Parlez-moi des mots du coeur
Firouzeh Ephreme
Parlez-moi des mots du cœur
Jadis, en Perse vivait un roi. Son vizir était très intelligent et très sage. Ce dernier n’avait qu’une fille prénommée Shadi, à laquelle il donnait toute son affection et tout son amour. Un jour, le roi demanda au vizir d’aller à l’étranger, de parcourir les pays et de décrire toutes les belles choses qu’il verrait sur son chemin. Le vizir resta sur place un instant, la tête penchée, sans rien dire : il réfléchissait.
– S’il s’agit de votre fille, dit le roi, vous pouvez me la confier, à moi et à la reine. Nos enfants ont grandi ensemble, elles sont comme des sœurs.
– Mon bon roi, si vous me le permettez, dit le vizir, je préfère l’emmener avec moi.
Une semaine plus tard, le vizir, accompagné de gardes, de domestiques, de secrétaires, d’un cuisinier et bien sûr, de sa fille, se mit en route vers les villes lointaines.
Parfois, il se tournait vers la jeune fille et lui demandait :
– Ce n’est pas trop dur ? Tu n’es pas trop fatiguée ?
– Non, père, je suis heureuse en votre compagnie, disait-elle en souriant.
Le soir venu, le vizir prenait personnellement en main l’éducation de sa fille, citant des poésies, lui montrant les étoiles et lui enseignant les mathématiques.
– L’art et la science sont de redoutables lanternes qui protègent les peuples de l’obscurantisme. Ils élèvent littéralement au sommet ceux qui les savent les manier, prononçait le vizir à l’attention de sa fille.
Quelque temps plus tard, arrivés dans une ville aussi développée que prospère, le vizir vit son enfant attirée par la magie du lieu. Il pensa que le voyage était long, et il décida de la laisser sur place avec quelques domestiques, le temps pour lui de parcourir d’autres royaumes et des terres inconnues, avant de revenir la chercher et de prendre le chemin du retour. Il consulta sa fille et lui soumit sa décision.
– C’est entendu, dit Shadi, les yeux pétillants. J’apprendrai les coutumes et la langue, je continuerai mes études, et tu reviendras vite.
Le lendemain, le vizir reprit le voyage avec une partie de sa garde. Ses carnets de notes se remplissaient les uns après les autres.
De son côté, la jeune fille était heureuse. Cela faisait bientôt trois ans qu’ils avaient quitté la Perse, et plus de six mois que le vizir continuait son voyage en solitaire, parcourant la terre. Shadi se promenait dans sa grande maison et dans son jardin avec ses domestiques, sortait dans le parc, se faisait coudre de nouvelles robes et discutait avec des jeunes gens.
Malgré tout, peu à peu, la jeune fille devenait triste. Elle était moins gaie et moins bavarde. Bientôt, elle ne sortit plus du lit le matin venu, elle ne coiffa plus ses beaux cheveux, et ne s’habilla plus pour la journée. Catastrophée, la personne qui avait promis au vizir de veiller sur sa fille fit appeler les savants, les médecins et les spécialistes. Le lendemain, ils étaient tous au chevet de la jeune fille.
– C’est sûr, elle est malade ! pronostiqua un médecin en plissant les yeux, entortillant sa moustache autour de son doigt.
– Les signes ne trompent pas ! Pâleur et maigreur, elle se meurt ! fit remarquer le deuxième en levant un doigt apocalyptique.
– Donnez-lui à manger, de gré ou de force ! ordonna un autre en tournant les pages de son carnet.
– Physique ou mental ? dit un homme qui remonta ses lunettes sur son nez.
– Il faut voir si l’asile veut bien l’accueillir, demanda le savant de la psyché en se grattant le menton.
Durant la journée entière, les spécialistes se consultèrent, déblatérèrent, parlèrent, crièrent, hurlèrent sur la façon dont il faudrait la guérir, si toutefois cela était encore possible.
La fille du vizir avait gémi de douleur toute la nuit, et les spécialistes, peu à peu, étaient partis, vaincus par la déception et l’ignorance du mal qui la rongeait.
À demi-consciente, la jeune fille, à travers ses lèvres frissonnantes, semblait murmurer quelque chose. L’employé du vizir approcha l’oreille et se pencha sur elle. Entre les lentes respirations de Shadi, il entendit :
– Que vous soyez un savant, un domestique ou le chien caché derrière la porte, répéta l’employé.
– Allongé sur le paillasson, la tête enfouie entre les pattes, continua un spécialiste, les propos sortant de la bouche de la patiente.
Tour à tour, chacun récitait les phrases qui se suivaient.
– Savez-vous où on vend le miracle ?!
