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Tunisie - mon père est venu en France en 1972, nous y étions déjà depuis 1960

Mme Anna La Rosa

mardi 13 avril 2010, par Frederic Praud

texte Frederic Praud


Enfance au pensionnat des sœurs de Tunis

Je suis née le 14 novembre 1952 à Tunis. Je suis arrivée en France le 11 janvier 1960. Mon père était cochet. Avec ses frères, il avait pris la succession de mon grand-père. Ils transportaient les gens dans des calèches à quatre chevaux. Il n’y avait pas de voitures à ce moment-là ! Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de cette époque car j’étais très très jeune. Mais, mon père m’a raconté tout ça lorsqu’il est venu s’installer ici, à Sarcelles, en 72.

J’ai été mise en pouponnière de l’âge de quatorze mois jusqu’à l’âge de sept ans parce que mes parents étaient divorcés. On m’a enlevée de la pension juste avant de venir en France. J’étais chez les sœurs à Tunis, sur une colline. Les murs du pensionnat étaient très haut ! Ma tante m’a dit qu’aujourd’hui, les bâtiments accueillaient une école de journalisme.

Je voyais mon père de temps en temps, lorsque j’avais des sorties, mais c’était rare… Quand j’étais en pension, j’étais toujours en train d’enlever les clous du Christ. Je les mettais sur un chiffon blanc et on me demandait :
« - Mais pourquoi tu fais ça ?
  Parce que le pauvre Jésus, il a mal ! »
Alors, j’enlevais tous les crucifix ! Même les gros ! Et je me retrouvais souvent au cachot… Il y faisait noir, il y avait des souris et les sœurs ne nous donnaient que du pain rassis et de l’eau… Une fois, je suis restée enfermée là-dedans pendant huit jours ! Et je n’avais pas le droit de le dire à mes parents… Lorsqu’ils venaient me voir, il ne fallait pas que je leur raconte ce que j’avais vécu…

En plus, nous étions restreintes sur la nourriture et quand mon père ou ma mère voulait me rendre visite, l’un comme l’autre devait prévenir au moins quatre semaines à l’avance, pour que les sœurs aient le temps de me gaver comme une oie… On tenait à ce qu’ils voient que je mangeais bien ! Mais, je ne pouvais rien dire ! Sinon, j’avais droit à la punition avec le fouet… J’ai d’ailleurs gardé une cicatrice sur le nez, qui correspond à un coup que j’ai reçu malencontreusement, un jour où je me trouvais au mauvais endroit au mauvais moment…

On dormait dans de grands dortoirs comme on a pu le voir à la télé, dans le pensionnat de Chavagnes. Et encore, c’est une bagatelle par rapport à la réalité que j’ai connue ! Là-bas, en cuisine, on nous obligeait à chanter pour nous empêcher de manger en douce. Une fois, j’ai pris un morceau de viande, j’ai mastiqué et la bonne sœur est arrivée : « Anna, qu’est-ce que tu fais ? » La viande est restée coincée dans ma gorge… Ensuite, ma mère m’a retiré de la pension et nous sommes parties en France avec mon grand frère, en cachette de mon père…

En 1956, lors de l’Indépendance de la Tunisie, je n’ai pas remarqué grand-chose car je n’avais que quatre ans. Je me suis seulement rendu compte que tout le monde était très actif, sur le qui vive. Je voyais tout le monde courir mais je ne comprenais pas le pourquoi du comment ! J’étais très jeune. Je ne pouvais pas avoir conscience que l’Indépendance se préparait. En plus, il y avait beaucoup de soldats de De Gaulle là-bas ! La Tunisie était un protectorat français ! On nous appelait donc les pied-noirs.

Quand ils me voyaient, les gens disaient : « Tiens, c’est une pied-noir celle-là ! » Il y avait beaucoup d’Italiens comme nous à Tunis ! Moi, j’ai obtenu la nationalité française d’office, comme tous ceux qui sont nés en Tunisie entre 1923 et 1956. C’est la raison pour laquelle, lorsqu’il y eut l’Indépendance, les gens nous taxaient de pied-noirs… On nous insultait comme ça… Tout le monde courait pour vendre le peu qu’il avait afin de pouvoir embarquer. Je ne me souviens pas trop de l’embarquement parce que j’étais en pension et je n’avais pas de nouvelles, rien du tout…

C’est à se demander si j’étais chez les sœurs ou chez les diables !!! J’ai reçu une éducation très stricte et j’ai pleuré là-bas toutes les larmes de mon corps… Mais finalement, quelque part, je suis quand même reconnaissante car ça m’a appris la rigueur. C’est peut-être pour ça que je suis toujours très carrée dans ce que je fais. Les sœurs ont dû quitter la Tunisie comme tout le monde, mais je ne sais pas en quelle année.

