O Besançon

ouvrage de Mustapha kharmoudi à paraître bientôt

C’est en fin de journée que je suis arrivé à Besançon. Je me souviens encore de ce choc inqualifiable. Je tremblais de peur et de joie. Cette intense émotion, je ne pense pas l’avoir éprouvée à un autre moment de ma vie, ni avant ni après. À part peut-être ma première note à l’école quand j’avais six ans : c’était un dix sur dix. Et pour ne rien te cacher, c’était même nettement plus fort que la première fois où j’avais fait l’amour.

Ô Besançon

(Une jeunesse 70)

nouveau roman de Mustapha Kharmoudi
éditions l’Harmattan

Extrait

(...)

C’est en fin de journée que je suis arrivé à Besançon. Je me souviens encore de ce choc inqualifiable. Je tremblais de peur et de joie. Cette intense émotion, je ne pense pas l’avoir éprouvée à un autre moment de ma vie, ni avant ni après. À part peut-être ma première note à l’école quand j’avais six ans : c’était un dix sur dix. Et pour ne rien te cacher, c’était même nettement plus fort que la première fois où j’avais fait l’amour.

Tu te rends compte : je traînais Besançon dans ma tête depuis cette maîtresse d’école, là-bas au fin fond de mon trou. Si j’avais les mots des croyants, je dirais qu’elle était un ange envoyé par le Ciel. Mais disons qu’elle avait surgi par hasard dans ma vie, et que l’enfant que j’étais avait transformé ce petit hasard en destinée.

Me voici donc à Besançon. Tu vois, en t’en parlant, je me sens comme si je venais d’y atterrir aujourd’hui même. C’est pour cela que mon histoire, cette histoire, je voudrais la nommer Besançon, tout simplement Besançon. Dans le mot Besançon, il y a tous mes souvenirs, ceux d’avant et ceux d’après Besançon. Il y a mes rêves, ceux réalisés, ceux en attente, et ceux évanouis à cause de leurs méchantes guerres et leurs stupides luttes pour le pouvoir ou pour l’argent. Ou pour les deux. Mais bon, moi il me reste Besançon, et ce n’est déjà pas si mal…

C’était donc un samedi. Je savais que le lycée était fermé, et que je devais prendre un hôtel. Par bonheur, il y en avait un juste en face de la gare Viotte. Ça m’évitait de me mettre en danger en demandant mon chemin à d’éventuels escrocs. Aussi, avant d’y entrer, j’ai révisé mes préparations : les phrases à prononcer, les bonnes réponses à donner. J’étais comme dans un film et je répétais la scène que je m’apprêtais à jouer. Il faut dire que je connaissais par cœur tant de répliques tirées des westerns et des policiers. J’aimais beaucoup l’assurance de John Wayne et de Humphrey Bogart. Et la virile méchanceté de Klaus Kinsky.

J’ai péniblement traîné mes bagages jusqu’à l’accueil. Là, un homme m’a dit qu’il avait une chambre à douze francs. Puis, après avoir vérifié mon passeport, il m’a dit : « C’est treize francs et vous payez tout de suite ! ». Douze francs c’était déjà un prix trop élevé en monnaie marocaine ; je le savais pour m’être exercé durant l’été à convertir les francs en dirhams et inversement. Alors treize, ça sonnait comme une punition.

L’idée qu’il était raciste s’est instantanément imposée à mon esprit. Je l’observais avec une peur qui me prenait aux tripes. Et si, comme on me l’avait relaté, il refusait tout simplement de m’héberger en me disant : « Va-t’en sale Arabe ! » ? C’est idiot, mais cet incident-là s’est imprimé dans ma mémoire comme un acte raciste. Et dans ce cas, ce serait le seul acte de racisme que j’ai subi jusqu’à maintenant. Ou presque. Ou bien j’ai oublié comme dirait l’autre…

Évidemment, je me suis calfeutré dans ma chambre toute la soirée. J’ai d’abord dormi un peu. Sans manger. Je m’efforçais de réaliser où j’étais, mais ma tête s’y refusait. Elle inscrivait tout comme si c’était un rêve éveillé, une de mes rêveries d’avant.

De nombreux bruits me parvenaient de la rue, et me donnaient envie de sortir vérifier que j’étais bel et bien à Besançon. Mais la peur me retenait dans ma chambre. À tel point que je n’ai même pas osé prendre une douche alors que je puais la transpiration, car il m’aurait fallu longer un long couloir. C’est étrange, normalement cette nuit-là aurait dû rester gravée dans ma mémoire, mais je dois t’avouer que je ne me souviens de rien.

Le lendemain, dimanche, je suis sorti très tôt. J’ai d’abord acheté une baguette de pain à un prix affolant. Je me suis dit que, même si je ne mangeais que du pain, ma réserve d’argent fondrait en peu de mois. Je l’ai dévorée en remontant la rue de Belfort pour situer mon lycée. Je n’ai pas tardé à me rendre compte que c’était loin, très loin. À quatre ou cinq kilomètres de la gare.

Il y avait du monde ce jour-là. Peut-être était-ce un jour particulier, contrairement aux dimanches ordinaires de cette ville si belle et si endormie. Attention, ne va pas répéter que j’ai dit la belle endormie, car je ne veux pas me fâcher avec certains de mes amis…

Je choisissais uniquement des personnes âgées pour m’indiquer la bonne direction. J’étais comme un drogué. Je voyais que je tenais à peine debout, mais je me répétais que c’était à cause de ce fichu comprimé pour l’avion. À la réflexion, ce devait être mon cerveau qui peinait à distinguer la réalité du rêve… Il faut dire que je l’avais tant malmené dans mon enfance et dans ma jeunesse. Je l’obligeais à toujours fuir la réalité amère, ma triste réalité marocaine où j’étais toujours vaincu par tout et par tous.

Eh oui, pour mon cerveau, ce que je voyais là n’était ni plus ni moins qu’un décor de film. Ou une description de roman. N’étais-je pas en train de fouler les terres où se déployait Le Rouge et le Noir ? Ne risquais-je pas de rencontrer, là devant moi, la belle Madame de Rénal dans sa belle robe blanc rose, d’un blanc immaculé et d’un rose si tendre, cette femme certes d’âge mûr, mais ô combien séduisante ? Ou le beau Julien Sorel dans sa redingote noire, sa chemise blanche à col à frou-frou, et son foulard blanc méticuleusement enroulé autour du cou ?

Le chemin vers le lycée s’allongeait plus que de raison, sans doute aussi à cause de la fatigue. Je me souviens que, à un moment, je me suis retrouvé devant une bifurcation. J’ai demandé à une jeune femme si ma direction était bien celle de gauche. Elle a répondu par un mot, par un seul et unique mot : « Absolument ! ». J’en étais tellement ému que j’ai eu les larmes aux yeux. Tu te rends compte : un adverbe tout seul en guise de phrase ! Je marchais en répétant inlassablement : « Absolument ! Absolument ! ». Mais, dans ma bouche à moi, le mot perdait de son tranchant et redevenait un adverbe commun. Alors que, tout à l’heure, dans la bouche de cette jeune femme, là comme ça, sans s’arrêter, mais avec un beau et généreux sourire, son fameux absolument remplissait de joie et mon cœur et l’univers tout entier…