Douai ville industrieuse blessée

Monsieur Delplanque né en 1925 à Douai

texte Frédéric Praud


Je suis né le 30 octobre 1925 à Douai, dans le Nord, dans une ville à la fois bourgeoise et ouvrière où il y avait énormément d’usines, notamment une usine chimique très importante qu’on appelait la Grande Paroisse (AZF) ainsi qu’Arbel bien connue pour la fabrication de transport. Les Allemands s’en servaient beaucoup. Il y avait aussi l’arsenal de Douai et des usines de produits chimiques tout autour, à Corbehem. Certaines fabriquaient de l’essence, de l’huile, etc. comme par exemple Esso et d’autres marques aujourd’hui disparues.

Il ne fallait pas aller très loin non plus pour trouver des mines : des corons, des terrils. La ville tournait autour de 50 000 habitants, une ville, des collèges, où se trouvaient les grandes écoles, notamment l’école des Mines, de très grands bureaux, dont le bureau des mines qui employait quelque chose comme cinq cents employés. Douai était donc une ville industrielle.

Mon père était sous-directeur de la brasserie nationale, où il fabriquait de la bière. Ma mère aidait son frère à tenir une très grande épicerie. On y trouvait tout et tout était au détail : un kilo de farine alors que c’étaient des balles de cent kilos… Ma mère a toujours aidé son frère, avec sa belle-sœur et la fille de son frère. L’atmosphère était très conviviale avec les clients.

Mon père, en tant que spécialiste du refroidissement de la bière par glace, était souvent en déplacement dans les grandes brasseries à Lille. La réfrigération de la bière a été inventée à cette période.
Ils ont commencé à installer le premier prototype à Douai, dans la brasserie nationale. Cette méthode s’est ensuite étendue aux grandes brasseries de Lille. Il était souvent parti, mais j’ai eu une enfance assez aisée, agréable.

1936

En 1936, ça a chauffé à Douai ! Mon oncle maternel est, et a toujours été un socialiste pur. Ma famille a toujours compté des socialistes ou des communistes. Il y avait deux portraits dans la cuisine : celui de Léon Blum, et celui de Roger Salengro. Ce dernier deviendra maire de Lille.

En 1936, la remise des prix scolaire s’effectuait à l’hôtel de ville de Douai, le 14 juillet. Les vacances commençaient donc le lendemain et l’école reprenait le 1er octobre. La gauche et la droite réagissaient aux événements, pendant que nous, élèves, défilions pour recevoir les prix ! Une bagarre débuta entre des militants d’extrême gauche et des militants d’extrême droite. Ils ne se sont pas occupés de savoir s’il y avait des enfants. Quand nous sommes passés à la place d’armes, ils se sont servis de bouteilles d’eau de seltz concentrées, de véritables grenades. On pouvait les jeter comme ça en l’air et boum ! Ça explosait. L’un de mes copains, à côté de moi, a été assez fortement blessé. Il saignait d’un peu partout. Mon père était un costaud. Il avait vu le gars qui avait jeté la bouteille. Il est parti vers lui et l’a mis KO. Il ne lui a pas donné deux coups de poings, mais un seul, paf ! Et il l’a mis KO. Voilà comment j’ai un souvenir marquant de 1936.

Les congés payés furent quelque chose de formidable ! Tout le monde allait vers la mer, le plus près possible. Aller à la mer ! Mon oncle étant pêcheur et possédait une voiture (il avait le permis numéro 5 dans la ville). J’allais souvent à la pêche avec lui. C’était pour moi un réel bonheur de pêcher en étang dans le calme, la nature, l’eau et les arbres.

La guerre de 1914

Les mauvais rapports avec les Allemands ne dataient pas de 1940. La région a été occupée pendant la guerre de 1914. Ma famille a laissé un lourd tribut à cette guerre. La famille paternelle comptait neuf garçons et une fille. Cinq sont partis à la guerre 14 et quatre ont été tués. Cela m’a horrifié dans ma jeunesse car j’allais passer mes vacances chez mon grand-père artisan, rempailleur de chaises et, spécialement, de prie-die. Il était le spécialiste de la région.