Départ pour la France en catimini

Ma mère s’est sauvée avec ses deux enfants, moi et mon grand frère, tandis que mon père est resté là-bas, car pour garder la maison et les biens de ses parents, il avait dû choisir la nationalité tunisienne. Sinon, Bourguiba raflait tout ! Alors qu’il était italien, mon père est donc devenu tunisien.

Avec ma mère, nous avons pris l’avion en cachette parce que mon père était cochet et il allait souvent au port de France à Tunis. Nous étions donc camouflés sous une bâche, derrière la camionnette, pour que mon père ne nous voie pas. Mais, il était juste à côté et j’ai crié : « Papa ! Je suis là ! Viens me chercher ! » Á ce moment-là, mon frère m’a mis la main devant la bouche pour que je me taise. Ensuite, on a pris l’avion pour Paris. C’était le 11 janvier 60, une date restée gravée dans ma mémoire…

Un aller sans retour

Mon père est venu s’installer en France en 72. Á l’époque, j’avais vingt ans. Il avait vendu sa part des biens familiaux à sa sœur, ma tante Jeanne. Elle a racheté les parts de tous les frères et sœurs et elle est restée là-bas, à Tunis. En fait, tout le côté italien de la famille a choisi de garder la nationalité tunisienne.

Je devais retourner en Tunisie avec mon père mais ma mère a toujours eu peur que je ne revienne pas. Il y avait tellement de sorcellerie… Enfin, c’étaient les idées de maman… De mon côté, j’aurais bien voulu y aller avec mon père pour qu’il me montre Djerba, qu’il me montre tous les endroits et les gens qu’il connaissait ! C’était quelque chose de très important pour moi… Mais, je n’en ai pas eu l’occasion… Après, papa est tombé malade et il est décédé…

Huit ans à Groslay

Le 11 janvier 60, dès notre arrivée en France, nous sommes allés vivre directement à Groslay, chez la belle-sœur de ma mère. Mais, comme on était trop serrés, on est restés huit ans les uns sur les autres ou séparés, chez les tantes. Au début, je me sentais complètement perdue… On vivait dans une maison où il n’y avait pas d’eau et juste un chauffage à bois. Pour moi, c’était très difficile parce qu’il fallait aller chercher l’eau… J’en avais marre ! C’était toujours : « Anna fait ci ! Anna fait ça ! » J’étais devenue la boniche !

Ensuite, chez mon oncle, j’étais en HLM. Là-bas, j’étais plus heureuse ! C’était du luxe ! Je n’avais plus besoin d’aller chercher l’eau et il y avait du chauffage ! Á partir de là, je me suis mise à manger comme quatre car en pension, j’avais été très restreinte, très privée… Alors, je me suis, mise à grossir…

Quand j’ai commencé à aller à l’école en 60-61, ce n’était pas facile avec mon accent. J’étais charriée par les autres élèves, taquinée, vannée en permanence… En plus j’étais obèse… Je l’ai très mal vécu… C’était pareil lorsque j’allais acheter le pain : « Je voudrais un pain français ! »

Débuts à Sarcelles

Je suis venue vivre à Sarcelles en 1968, à l’âge de seize ans. C’est un oncle du côté de mon père, directeur de la SIC à l’époque, qui nous trouvé un logement à Sarcelles au 17 allée Ampère.

