ALGER la blanche
Madame Saint Cricq
Texte Frederic Praud
Mme Saint-Cricq
Alger, ma ville natale
Je suis née en 1923 à Alger. On l’a toujours surnommée « la Blanche » car c’était une très belle ville, très ensoleillée, avec des maisons blanches. Quand on entrait dans le port, on voyait les grandes allées qui remontant vers les hauteurs, agrémentées de nombreux palmiers et jardins. On comptait beaucoup de quartiers différents : le quartier espagnol, le quartier italien, le quartier français, le quartier juif et le quartier arabe. Les communautés n’étaient pas tellement mélangées. Mais, nous vivions sans heurts. La journée, on travaillait ensemble et le soir, chacun repartait dans son quartier. En bord de mer commençaient les quartiers populaires comme Belcourt ou Hussein Dey.
J’ai vu le jour en Algérie parce que mes ancêtres, du côté de ma mère comme du côté de mon père, étaient originaires d’Espagne. Il y a cinq siècles, du temps de la reine de Castille Isabelle la Catholique, ils ont été obligés de partir et ils se sont réfugiés en Algérie qui par la suite, est devenue française.
Je suis retournée à Alger pour un mois, en 1972, avec ma mère et mon plus jeune fils. C’est une jolie ville que j’ai retrouvée mais très triste…Par exemple le soir, à partir de six heures, il n’y avait plus une femme dans les rues… Quand je suis partie en 62 on les voyait en fin de journée ! La plupart avaient quitté le voile ! Mais, c’est le contraire que j’ai trouvé… Elles avaient fait marche arrière…
Lorsque l’on traversait les villages, les trois quarts des villas avaient les fenêtres fermées… C’était mort… Évidemment depuis, les choses ont dû évoluer ! Mais à vrai dire, je l’ignore… Je sais qu’à ce moment-là, on était en train de repeindre toutes les maisons du cœur d’Alger, là où se trouvait le gouvernement général, en blanc et bleu : blanc pour les murs et bleu pour les fenêtres.
Je suis née à Bab-El-Oued, rue Vasco de Gama et j’ai habité boulevard Guillemin. Á l’époque, Bab-El-Oued était un quartier populaire très vivant, où l’élément espagnol dominait, et j’y ai passé une enfance merveilleuse… J’allais souvent à la plage du côté de Franco, à la Pointe Pescade, après Bab-El-Oued et Saint-Eugène. C’était magnifique… J’habitais au cinquième étage et quand gamins, on partait faire les commissions, on chantait du cinquième au rez-de-chaussée ! Et, c’était pareil en remontant !
Si on avait besoin de quelque chose, on descendait au moyen d’une grande corde, le filet à l’épicier mozabite qui avait sa boutique en bas, après avoir précisé sur un papier ce qu’il nous fallait. Ensuite, on l’appelait par son prénom et quand il nous répondait, on lui disait : « Allez, sers-moi bien ! », puis on remontait le filet plein à la maison. Les Mozabites étaient originaires du Mzab, une région proche du Sahara. La plupart venaient vivre à Alger sans leur femme, restée au village, et en général, ils exerçaient le métier d’épicier. Ils étaient toujours à peu près une dizaine dans chaque épicerie.
Pour conserver la nourriture, nous n’avions pas de frigidaire. Ils ne sont arrivés qu’au début des années 50s. Jusque-là, on utilisait donc une glacière, qui faisait comme un petit meuble. Chez nous, mon père l’avait fabriquée lui-même. En haut, on mettait les blocs de glace, acheté au marchand, et en bas, les aliments.
Le français, langue du quotidien
Á l’époque, l’Algérie était un département français et à Alger, tout le monde parlait français. Les gens avaient un accent plus ou moins prononcé, la « gaillousse »comme on dit, mais les gens se comprenaient. Je suis née avec la nationalité française car mes parents étaient français. Comme l’Algérie, c’était la France, il n’y avait pas de problème ! La double nationalité ne concernait que les étrangers. Par exemple, lorsqu’un Espagnol voyait le jour en Algérie, il était convoqué à la mairie à vingt et un ans, pour savoir s’il voulait être français ou garder sa nationalité espagnole. Il avait le choix.
Je n’ai jamais appris à écrire l’arabe. Par contre, mes frères, oui. Mais, je le parlais un petit peu ! Je savais dire les gros mots et quelque phrases que je connaissais. Mais, je n’avais pas besoin de maîtriser l’arabe puisque les Arabes parlaient français ! Il n’y avait donc pas de problème… En ce qui concerne mes frères, ils ont étudié l’arabe littéraire ce qui ne leur a pas servi à grand-chose car lorsqu’ils s’adressait à des Arabes, ces derniers ne comprenaient rien.