Douai avait été occupé par les Allemands en 14. Mon grand-père maternel était mineur, contremaître, ce que l’on appelait un « porion ». Il vivait dans des corons. La maison de l’ingénieur était alors peinte en blanc, dans un milieu de poussière noire. Au bout du coron, il y avait toujours une maison beaucoup plus grande : la maison du porion !
Il fallait obligatoirement un passe pour aller d’un village à un autre pendant la guerre. Les Allemands avaient pris une pièce de la maison et y avaient institué un bureau pour y remettre ces passes. Il y avait généralement deux Allemands et un officier mais toujours un officier blessé au front. Ma grand-mère a dû s’occuper de l’un de ces officiers pendant que son fil, mon oncle, était à Verdun dans les tranchées. Cet officier était un garçon sympathique, qui ravitaillait un peu la famille dans le besoin. Une fois soigné, le soldat allemand est reparti au front. Puis, les Allemands ont reculé et les troupes françaises ont occupé le coin. Cet Allemand retourne donc chez lui au front et on ne le voit plus du tout ; pourtant, il avait précieusement conservé l’adresse de ma grand-mère.

A Douai, en 1939-44, nous sommes à nouveau occupés par les Allemands. Un jour, alors qu’il n’y avait plus d’électricité, on tape à la porte. C’est un officier allemand, un colonel, dans un side-car, accroché à une moto. Il vient, tape à la porte et dit : « Est-ce qu’il y a madame Célisse, ici ? » Le nom de famille de ma grand-mère était Célisse. Ma mère, qui avait ouvert la porte dit :
« Oui, il y a bien une Célisse ici. Oui, oui. Mais vous voulez parler de qui ?
 Madame Célisse, pendant la guerre de 14-18 à Waziers... »
Il parlait très bien le français. C’était d’ailleurs un professeur de français en Allemagne. Ma grand-mère arrive, le voit et dit : « Bien, c’est Friedrich ! Mais qu’est-ce que vous faites là ? Je vous croyais mort. »
Il montait vers le front sur Dunkerque. Il est resté là une soirée. Ma grand-mère lui a demandé :
« Mais pourquoi vous n’avez plus jamais donné de nouvelles ?
 Pour la bonne raison que j’étais gravement blessé sur le front. J’ai été soigné et le docteur m’a dit : « C’est une bonne chose et vraiment, vous devez la vie à cette infirmière qui vous a soigné jusqu’au bout ». J’ai demandé à celle-ci : « Qu’est-ce que je peux faire en guise de reconnaissance ? » et elle m’a répondu : « Me marier ! - Se marier ! » »
Et il s’est marié. Il avait toujours conservé l’adresse de ma grand-mère mais n’avait jamais voulu reprendre contact par discrétion. Il n’aimait pas cette nouvelle guerre.

Ma grand-mère lui a donc reproché de ne pas lui avoir redonné de nouvelles. Il est reparti et nous n’avons plus jamais eu de nouvelles. Je me suis renseigné et je sais qu’il a dû être tué.

J’ai donc été élevé dans une ambiance anti-allemande. Mon oncle reviendra du front, blessé. En 1914-18, il y a en effet eu des commandements uniques français et anglais. Ils étaient dans les mêmes tranchées. Blessé à côté d’un Anglais, mon oncle l’a ramené dans cette maison des corons, en convalescence. L’Anglais va s’amouracher d’une voisine. Il se mariera après la guerre 14 et deviendra directeur de l’American Express en France.

Rêves d’adolescents

J’étais au lycée en 1939. J’avais quatorze ans. Je voulais être chirurgien mais finalement, comme toujours, mon père s’est distingué et il est rentré dans la Résistance. Un beau jour, il est parti, et on n’a plus eu de ses nouvelles. On ne sait plus du tout ce qu’il est devenu. On aura des nouvelles, peut-être deux ans après seulement.

La déclaration de guerre

Ce jour-là, je suis chez mon oncle. Il y a un poste de TSF (un poste à galène) et on entend la déclaration de guerre faite par le Président de la République. Je deviens alors livide : « déclaration de guerre ». Je monte sur mon vélo, retourne chez moi, chez ma mère qui était à la maison, et je lui dis : « C’est la guerre ! C’est la guerre ! » … parce que j’avais tous les souvenirs qu’ils avaient racontés, les baïonnettes, les montées au front. Je suis resté comme ça. Cela m’a secoué, ainsi que tous les gens de là-bas. Quatre Delplanque sur un monument aux morts, ça fait quand même beaucoup ! Toute la famille était traumatisée : « On ne va pas recommencer encore une fois ! On ne va pas recommencer avec ces sales Boches ! » C’était le mot. Là-bas, nous ne connaissions que ça, « les Boches ». Mon oncle, qui était déjà plus âgé, l’a réellement mal pris. Ma mère, elle, était livide.

