucs » parce que c’était plutôt une population de bûcherons et de petits agriculteurs de montagne. La partie, tchèque était industrialisée. Il ne faut pas oublier que la Tchécoslovaquie était à peu près le 6ème ou 7ème pays du monde au point de vue « production industrielle » avant la guerre de 1939… et c’était une production industrielle lourde. Ils avaient donc un peu cette idée de supériorité vis-à-vis des Slovaques qui eux n’avaient pas grand-chose à côté.

Il existait aussi une différence entre la Slovaquie, occupée pendant plus de 1000 ans par les Hongrois, et la partie tchèque occupée par les Habsbourg. Les Hongrois n’ont pas laissé leur marque notamment au point de vue « construction » sauf dans les parties sud du pays comme Bratislava ; tandis que du côté tchèque, les Habsbourg ont quand même laissé pas mal de choses sur Prague.
Quand vous reprenez la partie tchèque et que vous considérez le Tchèque de la Bohême et le Morave de la Moravie, le petit Morave vous dit : « Mais vous comprenez ! Les Tchèques, ils sont là ! Les Slovaques, ils sont de l’autre côté ! Ils ne peuvent pas s’entendre, et nous pauvres Moraves, que voulez-vous qu’on fasse entre les deux ? » …Combien de fois avons-nous ri avec ça !

Or la Moravie est un pays très riche au point de vue de l’agriculture, beaucoup plus que la Bohême qui était plus une partie industrielle. Quand les communistes ont complètement occupé le pays dans les années 50, des présidents de la Tchécoslovaquie se sont avérés être Slovaques. Ils ont alors essayé de donner un avantage aux Slovaques vis-à-vis des Tchèques, moyennant quoi ils ont laissé tomber Prague, par exemple. On n’entretenait plus rien. J’ai vu des échafaudages rester 20 ans dans la ville… des trucs immondes, ça pourrissait sur place. A cette époque, la Russie, l’URSS, vendait des armes un peu à tout le monde. Ils ont donc monté une industrie lourde d’armement notamment dans la fameuse usine souterraine. Ils ont également monté un énorme combinat de fabrication d’aluminium à Ziar nad Hronom où il n’y avait ni minerai, ni suffisamment d’électricité pour le fabriquer de sorte que tout s’est écroulé quand l’URSS s’est écroulée. C’est pour cela que ces gens-là ont à l’heure actuelle des difficultés pour s’intégrer. Mais il y a eu une évolution énorme !

Lorsque nous y allions du temps du communisme, nous avons toujours été reçus avec les honneurs les plus grands, sans jamais d’allusion politique.

Les rapports franco-allemands

Dans les années 50, quand de Gaulle et Adenauer se sont réunis. Nous espérions… tout en conservant une arrière-pensée vis-à-vis des Allemands. Je sais bien que les Allemands de maintenant ne sont plus ceux que l’on a rencontrés, et que ceux qu’on a rencontrés ont peut-être un peu changé d’optique, ce qui paraît difficile… mais on a toujours une arrière-pensée.

Par la suite, j’ai dû aller en Allemagne pour mon travail. Un jour, nous nous sommes trouvés à Dusseldorf avec un ami, un samedi soir. Des jeunes s’amusaient sur la route, dans la ville et d’un seul coup on les a vu se former en cortège l’un derrière l’autre et partir au pas. J’ai commenté : « Tiens, regarde-moi ça. Il n’y a rien à faire, c’est ancré chez eux cette histoire… » Il faut se mettre à notre place : quand vous avez vu et subi certaines choses, il y a des choses qui sont difficilement admissibles. Dire qu’il faut être en guerre d’une façon permanente : non. On a autre chose à faire que ça, mais…

Plus tard, pour mon travail, je suis retourné à cette même ville de Dusseldorf où nous avons monté une usine de traitement d’eau. J’étais un grand spécialiste sur la question pour tout ce qui concerne les appareils électriques et tout le matériel. Le midi, ils nous ont offert un repas où il n’y avait que des anciens officiers de l’armée allemande dont un ou deux SS. Ça se voyait : ils étaient gênés. Moi, je riais intérieurement… J’ai dit à un Alsacien, qui était avec moi : « T’as vu comment ils sont guindés ! Moi je suis deuxième classe, et lui il a beau être général et tout… ». Ils marquaient vraiment une gêne.

