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Sarcelles : Nabil né en 1975
Cela me semblait naturel d’avoir la nationalité car je suis né en France !
La rue c’était un peu ta maison, ton mobilier !
lundi 5 juillet 2010, par
Fin des années 80, le Hip-hop a eu une influence très importante sur Sarcelles ; tous les jeunes ont baigné dans ce mouvement, moi-même j’ai participé à cette mouvance. Tout le monde a tagué, tout le monde a fait du graffiti, tout le monde a dansé. On avait une culture américaine contrairement à d’autres villes....... Si je suis entré dans le social ce n’était pas seulement pour en faire un métier que je pourrais exporter n’importe où, mais pour apporter ma contribution dans ma ville. Pour moi, il était incohérent de donner mes forces ailleurs tandis qu’il y en avait besoin dans ma commune......
Nabil
Je suis né en 1975 à Sarcelles, à la Clinique Alexis Carrel. Mon père vient de Tunisie, et ma mère du Maroc. Il est né en 1954, il me semble, et ma mère en 1953. Je ne connais pas exactement leurs dates de naissance. Mon père est venu seul en France au début des années 1970. Il est d’abord passé par Lyon, puis par Sarcelles. Un de ses copains lui a proposé du travail donc il est venu s’installer ici. Dans les premiers temps, on l’a logé au foyer de jeunes travailleurs, avant de rencontrer ma mère.
Origines familiales
Je connais mes grands-parents paternels, ils travaillaient dans la culture des oliviers. Mon grand-père n’a jamais souhaité venir en France. Il a combattu pour la France. Il m’a montré des petites boîtes contenant des documents, dont son carnet de santé. A l’intérieur, il était inscrit qu’il avait une invalidité de 70% à son bras. Cet élément m’a beaucoup marqué. On y mentionnait aussi qu’il touchait trois cents ou quatre cents francs par an. Je pense que c’est pour sa participation à la guerre de 1939-1945. J’ai appris ça il y a cinq ou six ans. Cela m’a beaucoup marqué, bien que j’aie été un peu sensibilisé à cela par la médiatisation du film « Indigènes ». Mon grand-père m’a dit qu’il était invalide à 70% de son bras, il percevait une solde minime et n’a jamais rien réclamé. Il n’a ni demandé à venir en France, ni revendiquer quoi que ce soit.
Je ne sais pas s’il avait la nationalité française ; mon père, lui, est tunisien. Il a d’ailleurs toujours conservé cette nationalité. Ma mère non plus n’a jamais demandé à avoir la nationalité française, elle est marocaine. Je ne sais pas pourquoi. Peut être à cause de toute la paperasse que cela demandait. Elle a des amis en France depuis moins longtemps qu’elle, ils ont demandé et obtenu la nationalité française. Mais elle n’a jamais entamé de démarche auprès des services administratifs.
Je n’ai pas eu automatiquement la nationalité ; je me rappelle avoir fait à seize ans un certificat de naturalisation ; ensuite, je suis devenu français. Je suis pourtant né en France ! A l’âge de seize ans, on m’a dit qu’il fallait que j’aille faire mes papiers. Je me suis donc rendu au tribunal du coin. Après avoir fait cette demande, j’ai reçu mes papiers. Cela me semblait naturel d’avoir la nationalité car je suis né en France ! Pour moi j’étais français. Mes parents m’ont volontairement poussé à faire cette demande, car ils savaient l’importance que cela pouvait avoir. C’était en 1991.
Ma mère est arrivée par le biais du regroupement familial. Mon grand-père maternel est venu en France pour du travail à la fin des années 60. Il travaillait dans le bâtiment. Ensuite, il a fait directement venir sa famille (ma mère, ma grand-mère) à Paris. La famille de ma mère ne parlait pas français. Ils venaient du Maroc, de la ville de Casablanca. Ma mère parlait très peu. Elle comprenait le français, mais ne le maîtrisait pas vraiment. Ils sont arabes. D’ailleurs, ils savaient très bien lire l’arabe. Au pays, ma mère est allée à l’école publique, l’école classique.
Le retour aux racines, un parcours initiatique
Il y a cinq ou six ans, je suis parti en Tunisie rencontrer ma famille. J’ai eu un déclic à vingt-cinq ans ; j’ai commencé à chercher mon histoire, mes origines, et ceci jusqu’à aujourd’hui. C’est à ce moment que j’ai su pour mon grand-père. J’ai appris qu’il avait fait la guerre, qu’il était invalide. En même temps une période de tension s’est installée en France. C’était après des évènements qui allaient marquer un tournant dans l’histoire, comme le 11 septembre. On se demandait où était notre place, on s’interrogeait, on se posait des questions auxquelles on n’aurait jamais pensé auparavant. Par exemple : Quelle est ma place ici ?
Ma mère habitait Avenue Paul Valéry, aux Flanades, dans la grande barre de dix étages. Mon père vivait au foyer de jeunes travailleurs. Ils avaient des amis communs, ils se sont rencontrés comme cela. A l’époque, il faut savoir que ça ne se faisait pas trop de se mélanger entre Marocains et Tunisiens. Les unions entre les différents pays du Maghreb étaient rares. On se mariait entre personnes d’un même pays.
Je ne connais rien sur les évènements qui ont eu lieu pendant l’indépendance de mes deux pays d’origine. Mes parents et mes grands-parents ne m’ont d’ailleurs rien raconté à ce sujet. On n’en a pas parlé. D’ailleurs, je ne connaissais pas tous ces éléments avant d’entamer ces recherches. Mon grand-père est venu seul en France. Tout s’organisait entre groupes d’amis. Au début, ils arrivaient directement à Paris. D’ailleurs ma mère est passée par la capitale à son arrivée. Elle a séjourné dans le quartier de Belleville.
