70 tués par les SS à Argenton sur Creuse

Mr Salomé né en 1933

texte Frederic Praud


Je suis né en 1933. Ma mère était enseignante et mon père conducteur de train à la SNCF. Pendant la guerre, nous avons connu trois résidences successives : Dunkerque, au tout début, où maman enseignait au moment de l’embarquement des Anglais sous les bombes ; puis, Amiens où elle fut mutée ; et enfin, à Argenton-sur-Creuse, un petit village dans le Berry, où habitaient alors mes grands-parents.

D’un bombardement à l’autre

Ma mère professait place Doumenc, pas très loin du port de Dunkerque. Lors des bombardements, au moment où les Anglais tentaient d’embarquer leurs troupes, nous avons dû nous réfugier une semaine dans un entrepôt de vin où plusieurs couches de ciment superposées étaient censées nous protéger. Les Allemands bombardaient toutes les deux heures.

Nous avons dû finalement fuir Dunkerque. Mon père avait installé mon frère, plus jeune, sur un vélo. Ma mère et moi marchions à pied. Mon frère a été blessé à la jambe pendant cette débâcle par un éclat d’obus.

On s’est retrouvé à Amiens, ville déjà occupée. Pour aller de la maison familiale à la gare, il fallait passer devant la Kommandantur, laquelle était en réalité l’ancienne École normale qui formait les instituteurs. En passant devant, je regardais à chaque fois ces lettres germaniques énormes et étranges. Ce style d’écriture avait pour nous une connotation menaçante !

Nous prenions souvent le train pour aller voir mes grands-parents à Argenton avec maman. Il nous fallait traverser Paris par le métro jusqu’à la gare d’Austerlitz.

La résistance des cheminots

Mon grand-père était un typique facteur de campagne. Il faisait la distribution du courrier en vélo le long des chemins et des petites routes. Il a été déporté à Buchenwald en raison des ses opinions politiques. Il en est revenu vivant, mais marqué à tout jamais.

La ligne de démarcation se trouvait à Vierzon et était donc un passage obligé. En général, cela ne se passait pas très bien. Nous étions contrôlés sans arrêt durant le parcours. On voyageait en deuxième classe. Il en existait alors trois. Une fois, lors d’un contrôle de papier, un Allemand a ouvert la porte si brusquement qu’il m’a démonté le coude.

Les travailleurs des chemins de fer allemands avaient une tenue particulière, d’un bleu tirant sur le violet… Jusqu’en 1944, je n’ai jamais eu affaire aux SS. Mon père était mécanicien de route et conducteur de locomotive. On l’avait réquisitionné en tant qu’agent SNCF. Il a pourtant fait partie de la Résistance dès son origine. Il s’absentait souvent sans raison apparente… Ma mère le savait, mais pas nous, les enfants. En 1943, c’est-à-dire vers la fin de notre séjour sur Amiens, nous avions peur car plusieurs travailleurs du dépôt avaient été fusillés par les Allemands.

Pas loin de chez nous, une famille juive se terrait chez elle. Je les voyais par la fenêtre. Ils se cachaient dès que des gens arrivaient. Les gens du quartier les ont nourris. Cette famille n’a pas été arrêtée. Même enfant, je ressentais leur peur, qu’il fallait les protéger, qu’ils étaient agressés. Leur petit garçon n’est plus venu à l’école. Ça devait être dans les derniers mois de la guerre, en avril, mai, juin… Nos parents nous disaient qu’il valait mieux qu’il n’aille plus à l’école, que c’était trop dangereux…

L’arrivée des Allemands n’a pas été une chose exceptionnelle pour nous. Elle ne représentait quelque chose de menaçant qu’à travers les propos des adultes. Nous, les enfants, on n’avait pas peur des Allemands, sauf quand on écoutait Radio Londres et qu’il ne fallait pas faire de bruit.
Les miliciens avaient une tenue spéciale ; ils menaient la lutte armée contre les maquisards. Ils étaient très arrogants, bien plus que les Allemands.

L’école d’Amiens longeait presque la voie ferrée, ce qui était évidemment dangereux. Le dépôt de la SNCF était bombardé plusieurs fois par semaine par des Mosquitos. Cela a duré au moins six mois. Nous avions toujours peur pour papa.

Maman faisait donc classe à la maison. Elle prenait quinze élèves le matin, les meilleurs, et quinze autres l’après-midi. Mon père rentrait à n’importe quelle heure et devait se contenter de manger pendant les classes. C’était une ambiance particulière. Il y avait en plus l’odeur… Beaucoup de ces enfants âgés de cinq ou six ans ne se lavaient pas. Et, bien sûr, tout cela ne sentait pas trop bon ! Nous n’avions pas d’eau courante et devions nous-mêmes aller dans la rue pour nous donner un air de propreté.

