Turquie - Baznaï , avec les Kurdes, on ne faisait pas ce que l’on voulait

Mme Simon

texte Frederic Praud


Je suis née en 1952 dans le village de Baznaï, au sud-est de la Turquie. Ici, les enfants vont à l’école, apprennent à lire et écrire mais nous, on n’avait pas d’école. Elle est arrivée dans le village vers 75-78. Mais, nous étions toujours occupés ! Lorsque ma mère partait travailler avec mon père pour cultiver la terre ou traire les moutons, les vaches ou les chèvres dans la montagne, on gardait les plus petits que nous en attendant qu’elle rentre. On leur donnait à manger, on les berçait dans leur petit lit. On faisait également un peu de ménage, on allait ramasser du petit bois que l’on portait sur notre dos pour le ramener à la maison, etc. On s’occupait de plein de petites choses du même genre, des choses que nous pouvions faire à notre âge. C’était comme ça jusqu’au mariage…

De mon temps, il n’y avait pas de jeux pour les enfants mais on partait ensemble, en groupe, les jours de fêtes religieuses, comme à la Pentecôte. On construisait des cabanes en bois, des balançoires, etc. On apprenait petit à petit à faire comme les grandes personnes, à aller dans la montagne, au bord de la rivière, à garder les bêtes, à tricoter des chaussettes… Il n’y avait pas d’école !

Ma grand-mère vivait avec nous. Elle est décédée en 69. On partait avec elle planter du blé, des pommes de terre, des tomates. Au printemps, on allait avec des jeunes plus grands, ramasser des légumes sauvages sur la montagne et l’été, on aidait nos parents à couper le blé. Chez nous, les jeunes garçons faisaient des choses plus physiques que les filles. Á partir de quatorze quinze ans, ils partaient toujours avec leur père dans la montagne pour cultiver la terre et s’occuper des troupeaux.

Là-bas, l’hiver, on ne pouvait rien faire car il y avait beaucoup de neige ! Durant l’été et l’automne, il fallait donc ramener tout un tas de choses à la maison, stocker des provisions pour nous et les animaux. Par exemple, on partait avec mon père couper les blés, ramasser des lentilles, des choses comme ça… C’était le rôle des enfants. Ensuite, il attachait les gerbes sur son dos et on revenait à la maison.

Pour écraser le blé, on le répandait sur le sol et on le frappait avec des bâtons. On faisait également tourner dessus cinq ou six bêtes jusqu’à ce que le grain sorte. Après, on séparait le grain de la paille. Voilà comment nous aidions les parents jusqu’à l’âge du mariage…

C’est la famille qui nous apprenait l’araméen mais en ce qui concerne les prières, c’était le prêtre ou son assistant. Mais, nous n’apprenions la religion qu’oralement, sans savoir lire ni écrire. Il prenait en groupe les enfants du village une ou deux heures par jour et leur enseignait les prières…

Nous n’apprenions pas le turc car chez nous, il n’y avait pas de Turcs ; seulement des Kurdes. Nos parents connaissaient leur langue mais pas nous. De toute façon, ceux de notre village parlaient chaldéen comme nous parce qu’ils étaient minoritaires ! Il n’y avait que quatre ou cinq familles kurdes alors que nous étions une cinquantaine de familles chaldéennes. Ces Kurdes n’habitaient pas exactement dans le village mais à côté. Chez nous avant, il n’y avait pas de Musulmans et quand ils sont venus, le chef des Chaldéens n’a pas voulu qu’ils s’installent au milieu de nous. Il fallait qu’ils restent à côté. C’est comme ça qu’ils ont appris notre langue. Nous, on ne voulait pas trop parler le kurde…

Mariage à dix-sept ans

Dans le village, une fille se mariait généralement vers quinze ans, pas moins. Mais vers 75, un prêtre a imposé une nouvelle loi interdisant que les filles se marient avant dix-sept ans. C’est à cet âge que je me suis mariée, en 1969. Concernant le choix des époux, c’étaient les parents qui décidaient. Par exemple, une jeune fille épousait souvent le fils de son oncle. Elle n’avait pas son mot à dire… Lorsque deux jeunes gens étaient fiancés, ils n’avaient pas le droit de se parler jusqu’au jour du mariage, même s’ils se connaissaient. Enfreindre cette règle était une honte…