Mon père a été immédiatement mobilisé, le 1er septembre 1939. Il part à l’arsenal. On a besoin de lui à l’arsenal…. mais il part en Norvège, comme spécialiste, avec des Anglais, car là-bas, des usines préparaient déjà la bombe atomique. On y a donc envoyé des troupes mais mon père aura un accident en arrivant là-bas. Il sera opéré sur place et reviendra en convalescence. La Norvège était occupée par les Allemands. L’un des premiers débarquements a d’ailleurs eu lieu dans ce pays. Je trouve qu’on ne parle pas assez de la bataille de Norvège où tant de jeunes ont laissé la vie.

L’occupation allemande

Les Allemands arrivent en conquérants bien sûr. Nous n’avons plus le droit de circuler comme nous le voulons. Il nous faut des autorisations, des « ausweis ». Il y a des restrictions de plus en plus fortes au fur et à mesure du déroulement de la guerre. J’avais une bicyclette et je finirai la guerre avec des tuyaux d’arrosage comme pneus. Pour tout, il faut des cartes de ravitaillement avec des coupons.

Avant l’arrivée des Allemands, nous regardons les troupes françaises descendre vers le bas, vers la France libre… la débâcle. Une partie de ces troupes est bloquée à Dunkerque avec les Anglais. Ils attendent des bateaux pour pouvoir embarquer. C’est bombardement sur bombardement !

Pour moi, adolescent, à ce moment-là, c’est la haine. Nous ressentons tout de suite de la haine contre ces gens-là. Et cette haine est doublée car l’histoire recommence toujours de notre côté : « Encore eux ! »…et on reprend toutes les vieilles histoires… C’est vraiment la haine, vraiment la haine.

Le lycée

On nous a mis Pétain en photo dans la salle de cours à la place de la photo du Président de la République. Pétain qui sera d’ailleurs souvent maculé par des tâches d’encre ou de graisse…

Il y a les clans, des copains juifs, très tôt repérés et qui portent l’étoile juive ; d’autres qui sont pour Pétain et porte une francisque. Il y a une autre catégorie, dont je fais partie, ceux qui s’en fichent royalement tout en ressentant quand même la haine de l’Allemand. Il y a d’ailleurs des belles bagarres avec ceux qui portent la francisque ! Il y eut quelques nez cassés et des saignements de nez… Certains font déjà de la résistance. Cette action de la résistance va venir tout de suite ! J’ai alors déjà quinze, seize ans. Tout ce qui est pneu est ainsi crevé automatiquement si on en a l’occasion. Tout ce qui est vélo allemand : pan, pan, pan ! Je conserve encore aujourd’hui mon poinçon.

Mais certains sont pris et à chaque fois, vous attrapez une raclée. J’en ai pris une : j’ai eu cinq dents de cassées par les Allemands. Ils nous conduisent automatiquement à la kommandantur et là ils vous tabassent. C’est déjà bien quand vous vous en sortez même si vous êtes ensanglanté mais d’autres ne reviennent pas. On les fusille, même si ce ne sont que des adolescents. Ils n’ont pas forcément crevé des pneus mais sont allés plus loin : ils ont essayé de voler des choses.
La réaction dépend de ce que vous faites. J’ai été pris sans rien faire alors que des amis étaient en train de crever des pneus plus loin. J’ai été pris dans l’ensemble : une rafle, automatiquement avec des coups de crosse.

En classe, Nous avons mal vécu tout cela. Petit à petit, les copains juifs sont partis déportés avec leurs parents. Certaines familles essayaient de les prendre chez elles de façon à les protéger. J’avais également un professeur que l’on adorait, un professeur de français, notre principal, et un beau jour on ne l’a plus vu. On a appris après qu’il était juif et qu’il était parti. Il s’en sortira. Je le retrouverai d’ailleurs après la guerre avec beaucoup plaisir. On ressentait vraiment cette haine. Il n’y avait plus de camaraderie dans la classe : uniquement des clans.

Je prends le chemin du collège à pied, généralement, toujours même. Dans la cour, nous commentons les dernières nouvelles car nous écoutons la radio anglaise. Beaucoup de camarades la captent avec tous les parasites parfaitement orchestrés par les autorités allemandes.

Mon père et la Résistance

Les Allemands sont là. Mon père ne retourne pas à la brasserie mais va travailler dans une grande sucrerie Béghin. Le patron lui trouve une place quelconque, mais c’est plus fort que lui, il veut refaire de la résistance et repart. Nous n’aurons pas de nouvelles pendant plus de dix-huit mois. On ne savait pas vraiment qu’il était parti faire de la résistance, mais nous avions un doute à cause de ses propos vis-à-vis de moi : « Tu sais, il ne faut pas l’oublier, avec mes frères qui ont été tués à la guerre 1914, on ne peut pas accepter ça. Tu comprendras, plus tard, quand tu seras grand. » Je comprenais bien qu’il avait du mal à vivre cette situation-là.