L’occupation à Argenton-sur-Creuse

Argenton-sur-Creuse n’était pas une ville occupée. Les Allemands passaient uniquement en train, du moins, jusqu’en 1942… Les Italiens ont mitraillé et bombardé les réfugiés sur les routes. J’étais alors à l’école primaire d’Argenton. Une de leurs bombes est tombée dans le champ où se déroulait la foire d’Argenton, et a tué deux chiens en faisant un énorme trou. Tout le monde se terrait quand on entendait un avion passer.

Le ravitaillement n’existait pas chez ma grand-mère. Nous faisions comme nous pouvions. Heureusement, les voisins nous aidaient. Pendant les vacances scolaires, ma mère partait en vélo le matin de bonne heure pour assurer l’approvisionnement de base de la famille : des œufs, du beurre, du lait…

Nous savions que des maquisards s’étaient cachés dans des bois, à dix kilomètres de chez nous. La population locale les nourrissait. Elle ne les traitait pas en ennemis. Et nous, dans la cour de récréation, nous jouions aux maquisards contre les Allemands.

Les exactions nazies

Jusqu’au 9 juin 1944, c’est-à-dire à la veille d’Oradour-sur-Glane, tout allait bien. La région était riche en maquis notamment à Dampierre. L’armée allemande était partie et les maquisards, nombreux dans la région, occupèrent notre petite commune d’Argenton. Ils supprimaient les tickets de rationnement de viande, donnaient du pain à ceux qui n’en avaient pas, mais sur ces entrefaites, une troupe de SS est arrivée. C’était la fin de l’après-midi. Ce fut un carnage. Soixante-dix tués, toute la population se trouvait dans les rues.

Avec mon frère, nous jouions dans la cour des Galeries, un grand magasin de l’époque. Cela tirait dans tous les coins, mais nous, nous continuions à jouer. Nous ne savions pas. Un simple portail, qui ne fermait même pas à clef, nous séparait de la rue. Par simple curiosité, nous avons ouvert la porte pour regarder. Le coiffeur qui habitait en face de chez nous a eu la même tentation que nous. Il a eu les jugulaires sectionnées par une balle. Nous avons vu cet homme qui perdait son sang devant nous. Nous avons été marqués….

Le lendemain, il avait plu, mais on distinguait encore des plaques de sang un peu partout dans la ville. Les Allemands avaient démoli une maison à coup de canon, une maison d’où on leur avait tiré dessus. Tous les gens qui s’y trouvaient avaient été tués. Les Allemands sont très vite partis. Quant aux officiers qui commandaient ces SS, on ne les a jamais retrouvés.

Deux mois après le massacre, nous avons vu un jour arriver une cinquantaine d’Américains. Ce fut la fête. Nous ressortions les cocardes.

Les vieux d’Argenton n’ont jamais oublié ces événements. Encore aujourd’hui, ils restent méfiants quand on leur parle d’amitié franco-allemande.

Messages

  • je suis originaire d’Argenton. Nul n’a oublié, ce sinistre jour, où 70 de nos compatriotes ont péri.
    J.BAVOUSET

  • Le 9 juin 1944, j’étais élève à l’école du Pêchereau, ma tante y était institutrice, mes parents étaient à Paris, j’avais 9 ans. Pendant la récré du matin,la journée s’annonçait magnifique, une traction avant est arrivée d’Argenton avec un homme allongé sur le pare choc et sa mitraillette et des drapeaux. Ils sont entrés dans la mairie,puis resortis. Pendant une grande partie de l’après midi, nous avons entendu que ça canardait sur Argenton,on continuait à jouer. Puis ça s’est arrêté et soudain au dessus du village on a vu des hommes qui couraient venant d’Argenton.On s’est réfugiés à l’intérieur .L’un d’eux, est descendu, a frappé au carreau, c’était un ami de ma tante " Prévenez ma femme....". Il était paniqué, il avait un objet caché dans une serviette de toilette blanche. Il est reparti rejoindre les autres. Il est mort en déportation.