En 68, il y avait les grèves et on ne trouvait plus à manger dans les magasins. On avait des bons et il fallait faire des queues immenses ! C’était presque comme en temps de guerre… C’était catastrophique… Tu patientais parfois pendant des heures en quand ton tour arrivait, il n’y avait plus rien ! Alors le lendemain, je venais très tôt pour être au début de la file d’attente et avoir à manger pour la famille… Ma mère me donnait des bons pour acheter de la nourriture. Mais, tout était calculé ! Ni plus, ni moins…

Pour moi à l’époque, Sarcelles, c’était un peu un rêve ! Á Tunis, je n’avais que des mauvais souvenirs… En pension, c’était l’enfermement total… Je n’avais pas le droit de mettre le nez dehors… Ici, j’avais donc l’impression d’avoir retrouvé la liberté ! Pour autant, quand j’étais jeune, c’était très difficile parce qu’on ne parlait pas beaucoup avec les parents. On n’avait pas le droit de poser des questions. On avait seulement le droit d’écouter et de subir, parfois même l’insoutenable... Maman était très sévère… J’étais un peu son souffre-douleur et surtout Cendrillon… Il était hors de question de sortir seule ! Il fallait toujours que mon frère ou un cousin m’accompagne…

Mariée à seize ans : la liberté…

En 1968, mon rêve de jeune fille était de me marier. Pour moi, le mariage, c’était la liberté ! J’ai connu un cousin très éloigné que j’ai épousé à l’âge de seize ans et un mois. Avant, j’étais allée au commissariat, en juin 68, lorsque la situation s’était un peu calmée, pour me faire émanciper. Comme mon cousin était plus vieux que moi, ma mère voulait porter plainte pour détournement de mineure alors qu’en réalité, ça n’avait rien à voir ! Nous étions très amoureux l’un de l’autre… Toujours est-il que lorsque ma mère est venue un après-midi porter plainte contre mon futur époux, on lui a expliqué : « Mais, votre fille est émancipée ! Elle fait ce qu’elle veut ! » Ce jour-là, j’ai eu l’impression d’avoir gagné quelque chose… J’étais fière de moi…

Je suis sortie de chez ma mère avec ma robe de mariée. Pour moi, il ne pouvait en être autrement ! J’étais vierge mais pour qu’elle accepte que j’épouse mon mari, je lui ai menti. Je lui ai fait croire que nous avions couché ensemble. J’étais donc un peu radiée de la famille même si ce n’était pas vrai… Seulement moi, j’étais prête à tout pour parvenir à mon but et j’y ai réussi…

Je me suis mariée à Saint Denis ou habitait mon mari. C’est mon défunt mari qui s’est occupé de tout. Il a loué l’orchestre et la salle Berlier, sur la place Verdun, au Village de Sarcelles. Il a fait appel à des traiteurs, acheté les fleurs, etc. C’est lui qui a tout payé ! Du côté de ma mère comme du côté de ma belle famille, personne ne voulait rien faire parce qu’ils étaient tous opposés à notre mariage…

Nous avons passé la nuit de noces à l’hôtel Georges V et le lendemain, nous sommes revenus avec les draps. Mon mari a expliqué à l’hôtel : « Il faut absolument que je ramène les draps pour sauver l’honneur de ma femme… » Alors, quand on a retrouvé la famille, la fête ayant quand même duré trois jours, on leur a montré le sang et tout le monde est resté bouche bé. Malgré tout, certains ont quand même supposé : « C’est peut-être du faux sang qu’elle a mis là-dessus ! » Du coup, chacun est venu vérifier si c’était vraiment du sang humain et à partir de là, j’ai été ressuscitée pour ma famille… C’était un poids très lourd que j’avais dû porter ! On s’aimait tellement fort… Malheureusement, le Bon Dieu m’a pris mon mari trois ans après… Il est mort d’une leucémie foudroyante, en huit jours…

Il était ingénieur en téléphonie. C’est pour ça qu’il avait pu se permettre de tout payer ! Il avait quand même cent sept ouvriers sous ses ordres ! Le jour où il est décédé, tout le monde est resté sans voix… « Mais attends, ce n’est pas possible ! On a fait la fête avec lui il y a dix jours ! » Tous les mois, on faisait un couscous et les pâtes au four. Je le préparais, je le faisais précuire, et lui le faisait chauffer au chantier. Il était italien mais né à Tunis.