Chez nous, les parents de la fille ne s’occupaient de rien. Ce sont les parents du garçon qui se chargeaient de tout. Lorsque le jour des noces était fixé, tout le village se réunissait chez le père du garçon et chaque famille ramenait à manger. Pendant le repas, les garçons chantaient, etc. Mais, nous avions très peu de liberté à cause des Musulmans ! On ne pouvait donc pas faire comme on voulait… Il fallait rester dans la maison…

Par exemple, lors de mon mariage, nous étions quatre couples nous se marier et les Musulmans nous ont dit : « Vous ne pouvez pas chanter parce que nous ne voulons pas. Vous faites ça en cachette. Vous allez dans l’église et vous vous mariez… » Alors, mon père qui était chef du village était fâché ! Il a répondu :
« - Non ! Nous allons marier à quatre couples et nous avons le droit de faire quelque chose, de chanter, de faire un beau mariage.
  Bon, d’accord mais vous faites ça dans la maison, pas dehors, pas dans le jardin… »

Après, un garçon du village a emmené les futurs époux au bord de la rivière pour qu’ils se lavent dans une grande marmite d’eau chaude, chacun son tour. De même, les futures épouses ont été emmenées par les femmes du village à la maison, pour prendre une douche et le soir, nous sommes partis tous ensemble à l’église. Le mariage a été célébré, on a chanté et lendemain matin, nous avons reçu des cadeaux. Les parents des garçons ont ensuite préparé une grande marmite à manger et tous les villageois sont venus participer au repas.

Une fois mariée, je me suis installée dans la famille de mon mari. Nous étions tous ensemble dans la même maison, et tout le monde dormait dans la même pièce : mon mari et moi, ma belle-sœur et son mari, ma grand-mère, les enfants, etc. Nous vivions à l’étage et les animaux en dessous, au rez-de-chaussée. Il y avait des moutons, des vaches, des chèvres, des chevaux, des ânes…

L’oppression kurde au quotidien

Avec les Kurdes, on ne faisait pas ce que l’on voulait mais ils ne nous ont jamais obligés à nous marier avec eux parce qu’ils savaient très bien qu’on ne voudrait pas, que s’ils insistaient, nous quitterions le village… Par contre, on ne pouvait pas emmener notre bétail n’importe où et ils nous prenaient notre raisin ou nos tomates comme ça, sans rien demander, sans rien payer… De même, ils nous obligeaient à travailler pour eux gratuitement… C’était comme ça… Nous n’avions pas le choix ! Nous ne pouvions pas nous plaindre car nous n’avions aucun droit… Ce sont eux qui gouvernaient la région ! Ils avaient donc toujours raison…

Lorsqu’un enfant venait au monde et qu’on allait le déclarer à la mairie, nous étions contraint de payer sinon, ils ne faisaient pas l’acte de naissance… Autre exemple, quand j’allais chercher du bois dans la montagne et que je le ramenais au village, les Kurdes le prenaient pour eux… On ne pouvait rien dire ! C’était la même chose pour les légumes qu’on avait plantés… Ils venaient dans notre jardin voler nos choux, nos concombres, nos aubergines et les emmenaient avec eux… C’était une sorte d’esclavage ! Il fallait que l’on garde leurs moutons, ils ramenaient leurs chevaux chez nous pour qu’on les nourrisse, etc. Les Kurdes ne foutaient rien du tout mais nous n’avions pas le choix…

Ceux qui ne voulaient pas travailler pour eux étaient tabassés ! Un jour, un musulman a pris deux personnes du village, dont mon mari, pour aller construire un mur. Il est arrivé en disant : « Aujourd’hui, vous allez travailler pour moi ! » mais mon mari a refusé… Alors, il l’a frappé sur le dos avec des béquilles et l’a durement blessé… Après ça, mon mari a voulu aller plainte au gouvernement mais mon père, qui était chef de village, l’en a dissuadé…