Mes parents se sont mariés juste avant ma naissance, en 1974, à Sarcelles. C’était un mariage religieux. Généralement, on le célèbre dans un appartement ; ils ont organisé la cérémonie dans un logement à Sarcelles. Ils ne sont pas passés à la mairie, mais à l’ambassade ou au consulat pour déclarer le mariage. Il n’y a pas de passage à la mairie. Ma mère ne porte pas le nom de mon père. Ils n’ont au aucun problème avec l’administration. Ça se déroule souvent comme ça. Beaucoup se marient entre cousins et cousines, donc ils portent le même nom de famille. Ça ne pose aucune difficulté.
Pour les Arabes, le mariage religieux a plus de valeur qu’un mariage civil. Lors de la célébration, la famille de mon père n’était pas présente. Ma mère avait trois sœurs, deux frères ainsi que de nombreux demi-frères et demi-sœurs puisque mon grand-père s’est déjà marié auparavant au Maroc. Il était marié avant de connaître ma grand-mère, enfin, séparé. Il s’est remarié avec ma grand-mère, et ils ont eu ma mère. Les autres frères et sœurs de ma mère sont restés au Maroc. Je les ai déjà vus quand je suis allé au pays.
Ils m’ont raconté leur vie à Paris, dans le quartier de Belleville. Ils habitaient rue de Sambre et Meuse. Ma mère avait des difficultés pour faire les courses. Elle ne parlait pas avec les commerçants car elle ne maîtrisait pas le français. Elle leur disait juste : « Je veux ça et ça… », en désignant les produits de la main. Elle s’est ensuite rendue compte que le quartier était essentiellement composé de Juifs sépharades parlant arabe aussi. Malheureusement, elle ne l’a su que beaucoup plus tard. Elle pensait avoir à faire à des Français de souche. Comme ils parlaient aussi l’arabe, cela aurait facilité la communication.
Ils vivaient dans de minuscules logements, des studios, où ils vivaient à deux familles. Une autre famille marocaine s’était installée avec nous dans ce petit logement. Ils sont ensuite eux aussi partis sur Sarcelles. Là-bas, ils ont été accueillis par mon grand-père, avec ses petits-enfants. Certains frères et sœurs de ma mère sont nés en France. Sur six enfants, seulement la moitié est née au Maroc. Ils ont connu des difficultés pour se loger : logement petits, exigus. Quand ils sont arrivés, mon grand-père a obtenu un logement par son travail. A leur arrivée sur Sarcelles, ils sont passés de la chambre de bonne qu’ils habitaient sur Paris à un logement F5 (de 90 à 100 m2).
L’installation à Sarcelles
Quand mes parents ont emménagé à Sarcelles, ils se sont installés Avenue Paul Valéry, dans le même appartement où habitaient mes grands-parents. Ma grand-mère et mon grand-père ont migré dans un logement plus haut dans la ville, à la place du Docteur Guérin, à côté de la synagogue, dans la grande tour. Eux se sont installés là-bas, et mes parents ont récupéré le logement situé Avenue Paul Valéry. C’était une grande surface ! Mais mes grands-parents ont trouvé un appartement de la même superficie. Le foyer de jeunes travailleurs où avait été accueilli mon père était propre. Il y résidait avec une bande de copains. Ce n’était pas dans un état de délabrement, comme maintenant.
La double peine subie par mon père
Très jeunes on a connu la double peine, du moins mon père. En 1984-1985, j’avais dix ans. Il a été expulsé de France. On était quatre frères à être nés sur le territoire français. Il a fait de la prison pendant plusieurs années, et après il a été expulsé. Mitterrand était président à cette époque. C’est pourquoi j’ai du mal aujourd’hui avec les partis politiques. Il n’est pas revenu après, sauf pour un court séjour. A partir de dix ans, je n’ai plus grandi avec mon père. Après je suis devenu le chef de famille. Tout cela est dû à cette fameuse double peine. C’est peut être pour cela que je n’ai pas parlé de certaines choses avec lui.
Le Sarcelles de mon enfance
Je me rappelle du soleil, de la verdure aux alentours, des grandes balades dans les grands ensembles, dans tout le territoire sarcellois. Je n’ai aucun souvenir du village. On vivait tous ensemble, sans problème de communautarisme ou de religion. On vivait tous dans les mêmes conditions sociales, tous mélangés ! On trouvait des noirs, des Arabes, des Chinois, des Corses, des Italiens, des Portugais, etc.
A huit ou neuf ans, je sortais de mon quartier et j’allais me promener dans les autres quartiers, de Watteau jusqu’aux Sablons. Ma mère m’autorisait à sortir. J’étais assez libre. En fin d’après-midi, je circulais beaucoup. Avec mes amis, on partait en expédition dans les autres quartiers où l’on jouait sur le toit des écoles. A cette époque, les grands frères, c’étaient les grands du quartier.
Dès 1984-1985, la vague du Hip-hop a déferlé sur Sarcelles. Les grands frères nous apprenaient à danser le Break. On tournait sur la tête, sur le dos. Ils nous amenaient même dans des soirées aux Flanades. Elles étaient organisées dans les sous-sols des immeubles, au niveau -2 ou -3. On faisait essentiellement de la danse. On ne trouvait ni alcool, ni tabac.
Tout petit, j’allais à l’école et au sport tout seul. Je faisais du tennis de table, je participais aux compétitions. Chaque année, nous partions en vacances au Maroc. Puis, mon grand-père faisait le voyage de Tunisie pour venir nous voir en France. Je profitais donc de la Tunisie et du Maroc pendant les vacances scolaires. Ces années-là, je passais beaucoup plus de temps au Maroc.
A Sarcelles, j’ai énormément traîné dehors avec mes amis, mes copains. J’ai découvert la vie dans la rue, pendant les après-midi. Je jouais dans le quartier, je volais des tomates, du maïs dans les jardins des maisons voisines. Puis, je faisais aussi du sport et de la danse. Je ne m’occupais pas trop de mes petits frères, juste de celui qui avait un an de moins que moi. Les autres étaient trop petits, le dernier est né en 1984 et l’autre en 1979.