Quand je me suis mariée, j’ai gardé la nationalité française. Je n’ai pas voulu prendre la nationalité italienne. Normalement, par mariage, on prenait la nationalité du mari ! Á l’époque, c’était comme ça ! Seulement moi, j’ai dit à mon mari : « Je ne veux pas devenir italienne ! Puisque je vis en France, je reste française ! » Il a fait tous les papiers nécessaires. C’était prise de tête mais il l’a fait quand même…

Le Sarcelles des années 70s : la belle vie…

Á ce moment-là, à Sarcelles, tous ceux qui étaient du pays, de Tunis, se retrouvaient. Il y avait beaucoup d’Italiens, de Tunisiens… C’était un peu comme Belleville à Paris. Avec mon père, on y allait souvent et il retrouvait tous ses amis de Tunis. Il y avait là toute une communauté et tout le monde se réunissait. On lui demandait :
« - Alors, tu as laissé les calèches de ton père ! Comment tu as fait ?
  Mais non ! Je n’ai pas laissé tomber parce qu’après, j’ai eu la voiture ! »
Il avait acheté une petite 4 CV, la voiture italienne avec le moteur à l’arrière. Et avec ça, il faisait le taxi. Mais personnellement, je suis une fane des chevaux car lorsque mon père m’a conçue, il sentait le cheval !!! C’est vrai ! J’adore les chevaux…

Les gens d’origine tunisienne ne se sont pas installés dans un secteur particulier de Sarcelles. Il y avait des Italiens de Tunis, des Juifs tunisiens, etc. C’était un tout ! Nous formions une grande famille ! Chacun se voyait et avait plaisir à se retrouver… C’était la belle vie ; pas comme maintenant… On se rassemblait par exemple au Fouquet, sur la place André Gide. Là-bas, il y avait une grande terrasse et tout le monde était assis là. On organisait des concours de pétanque, etc.

C’était pratiquement tous les jours la fête, ici, à Sarcelles ! Ça vivait ! On allait chez les uns, chez les autres. On se voyait dehors, ou à la maison. Il y avait toujours des soirées. Dans les HLM, les gens étaient beaucoup plus sociables que maintenant ! Entre voisins, on se parlait ! Dans la cage d’escalier, tout le monde se connaissait ! Lorsqu’on ne te voyait pas pendant une journée, les gens s’inquiétaient : « Tiens, comment se fait-il qu’on n’ai pas vu untel ou unetelle ? » Et quand quelqu’un était malade, tout le monde allait lui apporter quelque chose… Il y avait une très grande solidarité !

Moi par exemple, j’avais un enfant handicapé né en 70. Et bien, tout le monde le prenait pour le sortir, pour m’aider. Les gens étaient beaucoup plus humains ! Tandis que maintenant, c’est à peine si on connaît son voisin de palier… De même, il n’y avait pas de vols ! On pouvait laisser les fenêtres et les portes ouvertes alors qu’aujourd’hui, on est obligé de tout fermer à double tour… Et puis, la ville était propre. Personne ne jetait de détritus par terre. C’était impensable ! Il faut dire aussi qu’à l’époque, les HLM, c’était le luxe ! C’était tout nouveau, tout beau ! Les premières salles de bain, c’était le paradis !

En fait, je crois que si on supprimait les voitures, on retrouverait le calme d’antan. Il y en avait beaucoup moins à ce moment-là ! Ceux qui en possédaient une étaient des gens qui avaient les moyens ! De même, tout le monde n’avait pas la télévision ! On se réunissait donc souvent pour la regarder ! C’était pareil pour la machine à laver ! Et puis, à Sarcelles, au Village, il y avait un lavoir ! Je ne sais pas s’il fonctionnait toujours dans les années 70s mais en 68, certains y allaient encore. Par contre, c’était payant ! C’était un luxe d’aller au lavoir de Sarcelles ! Il me semble qu’aujourd’hui, il n’existe plus et c’est dommage, car cela fait partie du patrimoine…

Pour moi, le Sarcelles des années 70s représentait donc autre chose… J’avais vécu l’enfer chez les sœurs à Tunis ! Alors, venir ici constituait un évènement ! C’était le rêve ! En pension, mes amies disaient : « Qu’est-ce que j’aimerais bien aller en France ! » Tout le monde pensait qu’il n’y avait qu’à se baisser pour ramasser des sous par terre ! Une qui avait vu un billet de cent francs avait même dit : « Oh, pourquoi me fatiguerais-je en me baissant puisque demain, j’en aurai plein ! » Moi, je n’ai jamais trouvé d’argent comme ça mais c’était vraiment une autre vie…