Les Kurdes nous traitaient comme ça car en 1915, lorsque les Ottomans ont décidé de tuer tous les Chrétiens, Arméniens et Chaldéens, ils nous ont protégés des massacres. Mais depuis, nous sommes devenus leurs Chrétiens, leurs esclaves… Chaque famille chaldéenne était esclave du musulman qui l’avait sauvé et il pouvait vendre la personne à quelqu’un d’autre, pour un fusil… C’était comme ça dans chaque village épargné… Nous devions faire tout ce qu’ils nous demandaient… Nous n’avions pas le choix ! Ils nous répétaient : « Si nous qui vous avons sauvés ! Si nous n’avions pas été là, vous auriez tous été tués comme les autres ! »

Lorsque je me suis mariée, le musulman qui avait mon père comme esclave lui a dit : « Tu as donné ta fille en mariage ! Tu dois me payer quelque chose… » Mes parents ont donc été obligés de lui verser de l’argent… Quand nous avons voulu construire une église dans notre village, nous sommes allés demander l’autorisation au gouvernement et on nous a dit : « Vous pouvez la bâtir, à condition que vous ne mettiez pas de croix dessus. Il faut qu’elle soit discrète, comme une maison… » Il fallait faire les choses en cachette… Nous étions toujours oppressés !

Quitter le village

Ça a duré comme ça jusqu’au moment où les Kurdes ont voulu s’emparer de nos terres. Mais, le gouvernement est venu dans notre village et a tranché : « Ces terres ne sont pas à vous. Elles sont aux Chrétiens. » Mais, ils n’en ont pas tenu compte… Nous nous sommes donc bagarrés ce qui fait qu’après, il n’était plus possible de vivre avec eux… Il fallait partir… Nous avons vendu tous nos biens au Musulman qui était dans notre village car il avait menacé de mort les autres Musulmans pour qu’ils n’achètent pas notre terrain.

Nous n’avions plus rien alors qu’avant, nous possédions beaucoup de terrain, des moutons, des vaches, etc. … Nous avons tout vendu et nous sommes devenus pauvres… Nous sommes alors partis à Istanbul et nous nous sommes entraidés entre familles… Les derniers Chrétiens ont quitté le village en 84. Il a laissé sa maison comme ça, ouverte… Aujourd’hui, il est complètement vide et rien n’a bougé car après notre départ, le musulman qui nous a acheté nos terres s’est bagarré avec les autres qui l’ont menacé et lui ont interdit de cultiver, de planter… Même entre eux, ils n’étaient pas d’accord ! Les autres Musulmans considéraient que nous étions partis à cause de lui…

Venir en France

Nous avons vécu trois ans à Istanbul, avec nos enfants. J’ai une fille de 71, un fils de 74 et un autre de 77. Comme beaucoup d’autres jeunes Chaldéennes, ma fille a fréquenté pendant trois ans une école de sœurs française. Lorsque nous sommes venus ici, elle savait donc parler un peu français. Mais, mon fils n’est pas allé à l’école jusqu’à ce que nous arrivions en France, en 78.

Un prêtre a proposé à mon mari : « Je vais vous envoyer en Allemagne. » Nous avons donc vendu tout ce que nous avions dans la maison à Istanbul et nous sommes revenus au village, pour visiter la famille que nous n’avions pas vu depuis trois ans. Mais là-bas, mon mari a dit : « Je vous laisse ici ! Je vais en Allemagne, le temps de trouver les moyens de vous faire venir. » Mais au dernier moment, ça n’a pas marché… Á l’époque, nous connaissions trois personnes en France, notamment un monsieur qui travaillait là-bas comme ouvrier depuis 73 et mon cousin qui s’appelait Douman Dominique. Il est décédé en 87… Il nous a dit : « Si vous venez ici, on vous aidera. » Mon beau-frère aussi se trouvait déjà en France . Il était venu sept mois avant nous. Mon mari est donc parti tandis que je suis restée avec les enfants au village, pendant trois mois.