Après l’Avenue Paul Valéry, on a migré à Watteau en 1977-78. Nous ne sommes pas restés longtemps à Paul Valéry. On était à Vignes Marie Blanche. A Watteau, on était en bordure du grand ensemble. A l’époque, derrière l’école Jean Jaurès, on trouvait une grande forêt comme une forêt vierge ! On trouvait un bateau. On avait un extraordinaire contact avec la nature. Il y avait beaucoup de verdure. A cette époque, il existait le Terrain de l’Aventure. C’était une structure avec un espace vert où l’on pouvait s’adonner à la menuiserie et à de nombreuses activités. Il y avait des animateurs sur place. En arrière-plan, on apercevait des champs : des champs de maïs, de tomates, de radis, ainsi que des jardins associatifs. Cet espace se situait derrière la maison de quartier Watteau. Il constituait notre terrain de jeux. On trouvait beaucoup d’Africains, de Juifs, un mélange de toutes les communautés. C’est vraiment le souvenir que je garde du quartier Watteau.
Je n’évoluais pas dans un gang mais au sein d’un groupe d’amis. Ce n’était pas une bande qui participait à des bagarres, mais un simple groupe d’amis. Tout petit, je ne voyais pas ces gangs.
Dans ma famille, on a déménagé plusieurs fois. D’abord en 1979, puis en 1984 où l’on est parti de Watteau pour s’installer au quartier Pasteur. Je suis allé au collège Jean Lurçat à Watteau. Il y a eu un problème de découpage des écoles. La mixité, la diversité, aurait évité les problèmes inter quartiers que l’on rencontre aujourd’hui. Des personnes ont été tuées, il y a quelques années de cela. Auparavant, les jeunes de Pasteur allaient au collège avec ceux de Watteau, dans l’établissement Jean Lurçat vers Watteau. Donc on se connaissait et on se fréquentait depuis tout petit. Les jeunes des Sablons allaient à l’école Koenig où se trouve le quartier dit de la Secte, donc ils se connaissaient aussi. Les problématiques que l’on rencontre aujourd’hui, avec des écoles centrées sur leurs quartiers, n’existaient pas avant. Grâce à cette politique, des jeunes de différents quartiers allaient au même collège ; on ne connaissait pas tous les problèmes que l’on rencontre actuellement.
Il s’est produit de nombreuses guerres entre les gangs, bien qu’ils se fréquentaient plus que les jeunes d’aujourd’hui. Ils existaient cependant des conflits entre les bandes d’un même quartier.
L’adolescence à Sarcelles dans les années 1980
A cette période, diverses activités étaient accessibles pour les jeunes dans la ville. Tous les gymnases étaient ouverts pendant les vacances scolaires, si bien qu’on pouvait faire du tennis, aller à la piscine. Surtout, on partait souvent en mission – en fraude – à Paris, en petits groupes. Pour nous, partir quelque part revenait à aller en mission. On allait se promener sur Paris.
On s’intéressait aux filles et à la sape. Il y avait beaucoup d’après-midi ensemble. On a connu aussi des histoires de business. On marchandait entre nous des vêtements « tombés du camion ». Pour avoir la reconnaissance des autres, il fallait bien se saper. C’est-à-dire porter la dernière paire de Nike… Cela nous valorisait aux yeux des copains et des filles. Avoir le dernier survêtement Lacoste, c’était bien. Chez les personnes qui n’ont pas beaucoup d’argent s’offrir des vêtements de marque peut combler le manque d’argent à la maison. C’est ma vision. On faisait attention dans le quotidien, mais toutes ces choses étaient comme des petits plaisirs pour nous. Ça revenait à utiliser la « débrouille ». Soit les jeunes les achetaient grâce au business, soit ils les volaient. Cela nous procurait la reconnaissance auprès de notre entourage. C’était l’époque où l’on bougeait beaucoup à Paris, et où l’on nourrissait un fort sentiment d’appartenance à Sarcelles. Cela revenait un peu à faire du chauvinisme ; lorsqu’on allait à Paris et dans le département de la Seine-Saint-Denis, il fallait que la population sache que Sarcelles était dans la place. C’était une sorte d’arrogance.
Fin des années 80, le Hip-hop a eu une influence très importante sur Sarcelles ; tous les jeunes ont baigné dans ce mouvement, moi-même j’ai participé à cette mouvance. Tout le monde a tagué, tout le monde a fait du graffiti, tout le monde a dansé. On avait une culture américaine contrairement à d’autres villes.
A cette époque, ils avaient installé le câble à Sarcelles, et on captait la chaîne MTV (chaîne américaine de musique). Il y avait une émission, MTV rap, je n’arrêtais pas de la regarder. Moi, j’étais DJ. Dès l’âge de douze ans, j’animais toutes les boums dans le quartier Pasteur-Sablons. Ensuite à l’âge de quinze-seize ans, je suis même parti dans les autres villes du 93, animer des après-midi, comme à Garges-Lès-Gonesse. On nous ne procurait pas de matériel, on ne nous payait pas. Je devais amener mes platines et des enceintes, du matériel que je récupérais grâce à la débrouille ; certains disques étaient prêtés par mes copains.
Travailler pour vivre…
Pour gagner un peu d’argent, je faisais les marchés. Je déballais et remballais. Le matin, je suivais la personne qui attribuait les places aux marchands. C’est ainsi que j’ai trouvé ma place. Je ne connaissais pas le patron, donc je suivais la personne qui plaçait, et je lui demandais où me mettre. La plupart de mes copains faisaient la même chose. On nous donnait deux types de travail, au pire on devait déballer la marchandise, sortir les cartons et installer les présentoirs. On ne travaillait pas la journée, mais on revenait en fin d’après-midi pour tout remballer. Ce travail était payé des clopinettes !
Le top, c’était de déballer, de vendre toute la journée puis de remballer la marchandise le soir. C’est ce qu’on a fait par la suite. Grâce aux vendeurs dont j’avais fait la connaissance, puis au patron avec lequel je travaillais beaucoup ; il m’emmenait le dimanche après-midi sur d’autres marchés, j’avais pu vendre des articles. Le matin j’étais à Sarcelles, l’après-midi on allait à Paris ou Saint-Ouen. Il m’amenait dans le camion, et je travaillais avec lui toute la journée. Cela a duré de nombreuses années. C’était un moyen de gagner de l’argent.