Nous avons appris après la guerre qu’il était parti dans des réseaux. Il avait servi d’intermédiaire entre le nord et le sud qui appartenait à Pétain et au gouvernement de Vichy. Mon père est finalement revenu travailler chez Béghin.

Mon entrée à la SNCF

Il y avait eu tellement de morts qu’il fallait bien faire tourner les chemins de fer. Je passe donc un concours aux chemins de fer en 1943 et rentre à la SNCF la même année comme attaché. Je vais vivre là une deuxième période. J’ai l’occasion, pour mes premiers postes, d’être envoyé à côté d’Arras, à Roeux et à Biache-Saint-Vaast, dans le Pas-de-Calais. Là, dans une usine de ciment, on fabrique un ciment spécial pour faire du ciment précontraint qui va servir pour les rampes de lancement des V1 et V2. Comme je parle mal l’allemand mais que je l’écris, on me fait traduire des documents.

Nous sommes quelques fois surpris quand nous voyons la sévérité allemande mais également la bêtise allemande. Celaa paraît extraordinaire ! Par exemple, à la kommandantur de Douai, le même homme apportait le courrier tous les jours. Il avait une autorisation spéciale et une plaque. La sentinelle aller donner ça au commandant allemand. Il lui disait bonjour au bout d’un certain temps et tous les cachets officiels restaient là, sans surveillance ! Les cachets pouvaient être ainsi récupérés par la Résistance

Les Allemands avaient fortifié tout le Nord-Pas-de-Calais parce qu’ils s’attendaient à un débarquement dans cette région. Etant dans les chemins de fer, je voyais tout ce qu’ils envoyaient : des trains entiers de chars… On savait bien vers quel endroit ils allaient.

L’usine de Biache-Saint-Vaast qui fabriquait du ciment pour les pistes à V1 n’a toutefois jamais été bombardée. Cela paraît extraordinaire : jamais été bombardée ! A la gare de Biache-Saint-Vaast, les Allemands déposent leurs dossiers et tous les bons de transport dans un coffre. Une fois le train déchargé, les camions qu’ils chargent ont tous un bon de transport indiquant leur destination. On a donc vite fait d’avoir une clé et d’ouvrir ce coffre. On sait très bien où vont tous ces papiers que l’on traduit. On sait donc exactement quand le train sera déchargé et les camions qu’ils chargeront. Les Anglais sont ainsi renseignés et pilonnent automatiquement tous ces trucs de V1…même si ça ne nous empêche pas d’en recevoir quelques uns aussi.

La résistance à la SNCF

Au départ d’Arras, vous avez une descente assez importante avec un cimetière qu’on appelle le cimetière de Feuchy. C’est un lieu idéal pour faire dérailler les convois allemands et les trains de permissionnaires. Tous les trains qui circulent ont un numéro et les trains allemands s’appellent des SF. On pense qu’un SF 919 va passer à telle heure. Comme je suis dans un milieu de résistants, je sais que normalement quelque chose se prépare même si je ne suis pas moi-même résistant. Je traduis uniquement du papier mais je le sais. Et un beau jour, la résistance fait sauter un train SF qui tombe dans le cimetière. Il y a je ne sais combien de morts. Alors là, c’est la rafle complète. Ils viennent partout, embarquent les gens et prennent des otages.

Nous, le personnel de la gare, allons être mis sur le mur de la halle avec les bras en l’air pendant je ne sais combien de temps. Et c’est dur de rester avec les bras en l’air ! Là, j’ai encore droit à un coup de crosse mais à l’épaule…ça va encore. Pourquoi ? Parce qu’ils ont arrêté des résistants. Ils étaient regroupés dans un endroit donné mais ils ont eu le tort de tirer et les Allemands, bien sûr, les ont pris.

Les cheminots ont énormément payé pendant la guerre. Dans l’exemple que je cite, le mécanicien et le chauffeur sont morts. Ils n’étaient donc pas au courant que l’on allait faire sauter le train. Ils n’avaient pas été avisés. S’ils l’avaient été, cela signifiait qu’il y avait eu une fuite, quelque chose. Il fallait faire attention ! Nous, les cheminots, y avons laissé un tribut important. C’est sûr….

On évitait de faire rentrer les jeunes dans les réseaux mais on comprenait vite. Le milieu des résistants n’était pas un milieu qui parle beaucoup.... On apprend… Il fallait bien sûr déboulonner les rails. Eh bien, le patron de ces cantonniers, un chef de district que je connaissais a été déporté. Je le reverrai toujours revenir avec son habit rayé. Il s’en est tiré mais dans quel état ! Il décèdera trois ou quatre ans après.