Être une jeune fille algéroise
Á Alger, j’ai bien connu les Trois Horloges. C’était l’endroit où tous les jeunes se rencontraient. Dans toutes les villes algériennes, ils se regroupaient le soir dans l’artère principale et faisaient l’aller et venue, en se joignant et en disant des bêtises comme tous les jeunes. Garçons et filles étaient mélangés. On allait d’un côté et de l’autre et quand on arrivait au bout de l’avenue, on revenait. D’ailleurs souvent, le tram klaxonnait parce qu’il n’arrivait pas à avancer.
J’ai dû commencer l’école à trois ans, chez les sœurs et je suis allé jusqu’au Brevet. J’ai donc arrêté à quatorze quinze ans. Á l’époque, je voulais devenir sténodactylo et c’est d’ailleurs ce que j’ai fait. Ce métier consistait, grâce à un alphabet spécial, à prendre en notes ce que les gens disaient au fur et à mesure. Et après, avec la machine à dactylographier, on rétablissait le contenu en français.
Á quatorze ans, je n’aspirais qu’à une chose : profiter de la vie. J’allais à la mer, je m’amusais. J’ai vraiment vécu une jeunesse de rêve, même si j’étais d’un milieu ouvrier. Mon père travaillait dans les chemins de fer et ma mère était couturière. Nous vivions dans des immeubles plus jolis qu’à Sarcelles, comme on peut en voir à Paris, avec des balcons en fer forgé.
Adolescents, nous étions beaucoup plus enfants que les jeunes de maintenant. Á douze ans, ils parlent déjà de sexe ! Ils sont beaucoup plus matures et beaucoup plus libres ! Moi, au même âge, je jouais à la marelle et quand le soleil descendait, il fallait que je rentre à la maison. Par contre, je trouve que nous étions plus gais qu’eux, parce qu’ils ont tout et ils sont blasés…
Ils ont la liberté, ils parlent à leurs parents comme s’il s’agissait de leur frère et sœur alors que chez moi, il y avait beaucoup de respect. Je ne m’adressais pas à mes parents comme ils le font maintenant ! Nous, on s’amusait avec peu de choses tandis qu’aujourd’hui, ils ont la télé, les jeux vidéo, l’informatique, etc. Et puis, un rien nous faisait rire ! Je ne pense pas que ce soit encore le cas. En fait, ça dépend des conversations qu’ils ont mais de toutes manières, nous n’avions pas les mêmes discussions. Ce n’est pas comparable.
Je pense aussi que nous avions davantage de contacts avec nos grands-parents car ils étaient souvent à la maison. Á l’époque, on ne laissait pas les anciens seuls dans un appartement ! Ils venaient vivre avec la fille ou le fils aîné. On n’abandonnait pas les parents… Tandis que maintenant, on entend beaucoup parler de la famille, mais les choses ont bien changé…
J’ai commencé à travailler à seize ans, au Gouvernement Général, mais je ne gardais pas l’argent que je gagnais. Je le donnais à mes parents. Par contre, ma mère me donnait chaque semaine de quoi aller au cinéma avec les copines, ou pour m’acheter un truc à manger à la plage. Je menais une vie très simple !
La Deuxième Guerre mondiale et l’arrivée des Américains
Je me suis mariée à la fin de la guerre, en 1945. J’avais vingt-deux ans. Je fais partie de cette génération qui s’est mariée après le conflit. Lorsque les Américains sont arrivés à Alger en 42, j’étais au Majestic, le plus grand cinéma de Bad-El-Oued. J’étais allée voir Dernier rendez-vous, avec Danièle Darrieux. Quand je suis sortie, c’était rempli de militaires.
J’habitais boulevard Guillemin, une artère qui partait de la mer et montait jusqu’à la montagne, pleine d’escaliers et coupée par des rues latérales. Les Américains descendaient et gravissaient les marches avec leurs motos. C’était la folie ! D’ailleurs, lorsque je suis rentrée chez moi, je me suis fait engueuler par mes parents parce que je n’étais pas à la maison et tous les Américains étaient là. Après, à la fin de la guerre, j’ai défilé comme tout le monde dans les rues d’Alger, en chantant la Marseillaise.
Partir en laissant tout derrière soi…
Je suis venue en France en 62 parce qu’à l‘époque, en Algérie, la vie n’était plus possible.... J’avais quarante ans et j’ai tout laissé derrière moi… Je suis partie avec une valise en bois, accompagnée de mes deux enfants, âgés de cinq et douze ans, de ma mère âgée et de ma belle sœur. Nous avons réussi après trois jours d’attente, à avoir des places sur le dernier bateau, « le Ville d’Alger ». Nous avons débarqué à Marseille le 1er juillet 62, c’est-à-dire le jour même de l’Indépendance. Ensuite, je suis remontée sur Paris.