A quinze ans, une autre alternative s’est présentée à moi, je suis parti travailler au Mac Donald, à Paris. Normalement, pour pouvoir y travailler il fallait avoir seize ans, c’était déclaré. Alors, j’ai pris la carte d’identité d’un copain à moi plus âgé, et je l’ai photocopiée en foncé afin que l’on ait du mal à distinguer la photo ! J’ai pris tous ses papiers : sa carte de sécurité sociale, son relevé d’identité postale, et j’ai tout remis à l’employeur ! Ainsi j’ai travaillé place des Innocents, dans le quartier des Halles ; je m’appelais Omar ! A quinze ans ! J’ai travaillé sous un faux nom parce que je n’avais pas l’âge requis. C’était le nom de mon pote. Il recevait l’argent sur son compte, et me le donnait après.
Je faisais aussi en parallèle, dès l’âge de onze ou douze ans, du tennis de table à un très bon niveau. Ça m’a permis de ne pas trop dévier du droit chemin, et de jouer le soir. Pour moi, le personnel du club jouait le même rôle que les éducateurs. Ils se renseignaient pour savoir ce que l’on faisait à l’école. Ils faisaient attention à nous. Certains copains m’interdisaient d’aller traîner dans le quartier ! Je faisais attention de ne pas faire de trop grosses bêtises. Parfois, je n’allais pas à l’école l’après-midi. J’avais un dégoût des policiers dû à la situation de mon père. Je voulais transformer la société. Je pense que mon choix de me tourner vers le secteur social n’est pas anodin. Je ressentais une certaine forme d’injustice, et développais une sorte de fatalisme. Mais c’était le destin… Certains dans mon entourage vivaient la même situation que moi.
L’argent que je gagnais servait un peu à ma famille, et l’autre partie à mes dépenses personnelles (les loisirs ou les sorties). Je faisais moitié-moitié. Mais je n’ai jamais manqué de rien. Aucun de mes frères n’a fait de la prison, on a toujours été droits. Ma mère était courageuse et travailleuse. Au début, elle travaillait comme vendeuse puis elle a fait des ménages, et elle garde depuis une vingtaine d’années. Une vie de travail !
A quatorze ans, je ne rêvais pas de déménager, mais sûrement de travailler. C’est pourquoi je suis vite rentrer dans la vie active. Travailler un peu pour pouvoir financer tes loisirs et t’épanouir de façon autonome, je trouve cela très bien. Aller travailler le dimanche matin pour avoir un peu de sous et connaître rapidement la valeur de l’argent, je pense que c’est formateur. Même pour un gosse d’aujourd’hui c’est utile. Dire que l’on n’obtient pas quelque chose sans rien faire, et qu’il faut bosser pour gagner un peu de sous. Jusqu’à présent je n’ai pas cessé de travailler, jamais !
Une population plus défavorisée, parfois laissée à l’abandon
J’allais au lycée à Garges-lès-Gonesse car c’est un établissement professionnel. J’ai été orienté dans cette voie par la conseillère d’orientation. Je voulais faire de la vente donc j’ai préparé un BEP ventes puis un Bac pro Commerces et Services. Mon truc c’était de faire du commerce. Comme j’étais vendeur sur le marché, je vendais des chaussures de sports, je me suis dit que j’allais poursuivre dans ce domaine. On ne m’a pas orienté vers une filière générale, on m’a directement envoyé vers un cursus professionnel. Je ne voulais pas aller au lycée, je désirais faire une filière courte : un BEP ou un Bac pro… A la limite, m’arrêter à ce niveau. A l’époque, peu de monde continuait au-dessus du BEP. La plupart s’arrêtaient au CAP ou BEP. On n’était qu’un petit nombre en Bac. Beaucoup arrêtaient l’école en troisième. Certains terminaient dehors, d’autres faisaient des contrats d’apprentissage dans l’électricité.
La mauvaise ambiance, l’environnement scolaire dans lesquels ils évoluaient, les poussaient à ne pas poursuivre. Par ailleurs, il y avait un gros problème d’orientation. En tout cas, je le percevais ainsi. On a dû insister pour suivre un BEP Vente, car à l’époque il vous mettait dans des BEP Horticulture ou des filières voisines. Ce n’était pas forcément ce qu’on avait demandé ! On désirait tous faire un BEP Vente ou Comptabilité, c’était à la mode. Beaucoup de jeunes traînaient aussi. Or, dans cette période, soit tu poursuivais les études, soit tu étais embrigadé dans les gangs. Le phénomène de bandes était très présent. Beaucoup de gens se retrouvaient dans des situations d’échec scolaire, et finissaient dans la rue. C’est un peu comme maintenant ; tous les ans on recense des dizaines de jeunes sortant du système scolaire et se retrouvant dehors. On m’encourageait à continuer mes études, mais c’était aussi ma volonté.
Je souhaitais continuer les cours, tout en combinant le travail. En fait le top pour moi aurait été de rentrer en contrat d’apprentissage. J’ai cherché mais je n’ai rien trouvé. Il y a eu un vrai problème d’orientation. J’ai l’impression qu’un quota de jeunes devait sortir du système scolaire avant la troisième, et d’autres orientés vers les filières générales. En tout cas le choix de l’orientation a vraiment été bâclé. On les envoyait dans des voies de garage. Ils avaient sans doute des difficultés, mais au lieu de les aider, l’Education Nationale les lâchait. Ils étaient en échec scolaire mais on ne les soutenait pas pour autant.