Ensuite, mon père nous a emmenés à Istanbul où nous sommes restés trois mois, jusqu’à ce que j’obtienne les passeports. Á ce moment-là, il fallait des visas pour venir en France. Mon mari nous a envoyé le monsieur qui était ouvrier parce qu’il avait le droit d’aller et venir comme il voulait. Il lui a demandé de m’aider car j’avais quatre enfants dont un de trois mois. Il nous a donc rejoints à Istanbul et nous a accompagnés en avion jusqu’à Orly.

Arrivée dans l’hexagone

Au début, j’étais paniqué parce que je n’avais jamais vu des gens comme ça, des avions… Mon beau-frère est venu nous prendre à l’aéroport et quand je l’ai vu, j’ai dit à mon fils :
« - Regarde, c’est ton oncle !
  Où ça ? Où ça ?
  Mais là ! Regarde ! »
Lorsqu’il l’a aperçu, il a voulu passer au-dessus de la barrière pour rejoindre son oncle, parce qu’il l’aimait beaucoup. Mais, le policier a dit : « Non, non, non ! Il faut qu’il reste à côté de vous ! »

Nous avions un visa de trois mois mais après, nous ne sommes pas retournés au village. Comme nous n’avions pas d’argent, nous sommes restés chez Mr Doman Thomas, qui habite actuellement Sarcelles, en bas. Au bout d’un mois environ, un Arménien de Clichy-sous-Bois, installé en France depuis très longtemps, nous a proposé d’occuper son appartement gratuitement parce qu’il déménageait. Il voulait nous aider. Il nous a expliqué : « Vous êtes une famille nombreuse ! Vous ne pouvez pas rester comme ça ! Alors, prenez mon appartement… » Mais, il était vide ! Nous n’avions ni lumière, ni lits, ni coussins, ni couvertures… Comme mon mari n’avait pas de travail, c’est Thomas qui nous aidait pour manger, etc.

Nous avons dormi par terre pendant deux mois, jusqu’à ce que nous obtenions la carte de réfugiés, ce qui nous permettait d’être aidés par le Secours Catholique. Nous n’avions même pas de table ! Nous mangions sur une petite nappe, posée à même le sol…
Le Secours Catholique nous a donc fourni des lits, des matelas et des couvertures. Lorsque l’Arménien était parti, il avait laissé un tout petit canapé. Mais, c’était de la mousse ! Alors, la femme de Thomas est venue et m’a dit :
« - Qu’est-ce qu’on va faire ? Nous non plus nous n’avons plus de coussins pour faire dormir les enfants…
  Et bien, on va découper des morceaux de mousse ! »
Nous avons donc fait des petits coussins pour les enfants toute la journée ! Au cinquième étage, une Arménienne nous a également donné deux couvertures… Nous avons vécu comme ça, difficilement, jusqu’en 80…

Les enfants ont été scolarisés deux mois après notre arrivée. Lorsque nous avons pris la carte de réfugiés, l’assistante sociale est venue chez nous et elle a inscrit les enfants à l’école. On nous a beaucoup aidés ! Chaque fois que je me rendais au dispensaire, à la mairie ou à l’hôpital, on me tendait la main… Et puis, on nous ramenait du lait, des pâtes, du riz, des choses comme ça… Les gens de là-bas nous ont beaucoup soutenus…

Les enfants ont appris le français rapidement parce qu’ils étaient petits en arrivant. Par exemple, mon fils avait quatre ans à l’époque et grâce à Dieu, il est aujourd’hui ingénieur en informatique. Mais, nous avons beaucoup souffert ! L’hiver, les enfants allaient à l’école sans chaussettes parce que nous n’avions pas d’argent…

Un aller sans retour

Nous savions dès le début que nous ne retournerions pas là-bas… Et si demain en France, un président venait à dire : « Nous ne voulons plus des étrangers ! », nous repartirions en Turquie mais nous resterions à Istanbul. Nous ne reviendrions pas dans notre village…

Aujourd’hui, je me sens française. Les Français ont tout fait pour nous ! Nous avons souffert parce que nous n’avions rien du tout mais nous avons toujours prié pour eux… Ils nous ont aidés…

Nous avons gardé en mémoire l’image du village quand nous l’avons quitté et lorsque aujourd’hui, on voit ce qu’il est devenu sur la cassette du film qu’a réalisé Pierre Valrat en 83-84, au moment où il y avait des bagarres, on ne peut pas s’empêcher de pleurer…

De là-bas, j’ai ramené des sacs, des chaussettes et beaucoup d’autres choses tricotées à la main. Chez nous, il n’y avait pas de fabriquant ! Nous confectionnions nous-mêmes nos habits. Mon père avait un métier à tisser. Ma mère cardait la laine, pour en faire du fil bien fin, et mon père faisait des ceintures, des pantalons, des cousins, des sacs, etc.

