Sarcelles, ville provinciale de banlieue
Mme Morin née en 1920 à Paris
texte Frederic Praud
Je suis née en 1920 à Paris, dans le quartier Latin. J’y ai vécu jusqu’à vingt ans quand je suis venue m’installer à Sarcelles, en février 1941.
Mon père était conducteur de travaux dans le bâtiment et maman faisait de la couture à domicile pour des maisons importantes.
J’ai eu une adolescence très heureuse avant-guerre. Je suis allée jusqu’au brevet élémentaire, à seize ans ; ce qui alors permettait d’enseigner. Il n’y avait qu’un établissement de quarante places dans le 6ème arrondissement pour continuer ses études dans l’enseignement général. Un autre établissement était spécialisé dans le professionnel… seuls les premiers étaient reçus. Une famille modeste ne pouvait pas offrir le lycée Fénelon à ses enfants destinés aux enfants de riches accompagnés par leurs nurses. J’aurais aimé faire des études scientifiques, mais les possibilités financières de mes parents ne le permettaient pas. Tout était payant, sans bourses.
L’insouciance de l’avant-guerre
Je ne voulais pas être dans l’enseignement. On se laissait vivre. Mon rêve était de trouver quelqu’un que j’aimerais et rester avec lui toute ma vie ! J’étais bien dans ma peau.…
Nous n’avions pas de moyen d’information. Mes parents ont eu la radio en 1930 en même temps que l’électricité. Nous éclairions au gaz, rue Dauphine, pas de télé, pas de disque que des livres… Mon père m’emmenait à l’opéra, l’opéra comique, ou visiter des musées surtout le Louvre. J’étais gâtée.
Les filles ne faisaient pas de sport, sauf de la gymnastique en classe. On n’emmenait pas les filles à la piscine ! Je suis allée beaucoup au bal, avec ma mère. Nous n’étions sollicités par rien et étions heureux ainsi…
On parlait de la banlieue car nous allions y pique-niquer en autobus : à Versailles, à Joinville-le-Pont… mais nous ne connaissions pas Sarcelles. Nous y sommes venus par hasard. Mon mari était sursitaire. Il devait faire deux ans. La guerre s’est déclarée au bout de sa première année de service. Il est parti au front. Il a eu la chance de tomber malade et d’être hospitalisé et n’a donc pas été fait prisonnier. Il fut donc réformé. Il a ensuite cherché un poste d’instituteur en Charente mais on l’a convoqué à Sarcelles. Nous nous y sommes installés et nous y sommes plus ! Mes deux fils sont nés à Paris et mes filles à Sarcelles.
Une éducation sans haine
La guerre de 1914 fut tellement désastreuse que l’on espérait qu’on ne remettrait pas ça. Les filles n’en parlaient jamais entre elles… Mes parents s’en chargeaient. Mon père avait fait quatre ans de guerre : Verdun, les tranchées de Douaumont et un an d’occupation en Allemagne. Il n’avait aucune haine contre les Allemands seuls les chefs d’Etat étaient responsables. Il n’a jamais parlé des « Boches ».
Nous nous sommes mariés en juillet 1938 et espérions que la guerre n’arriverait pas mais l’Europe était en mouvement… On ne voulait peut-être pas y penser !
Nous avions un enfant de trois mois à la déclaration de guerre. Mon mari avait fait sa première année de service militaire à Paris au 23ème régiment colonial. Il part, donc, immédiatement au front le premier septembre. Il n’est venu en permission qu’au mois de février suivant. J’ai mon second fils neuf mois après. Je pars en Charente chez ma belle-mère pour être au calme. Nous retournons sur Paris sous l’occupation…
Une fois mon mari nommé à Sarcelles, nous logions dans l’hôtel Beauséjour et avions laissé notre fils aîné en Charente. Nous avions un appartement à Paris où nous rentrions le week-end ! Nous n’avons déménagé pour vivre à Sarcelles qu’en février 1941. J’ai accouché de mon deuxième à Paris après une alerte. La sirène avait dû tout déclencher. Il avait fallu que quelqu’un de la Défense passive accompagne mon mari pour aller chercher la sage-femme en évitant les ennuis avec les Allemands.