On était bien ici et on ne pensait pas du tout à partir vivre à Paris. Paris, c’était un autre monde… Les gens y étaient beaucoup plus repliés sur eux-mêmes. On y allait de temps en temps comme ça, mais essentiellement à Belleville, parce que c’était vraiment comme Sarcelles. C’était le point de repère. On y mangeait le couscous tunisien, des gâteaux, etc. Ici, il y en avait aussi mais ce n’était pas pareil ! D’ailleurs, maintenant que Belleville a beaucoup changé, j’ai l’impression que les gens de là-bas sont venus s’installer ici. Le Paris de Belleville est venu à Sarcelles et pour moi c’est le kif, car le charme est toujours là…

Á l’époque, il n’y avait pas de clans. Toute la population était mélangée, répartie… Quand il y avait la fête, chacun venait pour partager le repas et apportait quelque chose. Pour moi, c’étaient vraiment de belles années…C’était convivial et je trouve dommage que tout ça se soit perdu…

Nous n’avons pas vraiment assisté au regroupement familial car c’était caché. On ne faisait pas voir tout ça comme maintenant ! C’est pareil lorsqu’il y a eu les hippies et la drogue ! C’était caché ! Même chose avec les homosexuels ! C’était la honte ! Il ne fallait pas le montrer ! C’était tabou et comme tout ce qui est tabou, on n’en parlait pas… On l’acceptait mais il ne fallait pas aborder le sujet afin de contenter tout le monde, ou du moins, ne froisser personne… Toutes les communautés vivaient ensemble et on ne critiquait ni l’une ni l’autre. C’était hors de question !

Il est vrai aussi que j’ai peut-être vécu les choses autrement puisque mon oncle, du côté de mon père, était directeur à la SIC et qu’il connaissait beaucoup de monde, les grands patrons, etc. Alors, on me disait souvent :
« - Anna, tu ne pourrais pas demander à ton oncle qu’il nous obtienne un logement ?
  Attends, je vais t’emmener chez mon oncle Philippe Magro et il te trouvera quelque chose… »
Ce n’était pas pareil ! Ce n’était pas la même mentalité ! Ce n’était pas vicieux comme maintenant ! Á l’époque, il n’y avait pas de critiques intercommunautaires ! C’était impensable ! Lorsque l’on a vu arriver les conflits, on n’a pas compris et ça a été très dur… Malgré tout, on s’est battu mais à force, tu ne peux plus… Tu te retrouves à bout de souffle…

Là où se trouve la MJC aujourd’hui, il y avait un grand foyer d’accueil géré par la Sonacotra, relié avec celui de Garges-lès-Gonesse. On y hébergeait provisoirement tous les nouveaux arrivés, les Chinois, les Italiens, les Espagnols, les Portugais… Tout le monde est passé dans cette tour ! Ensuite, on les aidait à s’installer dans Sarcelles, à trouver un appartement pour vivre décemment comme les autres. En fait, cette tour servait de lieu de répartition de la population dans Sarcelles. Maintenant, à cet emplacement, il y a la MJC et un foyer de jeunes travailleurs.

Dans les années 60-70s, les étrangers obtenaient des papiers très facilement parce qu’il y avait du boulot et les gens venaient pour travailler. Ensuite, avec le temps, les choses sont devenues beaucoup plus difficiles. La dernière grande régularisation a eu lieu en 1981, lorsque la gauche est arrivée au gouvernement.

Sarcelles d’hier, Sarcelles d’aujourd’hui

Je crois que les problèmes sont venus du fait que nous avons laissé trop de liberté à nos enfants parce qu’à leur âge, nous avons été trop restreints, on nous a trop serré la vis… Alors ensuite, ils en ont peut-être abusé… Pour ma part, je pense que j’ai voulu ne pas reproduire avec les miens ce que mes parents m’avaient fait vivre… J’ai donc essayé de leur donner tout ce dont j’avais été privée étant petite et je les ai beaucoup gâtés… Moi à Noël, il était hors de question qu’on m’offre un jouet à l’époque ! C’était une grosse orange et une poupée en sucre ! On trouvait ça dans une chaussure ou une chaussette !