– À la porte du royaume des âmes perdues, les gens attendent !
– À l’intérieur, des jeunes filles, des garçons, des êtres chers peuplent ce sombre et vaste royaume sans frontières.
– Un mal inconnu ravage leurs cœurs.
– Tous attendent un miracle, un présent.
– Un mot qui apaise…
– Une phrase qui soulage !
– Si tout est dit, cherchez des mots, des phrases qui ne veulent rien dire.
– Fouillez dans vos mémoires.
– Un mot pour enflammer et faire à nouveau battre un cœur.
– Une phrase pour remède, pour redonner espoir !
Les yeux ébahis, la jeune fille se redressa dans son lit.
– Serait-il possible qu’un messager, traversant la nuit, bravant la mort, apporte le miracle ?!... Chaque seconde compte… Ce présent sera destiné aux cœurs perdus des jeunes filles et garçons sans âme… Mais que le messager se dépêche ! Il sera attendu avant le coucher du soleil. Déjouant la mort, les filles et les garçons s’impatientent.
La jeune fille se tut en s’écroulant.
– Sans l’ombre d’un doute, elle délire ! C’est la fin ! soupira un spécialiste.
Le lendemain, le temps était particulièrement froid, et il faisait sombre. La tempête de la veille n’avait pas encore calmé sa rage. Sur son passage, soufflant de plein fouet, le vent pliait les rares passants qui pressaient leurs pas dans les rues hostiles et désertes. Les feuilles mortes et jaunâtres de l’automne atterrissaient sur le sol. Moqueuses, on aurait dit qu’elles jouaient le rôle de dragées d’une sombre noce, virevoltant dans l’air et heurtant les gouttes de pluie avant de redescendre, fêtant l’arrivée de l’hiver. Dans la grande demeure, allongée sur son lit, la jeune fille luttait contre la mort.
Peu avant midi, on entendit une violente sonnerie à la porte, qui brisa le silence. Les quelques savants présents se mirent à grogner, car lors de leur recherche de l’origine du mal, le manque de silence et l’absence de concentration faisaient défaut à leurs réflexions avant de se lancer dans le débat. Celui qui se prenait pour le chef, plein de vigueur, exigea d’un domestique d’aller voir qui faisait ce boucan du diable ! Le serviteur allait poser la main sur la poignée quand, à l’instant même, celle-ci lui échappa. Alors le vizir entra en trombe et se précipita vers sa fille. Shadi se leva en rassemblant ses forces, tendant les bras à son père :
– Je suis heureuse de vous voir. Vous m’avez tant manqué, soupira-t-elle en versant des larmes.
– Shadi ! La lumière de mes yeux*, souffla le vizir dans un murmure.
Un long moment, la jeune fille, comme un naufragé sauvé d’une terrible tempête, s’abandonna dans les bras de son père, lequel semblait transformé en chercheur d’or chérissant son bien le plus précieux enfin retrouvé.
Étonnés, les spécialistes questionnèrent l’inconnu, qui déclina son identité. Alors tous ceux qui étaient assis se levèrent et saluèrent respectueusement l’homme installé sur le lit de sa fille.
– J’ai faim, dit le vizir en embrassant les cheveux de sa fille.
– Moi aussi, gémit-elle. Le temps de brosser mes cheveux et d’enfiler une jolie robe !
– Nous allons nous mettre à table. Vous joignez-vous à nous ? proposa le vizir aux autres.
Étonnés du changement de l’état de la jeune fille, ils acceptèrent de rester.
– Que tout le monde sorte. Je dois m’habiller ! exigea-t-elle.
Voyant son père sur le point de quitter la pièce, désemparée, elle se hâta de l’interroger :
– Vous ne partirez plus, n’est-ce pas ?!
– Pas sans ma fille ! sourit le vizir en fermant la porte derrière lui.
Rassemblés dans la salle à manger, les spécialistes questionnèrent leur hôte.
– Nous avons longuement étudié les causes du mal, et voilà que soudainement, elle va mieux !!
– La voix de la raison passe par le cœur pour s’ouvrir à l’âme, s’exclama le vizir. J’ai eu tort de sous-estimer les dégâts de l’éloignement et l’absence d’une personne proche à laquelle ma fille aurait pu se confier. Cela fut dur pour elle comme pour moi-même.
Ce soir-là, on entendit le père et la fille réciter ensemble des poésies.
– Et si nous partions à la fin de cette semaine ? Avant le printemps, nous serions en Perse, dit le père.
– Rentrons chez nous, dit la jeune fille, apaisée.
Fin
* Terme affectueux utilisé par les parents, dans la langue persane, pour s’adresser à leurs enfants.
Shadi, prénom féminin qui signifie « la joie ».