Sarcelles, une ville provinciale de banlieue
C’était un petit village agréable avec beaucoup de magasins, une modiste…. Je m’y suis sentie bien. Nous n’étions pas loin de Paris où ma mère habitait. Si on ne lisait pas les journaux et sans écouter la radio, on se serait cru en paix dans le village. Les Allemands n’arrivaient pas à Sarcelles ! Je n’en ai pas vu beaucoup avant la Libération. Une batterie de DCA avait été installée sur le groupe scolaire. Pendant les alertes, on faisait chanter les élèves pour les emmener aux abris creusés devant l’école.
Nous habitions dans le groupe scolaire. Mon mari avait été obligé de déclarer ses options religieuses ainsi que d’afficher la photo du maréchal Pétain dans la classe. On distribuait des gâteaux vitaminés aux élèves.
Le couvre-feu s’imposait à tout le monde à Sarcelles. Il fallait noircir les fenêtres.
L’occupation au quotidien
Nous n’avions auparavant rien à manger ! Nous avions des cartes de rationnement. Mon mari envoyait ses cartes de tabac à sa mère qui les échangeait contre des poulets ou d’autres choses, qui arrivaient parfois dans un drôle d’état. On les mangeait quand même en les passant sous le vinaigre.
La mairie de Sarcelles avait organisé un goûter quotidien pour les femmes enceintes. J’y allais tous les jours. Nous mangions une espèce de bouillie à la couleur chocolat. Ce n’était pas très appétissant mais nous nous régalions quand même !
Nous avions du lait à volonté pour les enfants de l’école, matin, midi et soir, j’allais chercher le lait chez Barbet. Nous nous en sortions mieux à Sarcelles qu’à Paris car les cultivateurs avaient quand même des légumes.
Mon mari était privilégié avec les parents agriculteurs de certains de ses élèves. Nous allions passer les deux mois et demi de vacances en Charente, chez ma belle-mère et nous mangions alors pour toute notre année ! Nous participions aux batteries et aux véritables banquets qui clôturaient les journées de travail des agriculteurs.
On nous avait fait fermer le groupe scolaire au moment de la Libération. Un de ses élèves avait un père cultivateur et mon mari leur avait proposé d’aller donner un coup de main… mais « Oh, la, la, un intellectuel dans les champs ! » Il avait répondu, « Ma mère était receveuse des Postes en Charente et tous mes copains étaient cultivateurs… »
Il fut accepté et il s’est donc mis à conduire le cheval.
Ma fille est née le 1944, le lendemain du débarquement. Les contractions ont commencé le 6 juin dans l’après-midi et elle est née le lendemain matin. J’ai passé la fin de l’après-midi et la soirée à tourner autour de la table !
La libération de Sarcelles
J’avais tellement peur que je passais la nuit à guetter les avions avant même que la sirène annonçant les bombardements ne sonne ! Après la naissance de ma fille, les bombardements se sont accentués et nous couchions dans une cave avec plusieurs autres familles.
Les Français sont arrivés pour libérer Sarcelles mais ils ont reculé à Pierrefitte et nous sommes restés une nuit sans protection. En pensant que nous étions tranquilles, maman restant avec nos quatre enfants, nous partons, mon mari et moi, nous promener dans les champs vers la tour Hugues Capet. Des Allemands étaient cachés là. Nous avons eu de la chance…
Lors de la libération de Sarcelles, un soldat allemand a été pris et enterré vivant dans la briqueterie. Je fus choquée de la manière dont cela s’était passé. Des femmes dont les maris étaient prisonniers criaient, « Tuez-le ! Tuez-le ! » Je n’ai pas pu m’empêcher de dire, « Si on tuait votre mari comme ça, il ne reviendrait pas ! »
De la même manière, je n’ai jamais accepté que l’on tonde des femmes ! Elles n’avaient donné personne et ne faisaient pas de mal à grand monde… Ces excès n’auraient pas dû se passer.
Nous avons enfin pu vivre librement… reprendre une vie normale.
Message aux jeunes :
Vous avez la chance de vivre dans un siècle où tant de possibilités s’ouvrent à vous. Ne les gâchez pas ! Soyez solidaires les uns avec les autres, discutez, proposez des solutions mais n’imposez jamais par la force votre point de vue.
Votre pays ne peut être riche et fécond que si chacun peut s’y épanouir librement.