Et puis, on n’avait pas le droit à la parole ! On ne pouvait pas se mêler à la conversation des grands ! Je n’avais même pas le droit d’écouter… C’était toujours : « Anna, va dans la cuisine pour préparer la table et commence à faire à manger ! » Ma mère était très italienne. C’était une femme très dure. En plus, j’étais son souffre douleur, du fait qu’elle avait quitté mon père… Pour elle, je lui ressemblais trop… Elle me disait souvent : « De toute façon, tu es comme ton père ! »

Je crois aussi que le basculement vient de l’ancien maire RPR, La Montagne, qui a largement contribué à faire dégringoler la ville de Sarcelles, notamment en termes d’image. C’est à partir de là qu’il y a eu de la violence… Les gens avaient de nombreux problèmes ! Lorsque la mairie était de droite, tous ceux qui vivaient dans des conditions très précaires n’ont pas trouvé beaucoup d’aide. C’était un changement de politique ! Ensuite, quand la gauche est arrivée, les choses se sont améliorées mais la droite avait déjà largement cassé la réputation de la ville, car les pauvres, se sentant délaissés, s’étaient un peu révoltés.

C’est peut-être pour ça qu’on a entendu qu’à Sarcelles, ça bougeait ! Du temps de La Montagne, dès qu’il y avait quelque chose, tout le monde bougeait ! On ne restait pas assis comme ça les bras croisés ! C’est également de là qu’à mon avis, le changement est arrivé…Á l’époque, lorsqu’on disait aux gens qu’on vivait à Sarcelles, on entendait généralement : « Comment ! Tu habites Sarcelles ! »

Aujourd’hui, j’habite la rue de Picardie. J’ai déjà changé deux fois de logement et bientôt, je déménagerai une troisième fois. Je suis employée municipale à maison de quartier Vignes Blanches, depuis le 1er octobre 2005.

Éducation des enfants et transmission de la mémoire familiale

J’ai eu trois garçons qui ont tous été élevés à Sarcelles, même si le dernier est le seul à être né ici. Lui, c’est un pur Sarcellois. En fait, après mon mariage, j’ai suivi mon mari car il était souvent en déplacement. Nous avons habité à Nancy, puis à Conflans-Sainte-Honorine et lorsque je suis devenue veuve, trois ans après, je suis revenue à Sarcelles, chez ma mère. De toute façon, même quand j’étais à Nancy, je venais souvent ici ! L’aîné, Gino, qui est né en février 70, vivait avec sa grand-mère et son grand-père, puisque mon père est arrivé en 72.

Á l’époque de mes parents, la famille ne permettait pas d’épouser n’importe qui ! Par exemple, la sœur de mon père était mariée avec un Arabe à Tunis et mon grand-père l’avait reniée ! Tant qu’il est resté en vie, il était hors de question qu’elle rentre dans la maison ! Une Italienne devait épouser un Italien ; pas un Arabe…

Moi, je suis souvent allée en Italie avec mes enfants pour leur montrer et leur apprendre ce que ma mère m’avait raconté. Aujourd’hui, aucun n’est encore marié. Il y en a un qui va avoir trente ans le 19 octobre et un autre qui est malheureusement décédé… Mais, j’ai quand même deux petits-enfants. Quoi qu’il en soit, je sais que j’ai inculqué à mes enfants ce que j‘avais appris de la religion. Je leur ai expliqué ce qui s’est passé dans la famille, que nous étions des nobles, du côté maternel comme paternel.

Je n’ai pas pu faire connaître la langue arabe à mes enfants pour la bonne et simple raison que je ne l’ai jamais apprise. Chez moi, on ne parlait que l’italien. Ma mère ne tolérait pas que quelqu’un parle arabe à la maison… Voilà pourquoi, malheureusement, je ne connais pas la langue arabe, à part quelques mots. Mais, c’est vraiment dommage que l’on ne m’ait pas transmis ça…

Message aux jeunes

Je crois qu’ici à Sarcelles, le chômage a commencé pour les jeunes lorsqu’ils ont eu des ordinateurs. C’est à ce moment-là que le chômage a débuté. Alors, est-ce que c’était voulu par le gouvernement de l’époque ? Quoi qu’il en soit, j’aimerais leur dire qu’ils doivent prendre leur courage à deux mains et essayer de faire mieux que nous parce qu’avant, on disposait de beaucoup moins d’outils pour réussir comparé à aujourd’hui. On faisait beaucoup de travails manuels et parmi nos parents, ils étaient nombreux à ne pas savoir lire et écrire. Moi par exemple, j’ai appris directement sur le terrain à travailler, avec un patron qui m’a éduquée, qui m’a montré comment il fallait faire.