Les bombardements

J’ai encore beaucoup de sommeil à récupérer. La nuit a été difficile. Deux alertes, deux bombardements. Les séjours dans la cave sont traditionnels et obligatoires. Ma mère et ma grand-mère prient, un crayon au travers la bouche ce qui est conseillé par les autorités pour éviter le souffle des bombes. Quand une bombe explose, un souffle d’air très important casse les vitres, tout. Alors, imaginez ce que ça donne de réciter des prières avec un crayon dans la bouche ! Nous n’avons pas le droit à l’éclairage dans la cave. La porte est doublée d’une couverture au cas où il y aurait des lâchées de bombes dites à gaz. On trouve aussi deux bouteilles d’eau et un peu de nourriture, des gâteaux secs. Un banc. Voilà la cave.

C’était alerte sur alerte. Nous habitions dans le quartier des usines avec derrière chez nous, une usine à gaz. Il y avait une immense cuve de gaz au bout de mon jardin alors nous nous posions toujours la question : « Mais si elle explose ? » Mais on restait quand même là !

Les sirènes hurlent. L’alerte finie, on commence les vérifications des dégâts : maisons, et autour des maisons. Je donne parfois de l’aide pour dégager des personnes prisonnières dans les caves. Les gens qui en sortent sont tout blancs. Vous ne pouvez pas les reconnaître. Qu’est-ce qui a généralement résisté ? Surtout le soupirail de la cave. On essaie de dégager cet endroit et on remonte les gens blessés ou pas. Comme je ne suis pas loin de l’hôpital, s’ils sont blessés, on prend une civière et on s’en va à l’hôpital tout proche.

A partir de Stalingrad, quand les Allemands commencent à perdre, ils deviennent plus sévères mais on remarque de plus en plus d’Allemands âgés. C’est une chose qui nous a fortement marqué. Tous les jeunes sont partis sur le front russe, vers Stalingrad…. De plus, ils circulent de plus en plus à bicyclette. Ça paraît extraordinaire mais ils souffrent d’une pénurie d’essence très importante. Je vis entre les bombardements, que ce soit au lycée, chez moi, ou la nuit. Il y a tellement de bombardements !
Douai est la deuxième ville sinistrée après Dunkerque. Celle-ci a été complètement rasée, pour ainsi dire, mais nous restons sur Douai quand même. Il y a des zones rouges, des endroits d’où il vaut mieux partir. Mais c’est : « Débrouille-toi ». On ne nous dit pas : « Il faut aller à tel endroit ». On ne nous donne pas de solution de rechange.

Le 11 août 1944

L’un de mes cousins est rentré à la SNCF (à l’époque les chemins de fer du Nord). Les grands bureaux se trouvent rue Victor Hugo à Douai, juste en face de l’école des Mines. Deux cents personnes travaillent dans ces bureaux. On leur donne un jour des instructions pour évacuer car ils sont dans une zone rouge. On leur propose ainsi une école située beaucoup plus loin, à la périphérie de Douai. Qu’on gratte du papier là ou là-bas, cela ne change rien ! On va donc les envoyer là-bas mais des gens, notamment du chemin de fer, insistent : « Non, on ne bougera pas de là ».

Or, bien que nous ayons déjà été bombardés, le 11 août 1944 eut lieu le plus grand bombardement que nous ayons jamais subi. On se relaiera toutes les six heures pour aider à la reconnaissance des corps dans une chaleur extrême avec une odeur pestilentielle. Ma mère, plus tard, brûlera mes vêtements qui ont conservé cette odeur de mort. Mon cousin de trente-six ans, marié, deux enfants de cinq et sept ans : on n’a retrouvé que des morceaux de son corps. Il faut bien comprendre cette chose et les réactions de la population par la suite. Profonde tristesse… Nous avons assez souffert de la guerre. Pourquoi nos libérateurs américains trouvent que cela ne suffit pas ? Pourquoi nous obligent-ils à plus de souffrances à la veille de la libération annoncée ? J’ai le souvenir de convois funèbres où il faut marcher très vite entre les hurlements des sirènes. C’est un prix lourd à payer.

Les français bombardent au plus bas, au niveau au-dessus, ce sont les Anglais et au dernier niveau, le plus haut possible, ce sont les super forteresses volantes américaines. Il n’y a rien à faire ! C’est quelque chose d’épouvantable...
Il ne faut pas oublier que tous ces gens ont été tués, et qu’ils avaient rasé le château d’eau… Ils ont rasé le peu qu’on avait.
La libération : entre joie et amertume

On remarque que les Allemands de plus en plus âgés s’en vont : tout d’abord en bicyclette puis on va les voir en charrettes tirées avec des chevaux. A la fin, on ne voit plus d’Allemands du tout. Il n’y a aucune résistance de la part des Allemands à Douai. De toute façon, on ne sait pas ce qu’ils auraient fait car ils étaient quand même vieux ! Ils sont partis, petit à petit.