Désormais, nous sommes ici et nous n’avons pas les moyens d’aller autre part. Nous sommes arrivés grâce à Dieu et nous sommes toujours restés ensemble. Presque tout le village s’est retrouvé à Sarcelles ! Chacun a aidé les autres en donnant de l’argent pour qu’ils puissent venir. Alors maintenant, nous sommes tous soudés car chacun doit rembourser à tout le monde…

Actuellement, il y a aussi des Chaldéens à Pau, à Mont-de-Marsan, à Tarbes. Quand ils sont arrivés en France, le gouvernement les a envoyés là-bas et ils y sont restés… Ils ne voulaient pas venir à Paris… Mais, la plus grande communauté est à Sarcelles.

Installation à Sarcelles

Nous avons pris une maison à Sarcelles en 85. Mon mari avait du travail à ce moment-là. Quant à moi, j’ai travaillé de 83 à 85 chez un monsieur qui avait une boutique de lunettes. Je faisais le ménage. J’ai également travaillé dans la confection, j’ai aidé mon mari, parce que nous ne parvenions pas à vivre avec ce qu’il gagnait, d’autant plus que mon beau-frère est arrivé de Turquie avec sa famille en 82 et qu’ils sont restés chez nous un an… Nous vivions à quinze personnes dans l’appartement à Clichy-sous-Bois ! Nous avions trois chambres. Après, en 83, la mairie leur a trouvé une maison à louer et ils sont partis…

En 83, ma fille est tombée gravement malade et elle est entrée à l’hôpital Saint-Louis. Malheureusement, elle est décédée d’un cancer… Pendant tout le temps de son hospitalisation, un an et six mois, j’ai arrêté de travailler pour rester à ses côtés…Ensuite, petit à petit, j’ai recommencé à travailler un peu avec mon mari mais maintenant, j’aimerais bien faire des ménages et je ne trouve pas…

La barrière de la langue

Aujourd’hui, j’ai la nationalité française comme tous mes enfants. Mais, nous avons souffert de ne pas parler français… C’était dur ! Un jour, je suis partie à la préfecture avec mon mari et mes enfants. Arrivés au guichet, le monsieur nous a dit : « Asseyez-vous messieurs dames ! », mais on ne comprenait pas… Il a répété : « Asseyez-vous messieurs dames ! », mais nous sommes restés debout… Alors, il nous a montré et on a compris…

Á l’époque, pour avoir des papiers, il fallait passer une visite médicale. Nous sommes donc partis à Paris avec l’adresse et on a demandé notre chemin à un monsieur : « Oui, oui, c’est par là ! Á gauche, à droite, puis vous tournez ici et ce sera juste devant vous ! » Mais, on ne comprenait pas ses explications ! Mon mari lui disait :
« - En train ?
  Non Monsieur, à pied !
 En métro ?
  Non Monsieur, à pied !
 En autobus ?
  Non monsieur, à pied ! »
Il nous a finalement montré avec les doigts qu’il fallait marcher…

Ensuite, je suis allée à Montfermeil avec les enfants parce qu’il y avait là-bas un interprète turc et moi, je savais parler turc. Dans le village, on parlait kurde et araméen mais à Istanbul, j’avais appris à parler turc. Donc chaque fois, je mettais tous les carnets de santé dans mon sac pour les ramener chez la dame. Mais, le problème, c’est que je ne savais pas quel jour j’avais rendez-vous, quel vaccin il fallait, etc., puisque je ne connaissais pas la langue !