Jusque-là, je n’avais jamais envisagé d’y venir, même pour visiter. Je trouvais que nous n’avions pas assez d’argent. Généralement, je prenais plutôt des vacances à Palma de Majorque. En fait, le seul coin que je connaissais en France, c’était la Côte d’Azur. Monter à Paris coûtait trop cher ! Pourtant, en juillet 62, nous sommes arrivés une main devant et une main derrière…
Lorsque nous nous sommes décidés à partir, on ne trouvait plus de valises. Il a donc fallu prendre des valises en bois. C’était un bois très fin, dont j’ai oublié le nom. Avec les tentures de la salle à manger, nous avons fait deux sacs marins et on a mis dedans tout ce qu’on pouvait. C’est tout… Je suis venue comme ça, en laissant tout là-bas : la maison, les meubles, etc. … Nous n’avions rien préparé à l’avance ! Jusqu’au dernier moment, nous n’étions pas résolus à quitter l’Algérie …
Lorsque j’y suis retournée dix ans après, j’ai revu ma maison et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle n’était pas belle ! Ceux qui habitaient dedans n’avaient pas l’air de beaucoup l’entretenir. Mais, je n’ai pas essayé d’entrer et de discuter avec eux. Je n’ai pas eu le courage…
Nous étions vraiment partis avec rien ! Je n’avais même pas emporté de photos. J’avais creusé un trou et j’avais tout brûlé… Pourquoi s’encombrer de photos puisque je ne savais même pas où aller ? Les albums de famille, c’est lourd ! Surtout quand vous n’avez rien pour les transporter. Par contre, je suis venue avec deux casseroles et un marteau car mon fils avait mis un marteau dans l’un des sacs !!! Dans un autre, j’ai même retrouvé les papillons qui garnissaient sa chambre, à l’intérieur de boites à camembert ! En fait, je n’ai emmené que des vêtements… Je n’ai conservé que quelques photos de mes enfants. Parfois, dans la vie, il faut savoir faire un choix…
Arrivée en France et conditions d’accueil
Arrivée en France, je ne savais pas où aller. Á Marseille, je me suis retrouvée à l’aéroport de Marignane avec les gens de l’EDF, dont faisait partie ma belle-sœur. Pour ceux du Gouvernement Général, il n’y avait rien de prévu ! Ensuite, je suis allée me présenter à Paris, au ministère de l’Intérieur, pour savoir ce qu’on pouvait faire de moi…
Je n’avais pas le statut de réfugié ! Si on avait écouté l’Etat français, on serait resté là-bas ! Nous sommes venus parce que ce n’était plus vivable ! Quand on partait le matin, on ne savait pas si on serait toujours en vie le soir… Un fois par exemple, je revenait chez moi avec mon mari et on s’est arrêtés à une épicerie pour faire quelque commissions. C’est moi qui conduisais cette fois-là. Mon mari est donc descendu mais comme j’avais oublié de lui demander quelque chose, je l’ai appelé pour lui dire : « N’oublie pas les anchois… » Et bien, je lui ai sauvé la vie… C’est celui qui passait derrière lui qui est tombé… Á ce moment-là, on tuait n’importe qui !
D’ailleurs, moi aussi j’ai échappé de peu à la mort… Un jour, alors que j’étais enceinte de mon dernier fils, trois jeunes ont canardé tous ceux qui descendaient du bus et je me suis retrouvé au milieu avec mon paquet. Notre villa faisait l’angle avec l’arrêt de bus et quand j’ai vu ma mère et mes enfants sortir, j’ai crié : « Ah ça non ! Une dans la pagaille, ça suffit ! rentrez ! » Heureusement pour moi, quand les tireurs se sont aperçus de ma présence, ils n’avaient plus de balle… Sinon, je ne serais plus là pour en parler… Finalement, il y a eu deux victimes, deux jeunes, dont un petit postier parti en courant. Ils lui avaient tiré dans le dos et il est resté deux mois à la clinique… Ce n’était donc plus vivable et il valait mieux partir sans savoir où on allait…
Une fois à Paris, je me suis d’abord réfugiée quelques temps à Versailles, dans une école de garçons. Les locaux étaient vides car c’étaient les vacances scolaires. Je me suis dit : « Ils vont bien être obligés de rouvrir l’école ! Á partir de là, ils nous donneront sans doute un appartement. » Je suis partie de ce principe. Je ne voyais pas plus loin que le bout de mon nez ! C’est ce qu’on m’a toujours dit.