Je ressens une joie profonde mais aussi une grande tristesse compte tenu du bombardement que nous avons connu. La libération était pour nous une fête mais, en même temps, nous avons reçu une punition avant la fête. Cette punition, nous l’avons eue le 11 août. Cela n’empêchera pas d’autres bombardements derrière mais là ce fut vraiment important : des milliers de morts ! Nous n’avons donc plus cette idée de joie pour la libération. Nous sommes contents d’être libérés, bien sûr, c’est un soulagement et cela d’autant plus que les premiers chars qui sont arrivés et que j’ai vus sont des chars anglais.

En tant que cheminot, je vais être appelé ensuite au poste de commandement de Douai. C’est le plus important de France. Là, il y a des Anglais et des Américains pour s’occuper des transports. Or, on ne s’est jamais entendu avec les Américains car ils se sentent en territoire encore occupé. Dans le bureau des patrons, de l’autre côté, il y a un colonel américain, un colonel anglais et des Français. Quand les Anglais font du thé, ils en font pour nous, les Français, en même temps. Ils nous donnent des gâteaux, comme eux. Les Américains, jamais. Pourtant ils sont côte à côte.

Nous avions des grands livres de circulation. Un de mes copains, Bertaud, un résistant, s’était sauvé des camps allemands après avoir été tatoué. Un jour, alors qu’il pleut, un Américain s’amène et met ses deux pieds sur le bouquin de Bertaud…. Mon Bertaud, est tout petit et l’Américain beaucoup plus grand, et bien en une minute, il a rallongé l’Américain par terre, de colère. La colère décuple les forces… Voyant cela, le colonel américain est intervenu et tout s’est arrangé à partir de ce moment-là.
Nous avions le droit à des cartouches de cigarettes, tout ce que nous voulions. Mais jusque-là, nous n’avions eu le droit à rien.

Bien sûr, les Américains nous ont libérés mais il y a eu cette gêne en permanence, cette amertume jusqu’au bout.

A la Libération nous avons ainsi vu des gens dans des tractions avant noires, des drapeaux FFI et des brassards. Or, il y avait des vrais et des opportunistes de la dernière heure là-dedans. On a également vu des camions passer avec des femmes au crâne rasé. Cette image m’est restée car j’étais jeune à ce moment-là. A l’époque, les maisons closes existaient. Il y en a une dizaine dans la même rue. Toujours est-il que les premiers à occuper les maisons closes, ceux qui vont coucher sur des matelas encore chauds, sont les Américains. Ils mobilisent automatiquement les maisons closes contrairement aux Anglais. Il y aura même deux, trois jeeps de volées pendant que le gars est en haut avec la prostituée… et jamais côté anglais, toujours côté américain. On ne peut pas dire qu’ils aient été aimés.

Ils avançaient et le débarquement était tout près aussi les gens n’ont pas pardonné qu’ils aient fait ça. Un ingénieur de la direction était également mort ce jour-là. Un jeune avocat, de chez maître Floriot, attaquera plus tard la SNCF pour ne pas avoir accepté de déménager alors qu’on leur avait offert de quitter ces bureaux-là pour aller plus loin. Ma cousine a ainsi touché une pension indemnitaire à vie et non une pension de veuve de guerre.

Oui j’ai encore de l’amertume contre les Américains qui ont fait ça, pas contre ceux qui ont débarqué là-bas pour nous libérer, pas ceux-là. Mais à partir de ce moment-là, entre l’Américain qui est là-haut et l’Américain qui vient de l’autre côté, on a fait la différence. Nous n’avons pas eu l’Américain qui donnait du chewing-gum. Il y eut cette amertume longtemps… très longtemps.

Message aux jeunes

C’est parfois difficile d’expliquer ces choses. La ville soignera ses plaies parce qu’il y a des plaies. Elles vont durer un moment. Les marques sont dures à effacer. Le deuil sera fort dans la famille : les cortèges de prisonniers, de déportés, des familles à reconstituer. Je pense à mes amis, à mes camarades qui sont morts. N’oublions pas que la liberté se mérite. Et pourtant devant le monde actuel, avons-nous la sagesse, la tolérance de réunir tous les peuples pour la construction d’un monde d’amitié et de compréhension ?