Ces années-là, il y avait vraiment une très grande mixité. On était tous mélangé. Cela n’avait rien avoir avec la situation actuelle. Pas du tout ! Il y avait même des jeunes de confession juive au collège public. On traînait tous ensemble. Un détail m’a beaucoup choqué. On était du quartier de Pasteur Sablons. On se situait à l’extrémité de la ville, on traversait tout le grand ensemble dans sa largeur pour se rendre au collège Jean Lurçat. Il n’y avait même pas un flic pour nous faire traverser la route ou les carrefours ! Pas un seul ! On arrivait devant le collège, et juste en face on apercevait l’école Torat-Emet, un établissement privé. Les parents venaient y déposer leurs gamins en voiture, sur le parking juste à côté. Il y avait une petite route à sens unique, entre l’école et le parking, et ces enfants avaient un policier pour leur faire traverser la chaussée. Il les escortait le matin, le midi et le soir ! Ça m’a vraiment marqué ! Nous, on partait à pied, on traversait toutes les routes et les carrefours sans une présence policière, et en arrivant à l’école, on assistait à ce spectacle ! Cela s’est passé il y a vingt ans, mais je me rappelle de cela comme si c’était hier. Ça restera dans mon esprit toute ma vie ! C’est la seule injustice que je connaisse.
Les colonies de vacances
Sinon, on avait accès à tous les équipements sportifs (piscines, clubs sportifs, etc.). On bénéficiait d’un dispositif, « Gédasse », grâce auquel on pouvait aller dans n’importe quel gymnase de Sarcelles. Une autre chose nous a beaucoup marqué : les colonies de vacances quand on était petit. Ça faisait vraiment partie de l’idéologie communiste de l’époque ! Dès 1968, ils avaient créé des centres de vacances. Les gosses de mon âge pouvaient partir en vacances chaque année, en juillet-août, grâce aux bons de la CAF (Caisse d’Allocations Familiales). Par exemple : partir un mois au pays et un mois en colonie, ou même partir les deux mois en colonie. On partait deux semaines ou un mois. C’est par ce biais que l’on se rencontrait entre jeunes des différents quartiers. On comptait cent à cent vingt enfants. On s’est tous retrouvé à Auzances dans la Creuse, ou à Marcillat dans l’Allier. Ce sont des centres de vacances. On rencontrait des gens : le personnel des centres de la région où l’on passait nos vacances, les fermiers, quand on se promenait.
Pour la soirée du grand ensemble, j’ai organisé une soirée « Colonies de Vacances » avec tous les anciens directeurs, et on est reparti sur les sites, pour certains vingt ans après, pour d’autres trente ans après. On s’y est rendu avec des jeunes, âgés entre trente et quarante ans, et les directeurs de l’époque. On a séjourné un week-end sur place. Les colonies de vacances restent dans la mémoire de nombreux Sarcellois. Les habitants appartenant à cette classe populaire ont tous été marqués par cela.
S’ouvrir au monde extérieur, sortir de sa coquille
A quatorze ou quinze ans, j’avais des contacts avec des jeunes qui n’habitaient pas à Sarcelles dont ceux de Garges-lès-Gonesse où l’on trouvait la patinoire. Puis, on allait en discothèque, l’après-midi, dans une boîte dénommée « Le Pacifique », à la Défense. On fréquentait aussi « Le Midnight Express » à la Défense, ainsi que « La Main Jaune » située à Paris, à la Porte Champerret. On partait au marché, avec la tune des ventes faites le matin, et on allait en boîte l’après-midi. On a aussi connu des jeunes de Nanterre, de Suresnes, de Montfermeil et de Clichy-sous-Bois. Dans ces endroits, on rencontrait uniquement des personnes des différents quartiers qui se réunissaient l’après-midi. Les rencontres avec d’autres jeunes étaient rares.
Par contre, j’ai eu l’occasion de connaître des filles un peu friquées par mes copains. Elles habitaient dans le 78, dans des maisons. On était une dizaine à se déplacer là-bas, autour de Poissy. Elles rencontraient des personnes appartenant à une autre classe sociale. Elles semblaient plutôt impressionnées, contentes de faire la connaissance de jeunes habitant les quartiers. On a traîné ensemble. On est rentré dans des maisons, des choses que l’on ne possédait pas chez nous. On a fait un long parcours ensemble, et on est resté en contact avec elles jusqu’à aujourd’hui.
C’est nécessaire et essentiel de découvrir d’autres mondes. Si les gens ne sortent pas à l’extérieur, et ne côtoient pas d’autres personnes, ils demeureront enfermés sur eux-mêmes. Il faut trouver des moyens de voir des personnes d’autres quartiers, de villes différentes, appartenant à un autre milieu social. Souvent c’étaient des copines de nos connaissances, ou par le biais d’amis qui partaient sur Paris et qui nous présentaient de jeunes parisiens, soit par le biais des étudiants, ceux qui ont suivi des écoles d’Arts. Eux, ont pu rencontrer d’autres personnes, et nous ont introduits auprès de leurs nouvelles connaissances.
Il est vrai que beaucoup de jeunes de ma génération connaissent mieux leur pays d’origine et Paris, que l’ensemble du territoire français. Par contre, dans ma bande de copains, on a expérimenté les deux extrêmes. Pendant l’été, on partait souvent en mission à Cannes ou à Nice. Je suis parti très jeune avec des copains, à treize ou quatorze ans ; on passait nos vacances dans des villes comme Toulon ou Carqueiranne. On avait des plans pour des places de camping, par des connaissances. On ne retrouvait pas forcément que des gens de la cité. Pour moi c’était spécifique, car j’ai connu aussi des gens de l’extérieur, qui ne venaient pas essentiellement du quartier.
Le monde extérieur et l’appartenance à Sarcelles
Quand j’ai commencé mon BEP, j’ai fait un stage pratique donc j’ai dû travailler. Tous les mercredis et samedis après-midi, on m’avait embauché pour aller à la Défense. J’ai connu des personnes appartenant à d’autres milieux sociaux dans le magasin où je travaillais ; ils m’embêtaient parce que je venais de Sarcelles. Ils m’ont quand même très vite adopté. Je suis resté pendant quatre ou cinq ans, le temps de faire mes études. Cependant, j’avais toujours le droit à des petites réflexions : « Il est tombé de quel camion ce blouson ? » ou « Tu viens de la cité… ». On me faisait des remarques de ce type. De pareilles expériences m’ont ouvert vers le monde extérieur, le fait de travailler en-dehors de Sarcelles.