  • A 7 ans je faisais partie des passagers d’un train qui venait de Paris et qui avaient été hébergés dans l’école primaire supérieure, aujourd’hui collège, qui domine Argenton sur Creuse près de la RN20. Le 9 juin 1944 au matin les SS ont mitraillé le bâtiment,ont rassemblé les passagers dans la cour.Le gradé SS entouré d’autres SS a demandé, avec l’aide d’un professeur du collège qui servait d’interprète, de séparer les hommes,les femmes et les enfants.Au cri des mères les SS ont laissé les jeunes enfants avec leurs mères.Nous avons été escortés par les SS jusqu’au centre de la ville par le chemin qui descend du collège.Nous sommes arrivés en pleine fusillade dans Argenton et nous devions déjà enjamber des cadavres.Les hommes du train, dont mon père, ont été emmenés dans une maison.Les femmes et les enfants ont été enfermés dans un garage de la ville.En fin de journée quelqu’un(?)est venu nous signaler que nous pouvions sortir.Les femmes et les enfants ont remonté vers le collège.Ce n’est que le lendemain que les hommes sont revenus.Il y a eu un tué parmi eux.Ce n’est que 50 ans plus tard,en lisant le livre du docteur Cotillon "Argenton 9 juin 1944" que j’ai su que nous avions eu la vie sauve, grâce à Mr Kubel, professeur d’allemand, réfugié alsacien à Argenton qui avait fait comprendre(?) aux SS que les passagers du train de Paris n’avaient rien à voir avec le maquis...Hélas, il y a eu les victimes d’Argenton !

  • Je suis particulièrement intéressée par ce triste évènement historique car deux membres de ma famille sont au nombre des victimes (mon grand-oncle et son fils). J’étais encore très jeune quand ma grand-tante est décédée et je n’ai donc aucune information concernant les circonstances exactes de leur décès.
    J’avoue que je souhaiterais savoir ce qui leur est arrivé exactement.

  • J’ai eu l’immense bonheur de rencontrer le professeur d’Allemand qui a sauvé bien des vies à Argenton. C’était pour le centenaire de l’US Argenton. Ceci grâce à M. Marandon, fils de mon ancien président, Georges. Je m’étonne toujours et bien qu’il soit très modeste, que l’on ne fasse pas plus pour ce vieux monsieur qui avoue "n’avoir fait que son devoir". C’est à méditer, lorsque souvent on parle de "héros", parfois pour un simple exploit sportif.

  • Pour Dominique

    Le dernier livre de Pierre Brunaud, "Argenton-sur-Creuse dans la Guerre", Alan Sutton, 2008, fait une description historique complète du massacre et vous y trouverez sans doute ce qui concerne les deux membres de votre famille.

  • Bonjour,

    Je prends connaissance avec émotion de ce qui c’est passé à Argenton sur Creuse.

    En effet, je fais actuellement des recherches sur l’histoire de ma famille.
    Mon père (aujourd’hui décédé) a été caché pendant l’occupation au Collège Moderne d’Argenton sur Creuse sous une fausse identité car il était juif. Il a peu communiqué sur cette période douloureuse, mais il me racontait souvent que lors d’un cours (était ce un cours d’allemand ?) un gros bruit d’explosion s’est fait entendre. les élèves ont tous sursauté et commencé à chuchoter. Le prof les a prévenu qu’il y allait avoir encore deux autres bruits d’explosion et leur a demandé de garder leur calme.Mon père a compris alors que ce prof faisait partie de la Résistance.

    Savez-vous s’il y a encore des survivants de cette période ?

    Je sais que mon père a été caché dans ce collège Moderne d’Argenton par une organisation clandestine, probablement juive, qui lui avait fourni de faux papiers, et qui avait également pris en charge le reste de la famille qui avait échappé aux rafles. Si vous aviez la moindre information à ce sujet, pourriez vous me la communiquer ?

    D’avance, merci.

    C. Susen

  • Bonsoir,

    Dans le cadre de recherches sur ma famille, j’ai appris que pendant la guerre, de 1940 à 1944 environ, mes arrières-grands-parents, juifs d’origine russe, s’étaient installés à Argenton-sur-Creuse, ou mon arrière-grand-père Henri exerçait de petits métiers (il était tapissier de formation) avec l’aide de son fils Joseph. Je crois qu’ils occupaient une maison dont le garage servait d’atelier. Ce sont là mes seules informations. Il avaient fuit la région parisienne. Il s’agissait de la famille ALBOUKAR. Auriez-vous des information à leur sujet ? Merci par avance.

  • Bonjour !
    Je suis en train de terminer un ouvrage sur la Gendarmerie.

    Je n’arrive pas à savoir combien il y a eu de victimes lors du massacre d’Argenton (64 ? 67 ? 70 ?) de façon sûre et combien de gendarmes fusillés ?

    Si vous avez une certitude, je suis preneur.
    Avec mes remerciements.

    M. Bourret