Messages

  • je me presente DANIEL BOBLIN, fils de albert et germaine boblin, ceux ci sont mort au bombardement du 11 aout 1944 bombe tombée au 13 rue de cambrai, de la cave ou la bombe a explosée, il y eut 11 morts dont mes parents, le seul rescapé fut moi, j avais 13 jours !!! ce fut semble t il un miracle, du reste tout douai en a parlez longuement et meme encore maintenant. Pour plus amples renseignements vous pouvez me contacter.

    • Bonjour, j’habite dans la maison dans laquelle s’est passé le drame. Nous avons eu l’occasion de nous rencontrer un soir sur le trottoir face à cette maison et nous avons un peu échangé au sujet de votre vécu. J’aimerais avoir plus d’informations sur ces événements et peut-être avez vous en votre possession des documents datant de cette époque. Cela m’intéresserait car c’est aussi l’histoire de la maison dans laquelle ma famille vit actuellement.
      J’espère que vous allez bien. Je vous souhaite une bonne journée. Me Carton. (le n° de la maison est maintenant le 36 rue de cambrai)

    • bonjour madame,
      comme suite à votre message sur le sujet de la rencontre fortuite en face de votre maison, il serait plus facile pour moi de vous expliquer verbalement les faits de ce jour du 11 août 1944 (comme cela vous pourrez aussi me questionner).

      Mon numéro est le 02 96 63 87 40 (bretagne)

      Au plaisir de vous renseigner au mieux

      daniel boblin

  • Connaissiez-vous une jeune fille qui s’appellait Ghisaline TRITON ? Une très belle jeune fille...D’avance merci.

    Voir en ligne : question à vous poser

  • Bonjour

    Me souvenant de ce 11 Aout 1944 et de ce terrible bombardement sur la ville de Douai,j’ai voulu faire des recherches sur Google ce 12 aout 2007 et suis tombé sur votre site et votre parcours relatant divers faits de vos souvenirs.je fus très intéréssé.Me permettez vous une petite anecdote pour ce 11 Aout 1944..........
    J’avais alors 14 ans et j’habitais Auby dans une cité Minière avec bien en vue la ville de Douai 5 kilomètres plus loin. j’étais parti avec quelques outils et un grand sac de jute arracher des pommes de terre dans un champ que nous avions devant chez nous dans la plaine et soudain des vagues de bombardiers arrivent et tournent sur Douai lançant des fusées et brusquement tout se met en branle c’était terrible... ces explosions, ces fumées...pris de peur, je prends mes outils le sac de pomme de terre et pris la fuite pour retourner chez moi en courant abandonnant au fur et à mesure la houe, la bêche, le sac de pomme de terre pour finalement arriver chez mes parents dans un état de presque syncope.
    Nous avons appris par la suite que des personnes d’Auby furent ensevelies dans l’abri d’un grand cinéma de Douai et bien sur les nombreuses victimes.
    Voila un fait marquant d’une jeunesse bien tourmentée par ce terrible conflit.
    Bien cordialement.. Mr Couteau Auby

  • Bonjour,
    Je m’appelle Jeannine Desmons ; je suis née le O5/10/1930 à Douai boulevard Jeanne d’Arc. J’ai aussi connu les bombardements mais à Corbehem.
    J’allais au Lycée de jeunes filles rue Fortier.J’ai aussi quelques souvenirs à évoquer, notamment des instants vécus au Lycée, à Douai chez mes grands-parents (chez qui les allemands avaient réquisitionné une chambre)et à Corbehem, où nous habitions.
    Je suis actuellement chez ma fille à l’adresse e-mail indiquée ci-dessous. Si mes témoignages vous intéressent, ma fille me tiendra au courant. Merci de m’avoir fait partager les vôtres...

  • Cher lointain petit Cousin
    J’ai apprecié votre commentaire sur Douai et j’ai surtout remarqué que votre Grande Mére se nommait Celisse.Comme depuis plusieurs années je dresse mon abre généalogique.qui actuellement remonte aux environs de 1650 1700 aux Pays Bas sur Gilly et Lodelinsart(Belgique act). Ensuite on nous trouvent à Fresnes sur Escaut, Anzin, Aniche, Wazier, Douai, Lens, Bethune, Wingles. J’aurais aimé obtenir les coordonnées de Madame Celisse des ses Parents et connaitre sa descendance.Il me serais agréable de vous rencontrer. Pouvez vous me contacter, soit par tel au 03.21.79.93.70 soit par internet.