On a un fort sentiment d’appartenance à cette ville. C’est la raison pour laquelle beaucoup de jeunes de la cité ont du mal à s’installer à l’extérieur, même à Villiers-le-Bel, la commune voisine. On a sûrement peur de l’extérieur. Ici, on a nos repères. Un bon nombre de jeunes se sont construits dans ces rues. La rue c’était un peu ta maison, ton mobilier ! C’était chez toi ! Quand on touchait à quelque chose dans le quartier c’était comme si on avait déplaçait un de tes biens. Quand on se rendait dans les autres villes, on revendiquait notre identité sarcelloise. On pouvait comparer cela à une sorte d’arrogance. Grâce au découpage de l’époque des écoles, et la mise en place des colonies de vacances pour les jeunes plus défavorisés, on se retrouvait tous ensemble en juillet-août, chaque année. Des jeunes issus de différents quartiers ; cela créait une unité entre nous.
Quand j’étais adolescent, je prenais mon vélo pour voir mes copains dans les différents quartiers, car on s’était tous connu en colonies. L’année d’après, on se retrouvait dans les mêmes centres. Les Lochères était devenu notre terrain de jeu. Je ne mentionne pas le village car je ne l’ai connu qu’à l’âge de vingt ans. Les jeunes du grand ensemble s’y rendaient parce qu’ils étaient inscrits au lycée Jean Jacques Rousseau ou la Tourelle. Ils n’y avaient jamais mis les pieds auparavant ! Aucun des membres de mon entourage n’avait fréquenté le lycée privé St Rosaire. Personne de ma génération ! On n’allait pas au village car on ne connaissait pas cet endroit, et on n’avait rien à faire là-bas. Pour nous ça ne faisait pas partie de Sarcelles. Sarcelles c’était les Lochères, et c’était déjà assez grand.
L’animation, travailler entre les quartiers
Je trouve très bien d’avoir des petits groupes pour travailler en termes de pédagogie. D’ailleurs je suis animateur de formation. Par contre, faire des sorties uniquement pour et entre les jeunes du quartier auquel appartient la structure ce n’est pas très intelligent. Cela n’ouvre pas sur les autres quartiers, et cela favorise l’exclusion et la ghettoïsation. On ne s’ouvre pas à la ville.
On a embauché des animateurs dans certains endroits car on savait qu’ils étaient les référents des jeunes ; des personnes âgées d’environs vingt-cinq ans, car ils avaient encore un contact avec les autres jeunes. Certains d’entre eux sont mobiles et peuvent travailler dans différents quartiers. Maintenant, il est important pour tous d’avoir des effectifs issus de ces quartiers. Ces jeunes de ma génération n’ont pas de barrières entre les quartiers. On se connaît tous, on n’est pas contre des activités inter quartiers. Moi-même j’y ai participé. Malheureusement, aujourd’hui on assiste à un retour en arrière.
A l’époque, on associait les différents quartiers pour avoir une politique commune de la jeunesse, pour bénéficier des mêmes tarifs et favoriser les échanges entre les divers secteurs de Sarcelles. A présent, comme les maisons de quartiers sont rattachées à leur quartier, on monte ses séjours tout seul, on fait ses sorties tout seul. Il n’y a plus forcément de mixité, sauf si les personnes se connaissent entre elles. Alors que l’on s’est battu pour briser les frontières entre les quartiers, j’ai bien peur qu’on y revienne.
Il y avait des histoires entre certains jeunes de Watteau et des Sablons, par exemple. Cependant, il se trouve que j’avais cette double culture car j’ai grandi à Watteau. Les personnes en face de moi aujourd’hui, sont des gens avec lesquels j’ai grandi, ils connaissent notre langage. Par exemple, ils savent que « cops » veut dire les flics, et que cela fait référence au magasin Coop qui était une coopérative. Quand j’étais petit j’allais y faire mes courses. Ceux qui habitent là-bas savent que j’ai fait mes premiers pas dans cet endroit. Après je suis venu ici, donc j’ai acquis une double culture. J’habitais Pasteur et ma grand-mère réside toujours à Watteau. J’ai effectué de nombreux allers-retours entre ces deux quartiers, donc il est certain que je ne pouvais pas être mêlé à leurs histoires. Je connaissais tout le monde, et j’étais très branché musique, sorties, platines, les filles, etc.
Sarcelles, le berceau du rap
Stomy Bugsy a grandi ici, en 1990-1991. Il a participé à la création du groupe « Ministère Amer », un des plus grand groupe de rap en France, à l’époque. Il répétait dans une salle de Vignes Blanches, c’était une salle de danse. Ils ont débuté leur carrière ici, c’était une fierté pour nous à l’extérieur, puisqu’à l’époque il y avait d’autres rappeurs en concurrence.
Tous les jeunes de la ville écoutaient Radio Nova, à la fin des 80. C’était une radio de Rap sur laquelle les gens de Sarcelles faisaient un carton. On en était fier. Jusqu’au moment où Passy a été inculpé de complicité de meurtre. L’assassinat d’une pointure que je connaissais, qui traînait dans le quartier. C’était un conflit inter quartier. Les jeunes l’ont très mal pris, si bien que Passy n’a jamais remis les pieds à Sarcelles. On aurait pu comprendre une bagarre, mais un meurtre… En plus, ça concernait un gars du quartier. Il s’était rendu complice de l’homme qui avait tiré, et qui habitait d’ailleurs au même endroit ! D’autre part, il était connu. Il y a eu beaucoup de bagarres avec des gens que je rencontre aujourd’hui, et avec qui je collabore aussi. On utilisait des bâtons, des bombes lacrymogènes mais très peu d’armes. Le nombre de morts que l’on a eu par rapport à aujourd’hui est incomparable. On ne faisait que se bagarrer entre nous.