L’un d’eux avait fait la campagne de Russie. Il avait toujours de belles chaussures et avait horreur de la boue. S’il y avait une flaque d’eau, il regardait tout de suite… parce que la hantise de la boue en Russie, c’était terrible !

Quand j’ai repris contact avec les Allemands après la guerre, je l’ai pris comme ça. Je me suis dit : « De toute façon ils ont été battus. Là je peux leur donner des instructions pour leur dire comment ils doivent travailler… » ce qui me plaisait beaucoup. C’était l’ironie de l’Histoire, une espèce de revanche personnelle.

Avoir vu 200 types comme nous, tous évadés des camps de prisonniers de guerre ou de travailleurs forcés, oser se joindre à cette affaire pour la beauté du geste finalement, car cela ne nous a rien rapporté du tout… strictement rien… même pas de médaille spéciale, excepté par les Tchécoslovaques..., seulement le sentiment d’avoir combattu pour la liberté et le droit.

J’ai eu les pieds gelés pendant la guerre. J’ai été soigné au Val-de-Grâce quand je suis rentré parce que j’avais des difficultés à marcher. J’ai également eu une éraflure au bras d’une balle de mitraillette, mais ce n’était rien du tout… et deux balles dans la musette, mais elles sont passées à côté en me cassant ma bouteille.

La guerre et les jeunes

Je n’ai pas témoigné dans les écoles, sauf à Epinay dans la classe de ma petite-fille quand j’ai été décoré de la légion d’honneur. Ils voulaient obtenir des renseignements et savoir pourquoi j’avais obtenu la légion d’honneur. J’y suis allé, je leur ai donné des explications. Ils ont été très intéressés et ont posé beaucoup de questions.

A Zilina, en Slovaquie, ils ont voulu qu’une école porte le nom du capitaine de Lannurien. Ils ont mis son nom au fronton de l’école. Nous avons également réussi grâce au maire de Strečno et à la veuve du capitaine à créer un jumelage entre la Bretagne (où la Slovaquie a d’ailleurs un consul à Roscoff) et Strečno.

Après ce que j’ai vécu, j’essaye d’expliquer à mes petits-enfants ce qu’est la liberté et de leur faire comprendre qu’elle n’est jamais si chère que quand on l’a perdue, car quand elle est perdue, elle est bien perdue et il est bien difficile de la retrouver… surtout quand vous tombez sur des gens comme ceux sur lesquels nous sommes tombés.

Ils n’ont qu’une conception virtuelle de la chose à cause de la télévision. Ils ne savent pas ce qu’est un bombardement. A l’heure actuelle, il y a des conflits : on bombarde. Qu’est-ce que vous voyez ? Un ou deux avions, pas plus. Or, lors des bombardements sur la France ou l’Allemagne, vous aviez 1000 avions qui vous passaient au-dessus de la tête et qui d’un seul coup vous larguait tout ce qu’ils avaient dans les soutes !
Seule ma chienne aimait les bombardements… C’était une chienne de chasse alors quand la D.C.A. claquait, elle cherchait partout pour voir où ça tombait !

Message aux jeunes

Je voudrais dire aux jeunes qu’ils s’imprègnent un peu de ce qui a été marqué sur le monument. C’est un poème composé par un Slovaque, mort maintenant, mais que j’ai très bien connu :

« Que s’épanouisse la fraternité née des flammes de l’insurrection
Que les fleurs des champs ornent les tombes des braves

A la gloire éternelle des fils de France
Portés par la Marseillaise à des exploits héroïques
Et tombés en vainqueurs dans la lutte commune
Pour notre bonheur et celui de l’humanité. »

Ce poème est gravé sur le monument aux morts situé à Strečno, sur la colline de Zvonica, ce qui en slovaque signifie « le clocher » car il domine tout. Ils ont choisi un site superbe, et ce du temps du gouvernement communiste, en 1956.


Voir en ligne : La Bande Dessinée : Les Migrants

Messages

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.