Je suis donc restée à l’école jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que je faisais partie de l’administration et qu’on me foute dehors… Comme c’était chez les curés, ils m’ont expliqué : « Vous êtes fonctionnaire. On ne peut pas vous garder. » Alors, les autres ont pu rester tandis que moi, je me suis retrouvée dans un lycée public, dont j’ai oublié le nom, toujours à Versailles. Mais, c’était moche comme tout ! Je plaignais les gosses qui devaient entrer à l’école là-bas. Je n’en suis partie que lorsque j’ai obtenu Sarcelles.
Sarcelles d’hier à aujourd’hui
Sarcelles est le premier lieu qui m’a vraiment accueilli. J’y suis venue le 4 septembre 1962. J’ai encore la date exacte en mémoire ! J’avais laissé mes enfants sur la côte. On avait loué depuis Alger, un endroit, un havre, pour se réfugier. C’était près de Béziers, à Sérignan. Avant de redescendre chercher mes enfants, je devais donc trouver un appartement et acheter des meubles pour avoir quand même quelque chose.
Et bien, lorsque je suis rentrée à Sarcelles le 4 septembre à minuit, nous avions tous la bougie et nous étions douze pour emménager car il y avait toute la famille ! Je ne savais même pas où étaient les meubles ! Ils avaient déjà tous été installés. Nous sommes restés à douze pendant trois mois, jusqu’à ce que tout le monde ait son petit appartement.
Au Ministère, on m’a fait sentir que je n’étais pas forcément la bienvenue. Là-bas, ils imaginaient que les fonctionnaires arrivant d’Algérie venaient leur prendre des places. Pensez donc, les places qu’on leur prenait… En plus, ils craignaient qu’on leur passe devant pour l’avancement. Mais, ce n’est pas vrai ! Nous étions en parallèle. On ne nous a même pas mélangés…
En 62, les immeubles de Sarcelles étaient les mêmes mais en beaucoup plus propre et le parc Kennedy, qui existait déjà, était beaucoup plus joli. Il y avait un petit lac où mes enfants se baignaient deux fois par semaine mais maintenant, c’est très sale.
Á l’époque, mon mari était bien sûr avec moi mais il était bien malade… Il est mort très jeune, en 68, alors qu’il avait quarante deux ans… C’est pour ça que je parle surtout de mes enfants et de ma mère… En 72, je suis retournée en Algérie quand mon fils aîné est entré du régiment parce que j’avais peur qu’on nous tue… Il suffisait de passer dans une rue ! Du moins, c’est l’image que j’avais gardée en mémoire…
En mai 68, pendant les grèves, je travaillais à Paris. Pour s’y rendre comme pour rentrer, on prenait les cars militaires. Mais, je n’y allais pas tous les jours ! J’avais décrété que je n’irai que trois jours par semaine.
J’ai eu deux enfants, deux garçons. Ma mère vivait avec moi. C’était donc comme si j’étais à la maison ! Elle s’est beaucoup occupée d’eux. Comme tous les parents, je voulais pour mes enfants une vie normale, qu’ils réussissent, qu’ils aillent plus haut que nous.
Aujourd’hui, je vis toujours à Sarcelles mais je n’y vois aucun avantage particulier. De toute façon, ça coûte cher d’aller habiter ailleurs ! Ici, je me suis tout simplement trouvée bien. J’étais chez moi, j’avais mes enfants, ma vie ; je n’avais donc pas de raison de partir ! Quand je suis arrivée, j’avais la rage d’avoir dû quitter mon pays comme je l’ai fait… Alors, quand je me suis retrouvée à Brazilia, j’étais contente ! Je n’étais pas en France… C’était nouveau et ça me changeait… Mais maintenant, Sarcelles est devenue très sale ! Garges est beaucoup plus propre ! Pour moi, les choses ont commencé à se dégrader sous la mandature de La Montagne, il y a une bonne dizaine d’années, et c’est allé en empirant…
Mes enfants sont nés tous les deux à Alger et aujourd’hui, ils ne sont plus sarcellois. Ils ont été élevés ici, ils y ont gardé des camarades de toujours, mais ils n’habitent plus Sarcelles même s’ils viennent me voir chaque semaine ! D’ailleurs, leurs copains aussi sont partis ont quitté la ville. Mais, ils ont gardé contact.
Message aux jeunes
Il faut qu’ils veillent à ce que leur ville ne parte pas à volo. et continue à se dégrader, de façon à être fiers d’y habiter et d’y faire quelque chose… Nous n’avons pas eu la même vie, nous n’avons pas eu la chance dont ils disposent aujourd’hui. Alors, il faut qu’ils en profitent…