  • Bonjour,
    j’ai appris que des résistants avaient été fusillés pendant la guerre à Douai ; quelqu’un pourrait-il m’indiquer où se trouvait le peloton d’exécution ? je n’ai trouvé aucune réponse à ma question dans les livres parus sur la région. Un grand merci.
    P. Dhermy

  • Bonjour, je suis à la recherche d’un soldat américain basé à Douai en 1945. Je pense qu’il s’appelait Raymond Gonzales, qu’il était cuisinier et musicien. Pouvez-vous me dire si ce nom vous dis quelque chose ou au moins si vous savez quel bataillon américain était présent à Douai à cette époque.
    D’avance Merci
    Cordialement

  • Bonjour
    J’ai connu Daniel Boblin au collège Notre Dame de L’assomption à Bavay en 1957 - 1959
    Cela fait un bail je redécouvre son histoire que je connaissais il habitait a cette époque place l’herillet à Douai et moi rue Culenaere nous prenions le train pour Bavay j’aimerais le contacter pour parler de son parcourt depuis cette époque

    Daniel

  • Ce 11 aout mon père alors agé de 15 ans s’est arrété prés du cinéma en sortant du lycée. L’ami qu’il voyait régulièrement n’étant pas là, il est parti. A peine avait il franchi le pont du fort que les premières bombes tombèrent.Aujourd’hui encore le souvenir de cette horrible journée le révolte contre les américains...
    Le hasard lui a sauvé la vie mais d’autres ont péri.
    A quelques jours de la Libération, un tel carnage était il nécessaire ?

  • bonjour
    mon père était né en 1928 et est décédé en 1986 .Ma grand-mère,sa mère est décédée en 1997,ils ne pourront donc pas confirmer que leur histoire a eu lieu le 11 août 1944 mais au vu de tous ces témoignages,je pense qu’il s’agit bien de ce jour-là.
    La grande anecdote de notre famille est que ma grand-mère et mon père ont été sauvés grace à une paire de chaussures et que mes frères et soeurs et moi existont grace à ces chaussures
    En effet,ma grand-mère avait emmené mon père alors agé de 16 ans en ville pour lui acheter une paire de chaussures.Je pense que c’est le magasin Vitrant,rue de Bellain.
    Alors qu’ils y allaient,l’alerte a sonné. Comme l’abri était au cinéma, ma grand-mère a voulu aller s’y réfugier.Mais mon père, qui voulait sa paire de chaussure promise par sa maman , l’a trainée jusqu’au magasin. Arrivés là,les vendeurs les ont fait descendre dans leur cave.
    A la fin de l’alerte , quand ils sont tous sortis vivants de cette cave,ils ont découvert avec effroi,que l’abri "officiel" sous le cinéma était complétement détruit et que la plupart des personnes s’y étant réfugiées étaient mortes.
    Celà fait partie de notre histoire et nous fait réfléchir sur la fragilité de la vie qui tient souvent à tellement peu de choses.

    • Mon grand père maternel,ancien engagé de la guerre 14/18 et mineur à la fosse Bonnel à Lallaing ,a été réquisitionné pour déblayer l’abri du cinéma.Bien sur c’était l’horreur et il fut marqué par une dame agée,tout de noir vêtue,tuée et qui serrait encore sur sa poitrine une cassette contenant une forte quantité d’argent et de bijoux.Très scrupuleux et respectueux des morts,mon grand père,afin d’éviter toute convoitise,lui a alors placé la cassette entre les jambes,sous sa robe afin que la malheureuse soit enterrée avec son bien.

    • Ma mère et ma grand-mère m’ont raconté la même histoire. Ma mère prise de panique a quitté l’abri sous le cinéma, suivie par sa mère. A la fin du bombardement, le cinéma avait disparu sous les bombes. J’ai rencontré un monsieur très âgé qui m’a également raconté l’histoire. A 17 ans, il faisait partie des sauveteurs qui ont participé aux déblaiements des gravats et des cadavres en ce lieu.

  • Mon père, Gaston Taquet, né le 31/01/1925, qui a fait toute sa carrière à la SNCF ( essentiellement à Douai ), m’avait raconté qu’il avait subi ce bombardement sur la gare de Douai, et que le souvenir qu’il avait conservé et qui l’avait traumatisé toute sa vie était d’avoir retrouvé à la fin de ce bombardement sa voisine de bureau hélas "coupée en deux"...
    Il est décédé le 17 juin 2005 en emportant avec lui ces tristes souvenirs...

  • Je suis à la recherche d’une trace de mon cousin Gerard Dereuder ,radio dans la resistance à Douai . fils de Marguerite Momon et Jean Dereuder .il habitait Douai .merci si vous aviez un renseignement.j’ai retrouvé quelques vieux films noir et blanc en format 9.5 ou l’on voit son jardin.je ne l’ai pas connu .il est mort en 1946(....?)