La délinquance, un problème à résoudre
Je ne sais pas ce qui a précipité le changement. Tout-jeunes, on était fans des grands escrocs, des grands voleurs, comme Jacques Mesrine. Des hommes respectés par la police et la population, qui suivaient un code d’honneur. Notre génération avait déjà perdu ces « valeurs ». Mais, je me rappelle de copains qui allaient à Paris, au métro Victor Hugo, et se rendaient au magasin Lacoste. Ils venaient dans Paname, et commettaient des vols dans les magasins pour récupérer des affaires. Mais ils étaient incapables d’arracher un sac ou un portable à quelqu’un. Ils se contentaient de voler les magasins de riches à Paris, en se disant que les assurances les rembourseraient. Pour avoir une casquette Lacoste, ils rentraient dans une boutique, piquaient une casquette et s’enfuyaient en courant. J’ai tendance à croire qu’aujourd’hui, les jeunes sont capables de prendre le portable d’une personne et de la faire tomber par terre, ou d’arracher son sac à mains. A présent, les codes ont changé.
Le social : une vocation
Effectivement, les animateurs n’ont plus le même contact privilégié avec les jeunes d’aujourd’hui. Quand tu rentres à la mairie, au début on te prend pour un traître car pour eux tu passes de l’autre côté de la barrière. Tu passes du côté de ceux qui nous ont toujours laissé tomber ; tu as été acheté, même si contrairement à ce qu’ils s’imaginent, tu penses entrer dans le système pour aider les jeunes du quartier où tu habites et où tu travailles.
Au début, quand je suis sorti du milieu commercial pour entrer dans l’animation, j’avais des revendications à soumettre. J’y suis entré pour dire qu’il fallait mettre en place des activités dans le quartier car rien n’était proposé, pour apporter un plus. C’est ce que j’ai fait d’ailleurs. J’ai monté des animations de rue ainsi que la première antenne pour les jeunes. Tous mes potes de ma génération ont fait de même dans le quartier. On est toujours confronté à la réalité. Si jamais une promesse est faite et qu’elle n’est pas respectée, ou qu’il manque quelque chose, tu es le premier coupable. Toutes les colères, les mécontentements, s’abattent sur toi. Tu es divisé. Si j’annonce l’ouverture d’un terrain de foot l’année prochaine, et que l’année suivante rien n’a été mis en place, on va me le reprocher.
On me reprochera de ne pas avoir défendu les jeunes, ou de ne pas prendre en compte leurs revendications et de ne m’intéresser qu’à mon intérêt personnel. Ainsi, la politique municipale nous touche directement, elle peut avoir des répercussions néfastes sur notre travail de terrain. Les agents peuvent se retrouver en difficulté, et nous on entre en décalage avec les propos tenus, par conséquent nous perdons notre crédibilité et le respect auprès des jeunes. Ainsi, je ne m’engagerai jamais sur l’ouverture d’un terrain de foot. Si le maire promet un terrain de foot en ta présence, que tu t’y engages et que celui-ci n’est pas construit en temps voulu, tu risques d’être dans une mauvaise posture. Dans ce cas, tu as deux alternatives : soit tu argumentes pour défendre le fait que l’équipement n’a pas encore été construit en prétextant un problème d’autorisation, soit tu te ranges du côté des jeunes.
On est entré à la ville comme des militants. Nous ne sommes pas entrés dans ce secteur par hasard. On s’est beaucoup investi dans l’action. Le problème est que l’on pouvait se retrouver parfois en désaccord avec notre employeur. Parfois, on s’est retrouvé face à un dilemme, notamment entre nos obligations salariales et les convictions que l’on avait. On voulait être dans le système pour défendre les causes auxquelles on adhérait, sans pour autant se renier et trahir les gens du quartier. Aujourd’hui, j’entreprends une action plus globale, plus générale. Pour reprendre le terrain que l’on a perdu, il faudrait déjà plus d’écoute auprès des jeunes. Il reste encore beaucoup de problèmes à résoudre. Il y a vraiment un fossé entre la jeune génération et, nous, animateurs. On ressent ce malaise jusque dans nos équipes.
Premières expériences d’animation
Du BEP au Bac, j’ai travaillé dans la vente au magasin Go Sport de la Défense. Ensuite, je suis resté deux ans aux Galeries La Fayette où je vendais des chaussures pour femmes. Parallèlement, je faisais du bénévolat dans une association guyanaise. Je connaissais la responsable, c’était ma voisine. Ainsi, elle m’a permis de faire de l’animation pendant les vacances de Noël. Cela se déroulait à Sarcelles, dans un gymnase au quartier Pasteur. J’achetais des cages de but et des ballons de foot. Je bénéficiais de tickets de train « Paris section urbaine » pour me rendre à la capitale. J’ai dit aux gamins : « On va à Paris. Qui a déjà vu la Tour Eiffel ? ». Des vingt enfants, un seul avait déjà été à la Tour Eiffel. Cela m’a vraiment interloqué car ils habitent juste à côté. J’ai dit : « Ecoutez ! Je vous laisse réfléchir de votre côté. Vous choisissez la destination, puis vous venez me voir et vous me direz ce que vous voulez faire. Et, moi je vous écouterai. On fera votre sortie, à la condition que ce soit sur Paris. » ;
J’avais vingt tickets allers-retours en ma possession. On a pris le train. Ils sont arrivés tranquillement et m’ont dit : « On veut se rendre au centre commercial à la Défense ! » C’était la référence ! Ils connaissaient les Flanades, et avaient entendu parler d’un centre commercial sur deux étages, et plein de magasins. Ils avaient treize ou quatorze ans. Je les ai donc emmenés visiter un centre commercial ! J’en ai profité pour les amener voir Nanterre. Je connais bien la ville car j’y ai de la famille, et j’ai toujours aimé son architecture. En particulier, le quartier Pablo Picasso et les tours. C’était la première sortie que j’ai organisée.
Le social, un métier
En 1997, mon copain Dèche a lancé le premier festival Hip-hop à Sarcelles. La municipalité avait fait une réunion publique à la salle Pablo Neruda. J’y suis allé pour gueuler avec mon ami. Dès que je suis rentré, je me suis fait remarquer. A l’époque, ils ont fait venir Claude Nougaro. Son déplacement a coûté deux mille francs. On avait donné quinze ou vingt milles francs pour organiser un festival sur trois jours. J’ai dit : « Ce n’est pas normal ! Vous mettez deux cents mille francs pour une salle de trois cents places, et pour nous…
− Oui, mais il en faut pour tout le monde.