C’est pourquoi maintenant, j’aimerais que les jeunes puissent aller à l’école. Ils en ont la possibilité ! Ils ont les moyens d’aller plus loin et c’est comme ça qu’ils bâtiront leur avenir ! Ce n’est pas en restant à traîner dans les rues qu’ils pourront aboutir à quelque chose ! Ça c’est clair ! Il faut donc les encourager à aller dans le droit chemin, à se diriger dans cette direction et à foncer. Nous, on n’a pas eu cette opportunité ! Nous avons appris sur le tas, sur le terrain. Nous n’avions pas accès à toutes les possibilités dont bénéficient les jeunes aujourd’hui…

Parfois, je me demande si nous n’avons pas sauté une génération. Peut-être que les jeunes de maintenant auraient souhaité avoir les parents que nous avons eus ! Et si tel avait été le cas, il est probable que nous n’en serions pas là aujourd’hui… Ce sont des questions qu’on se pose… Pourquoi y a-t-il cette violence actuellement ? Pourquoi n’y a-t-il plus de respect entre les personnes ? Pourquoi y a-t-il des agressions comme ça tout le temps ? Avant, on pouvait rester toute la nuit dehors à discuter alors que maintenant, on ne peut plus ! Toutes les boutiques ferment à sept ou huit heures parce qu’il y a des cambriolages, parce qu’il y a ceci ou cela ! Á l’époque, ça n’existait pas ! Comment en est-on arrivés là aujourd’hui ?

Peut-être que nous avons laissé trop de libertés aux enfants mais ce que je trouve inadmissible actuellement, c’est qu’ils commandent leurs parents. C’est le monde à l’envers ! Et ça, je ne peux pas l’accepter.

En mémoire de…

Pourquoi mon fils est-il décédé dans l’appartement, au un allée Guillaume Appollinaire à Sarcelles ? Pourquoi a-t-il péri dans les flammes ce fameux jours catastrophique du 14 avril 1988, à l’âge de 18 ans ? Je n’ai jamais compris jusqu’à ce jour le pourquoi et le comment ! C’est criminel ! On m’a volé mon fils ! Pourquoi mon fils ? Il était handicapé moteur, visuel et congénital, assis toujours dans son fauteuil roulant. C’était un ange. Il avait toute sa tête et adorait la musique. Il faisait même Dj avec son casque pour ne pas déranger les voisins. Il était très respectueux. Je lui avais acheté une belle chaîne Pionner et les lampes qui clignotent au son de la musique….

J’étais dans un état pitoyable. Pendant quatre ans, je suis entrée et sortie de l’hôpital… et surtout, ne pas savoir ce qui s’est passé ce fameux jour ;. Les pompiers sont intervenus 25 minutes après… le feu « d’origine inconnue » me fait mal… et le fameux coup de téléphone de la Mairie d’alors : « le curé est en vacances ». J’étais HS. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Il n’y a pas eu de messe alors que je suis sarcelloise, ni à la chapelle Jean XXIII ni au village. Elle a eu lieu à Montmorency. Le prêtre de Sarcelles en a eu écho et m’a confirmé qu’il y a toujours un prêtre dans ce cas là… Mon fils voulait être avec son père enterré à Conflans St Honorine.

Je n’ai pas reçu d’aide de la municipalité à part atterrir dans rue de Picardie, dans un appartement très très crasseux : « c’est à prendre ou à laisser ! » Les pieds au mur, sans papiers, sans matelas, sans vêtement, sans réchaud pour faire à manger à mes enfants, j’ai du accepter… J’ai peu après reçu des menaces de mort, « on a tué ton fils, maintenant je te tuerai toi et des deux enfants. Bruno avait 5 ans, Franck 12 ans. J’étais terrorisée et sous dépression grave. J’étais veuve… J’ai essayé de faire des recherche pour savoir… mais silence… J’ai fait des démarches auprès du Procureur de la République de Pontoise ou Cergy mais je ne me souviens même plus si j’ai obtenu des réponses… J’ai ouvert un livre d’or en l’honneur des pompiers qui ont fait tout leur possible….


Voir en ligne : La Bande Dessinée : Les Migrants

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