Tous les Chaldéens étaient dans le même cas. C’était pour tout le monde pareil. Personne ne parlait français… Le premier à être venu à Clichy-sous-Bois, c’est Mr Doman Thomas. Nous sommes arrivés après lui. Sa femme ne parlait pas français non plus. Par contre, moi je savais lire un petit peu. J’avais appris à Istanbul. Une dame donnait des cours mais je n’ai pas pu y aller beaucoup parce que j’avais les enfants et nous n’avions pas les moyens…

Un jour, je suis allée au laboratoire pour faire une prise de sang et là-bas, on m’a demandé : « Est-ce que vous avez mangé ? » J’avais pris des œufs mais je ne savais pas comment l’expliquer ! Je suis donc rentrée à la maison, j’ai fait cuire un œuf, j’en ai coupé la moitié et je l’ai ramenée au laboratoire… J’ai dit : « Voilà, j’ai mangé ça !!! »

Une tranquillité retrouvée

Nous avons beaucoup souffert à cause de la langue mais tout s’est passé grâce à Dieu… Ici, nous sommes mieux que là-bas… En Turquie, nous étions comme un oiseau en cage ! Nous avions toujours peur… Mais grâce à Dieu, dès que nous sommes arrivés ici, même si nous étions pauvres, notre cœur à retrouvé la tranquillité…

Aujourd’hui, je n’ai pas encore de petits-enfants. Ma fille est décédée en 84, à l’âge de vingt-trois et mon fils, qui a trente ans, n’est pas encore marié. Il travaille dans l’informatique et il habite toujours chez nous, à Sarcelles. Il se dit français et chaldéen à la fois. Il participe de temps en temps à l’UACF. Comme il maîtrise bien l’ordinateur, il rend des services aux gens de l’association, pour des projections, des choses comme ça. Á l’époque où Nisan était président, il aidait beaucoup !

Message aux jeunes

Je trouve qu’actuellement, ça ne va pas bien pour les enfants du collège. Ils travaillent mal et on ne sait pas pourquoi… Avant, ça marchait mieux ! Dans la génération qui nous a suivis, beaucoup ne sont pas allés à l’école très longtemps. Ils ont dû trouver du travail très tôt, notamment dans la confection, pour des raisons économiques. Souvent, leurs parents étaient très pauvres et ils n’avaient pas le choix… Alors maintenant, les jeunes peuvent continuer leurs études ! Mais, ça ne marche pas… Ils ont tendance à baisser les bras…

Par exemple, j’ai un garçon de quinze et même si son frère a réussi dans l’informatique, il ne travaille pas à l’école… Á la maison, il a la X Box, tout ! Et c’est toujours pareil. Il ne fait rien… De même, j’ai un garçon qui a vingt-sept ans et on croyait qu’il allait à l’école ! Mais un jour, on a reçu une lettre nous prévenant qu’il ne venait plus en cours depuis trois mois… Lorsqu’il est revenu à la maison, il nous a dit : « Ça fait trois mois que je fais de la maçonnerie. » Ensuite, on a voulu qu’il entre dans la confection mais il ne voulait pas faire comme son père… Seulement, son travail sur les chantiers ne marchaient pas… Alors, il y a cinq ans, il a fini par être embauché à l’aéroport Charles de Gaulle. Mais, c’est un métier fatiguant et difficile !

L’autre fois, j’ai rencontré sa maîtresse et elle m’a demandé :
« - Daniel, qu’est-ce qu’il devient ?
  Il est ingénieur en informatique et il est très content de ce qu’il fait.
  Et Dominique ?
  Dominique, il est employé à l’aéroport Charles de Gaulle comme bagagiste…
  Je savais que ça finirait comme ça ! Á l’école, il ne travaillait pas… »
Maintenant, franchement, ça ne marche pas beaucoup pour les enfants… Au lycée ça va ! Mais au collège, c’est très difficile…

Jusqu’ici, personne ne nous avait permis de raconter notre histoire, personne ne nous avait posé des questions… Tout le monde a besoin de dire quelque chose ! Par exemple, en ce qui nous concerne, nous avons quitté notre village difficilement, nous sommes arrivés ici difficilement et jusqu’en 85, nous avons vécu difficilement… Mais depuis, ça va…