− Oui, d’accord. Vous donnez deux cents mille francs pour un mec qui rassemble un public de trois cents personnes, je ne suis pas contre. Mais attribuer deux cents mille francs pour un festival qui va durer trois jours, et qui va accueillir cinq cents ou six cents personnes par jour… ».
L’adjoint au maire, M. Piccoli, a commencé à se lever, à gueuler en avançant plein de prétextes. M. Fofana se tenait sur la gauche, et demandait : « Qui c’est ce type ? Je le connais… », ils ont essayé de m’atteindre comme cela, et de m’avoir sur l’oreille. C’est ainsi que je suis entré à la mairie en même temps que les autres animateurs, grâce aux contrats emplois jeunes créés en 1998. Ça venait de démarrer. C’était vraiment une nouvelle expérience. Au début, on nous appelait les médiateurs. Je suis entré avec le statut de titulaire. Ce qu’on voulait c’était continuer à œuvrer pour le quartier, tout en étant payé pour le faire. On faisait beaucoup d’animations de rue. Notre premier objectif fut l’ouverture d’une structure. Monter une structure dans le quartier pour les gamins.
Il n’y avait pas de maison de quartier ici. On avait accès au centre social, mais il proposait plus des activités pour les anciens. Sinon, on dépendait de Vignes Blanches. Tout était géré par les associations. Maintenant, on centralise la gestion vers les services municipaux. C’est possible qu’aujourd’hui encore les jeunes s’imaginent que les maisons de quartier proposent les mêmes services que les centres sociaux, comme nous à l’époque. C’est pourquoi il me semble important de se remettre en question constamment. Le monde bouge, les choses changent donc il faut tout le temps se remettre en cause.
En 1998, on nous a renvoyé à notre connaissance du quartier. On s’est rendu compte que les gens issus des minorités, n’étaient pas considérés par la France profonde. On en est vite revenu à septembre 2001. Les gamins des quartiers n’attendent que de dire tout haut qu’ils sont français. A l’étranger, ils le revendiquent. C’est simplement quand ils sont en France qu’on leur fait ressentir leurs différences. Il y a un ressenti. On nous fait comprendre que l’on n’est pas complètement français. Moi-même je le ressens.
Avec Farouk et les jeunes, on a suivi la coupe de France l’année dernière, et c’est le seul moment où l’on peut voir des gamins de toutes les couleurs, des différents quartiers courir dans la rue avec le drapeau français. Pourquoi juste à ce moment précis ? Tout simplement parce qu’ils ont le sentiment de se reconnaître dans l’équipe de France, ils peuvent s’identifier aux joueurs. Cela représente la France et ils en sont fiers ! Si je ne suis pas fier d’un drapeau, quel intérêt j’ai à courir avec le drapeau bleu, blanc, rouge, ou de l’agiter dans ma voiture ? Quelque part, il y a une frustration car je dis que je suis français à l’étranger, mais pas sur mon propre territoire. On aimerait dire que l’on est français. Je le dis parce que je suis plus âgé, j’ai trente et un ans, cela ne me pose pas de problèmes, mais ces gamins ont du mal à faire de même. Depuis quelques années, ils commencent à le revendiquer. Il faudrait que les aînés s’activent aussi. La composition de l’Assemblée Nationale reflète bien cette problématique. Elle n’est pas très représentative du peuple français.
Message aux jeunes
Accrochez-vous, battez-vous pour vos idées. Devenez des acteurs mais pas seulement des spectateurs. Soyez acteurs. Participez à la vie de votre cité. Soyez acteurs de votre destinée, ne regardez pas votre vie passer devant vous s’en rien faire. Il est possible de faire quelque chose tous ensembles !
Message aux anciens
Ce n’est pas tous les jours facile. Je peux comprendre certaines craintes. Il y a un fossé parfois entre vous et les jeunes. Cependant on a toujours la possibilité de discuter et de s’arranger. Il faut tout faire pour créer des liens entre les deux générations. Je ne pense pas qu’il y ait réellement de haine, mais plutôt une méconnaissance et de la crainte. Je suis persuadé que l’on peut faire quelque chose. Je remarque d’ailleurs que certains anciens de mon quartier parlent bien avec les jeunes qui sont sur le parking.
Réflexions
J’ai déjà travaillé ailleurs qu’à Sarcelles, et je me suis rendu compte que je gagnais plus d’argent, je rentrais plus tôt, mais je préférais mettre mes compétences au service de ma ville. Si je suis entré dans le social ce n’était pas seulement pour en faire un métier que je pourrais exporter n’importe où, mais pour apporter ma contribution dans ma ville. Pour moi, il était incohérent de donner mes forces ailleurs tandis qu’il y en avait besoin dans ma commune. Cependant je pouvais travailler ailleurs sans difficultés, mais Sarcelles me manquait et je sentais que je pouvais apporter ma contribution à son développement.
Après les évènements du 11 septembre 2001, je n’ai pas vraiment senti de montée du racisme dans la ville, mais j’avais quand même le besoin de m’expliquer sur certains points avec la population. Je le faisais volontairement. Pendant le Ramadan, je jeûnais et prenais plaisir à expliquer cela à mes collègues, sans qu’ils m’aient demandé quoi que ce soit. Dire pour quelles raisons on faisait le Ramadan, et à quoi cela servait, pourquoi certains avaient des lectures un peu passéistes du Coran… Tous ces phénomènes d’intégrisme, des gens un peu perdus. Je leur ai expliqué cela pour qu’ils comprennent mieux. Je pratique l’Islam comme 90% des jeunes issus de l’immigration maghrébine. On ne mange pas de porc, on fait le Ramadan, on peut aller pendant cette période à la mosquée mais pas forcément pendant toute l’année.
Texte réalisé par Frederic Praud
Voir en ligne : La Bande Dessinée : Les Migrants