Récit

Les alsaciens déportés en Allemagne

Mme Aline Richaudeau, née en 1923 en Alsace

texte : Frédéric Praud


Je suis née en 1923 en Alsace, dans un petit village… un petit pays de campagne d’environ cinq cents habitants. Mon père travaillait en usine et ma mère était à la maison. Nous n’étions pas nombreux, quatre enfants. J’étais catholique et j’allais à l’école des sœurs où il fallait faire sa prière tous les matins.

Je ne me souviens pas, étant enfant, de ce que l’on nous a appris sur l’histoire entre la France et l’Allemagne ou sur les rapports franco-allemands. Nous n’avions qu’une heure d’allemand par semaine, tout le reste étant en français. A ce moment-là, on ne nous a pas appris l’histoire de la guerre. La guerre de 1914 était loin et déjà oubliée par nos professeurs. Nous ne ressentions pas de haine… mais nous nous sentions plus Français qu’Allemands. Tout le monde était vraiment pour les Français et pas du tout pour les Allemands !
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Nous n’avons ressenti aucune crainte particulière lors des accords de Munich. Je me rappelle qu’il y a eu des manifestations mais nous étions jeunes et ne nous occupions pas de ça. C’était loin de notre environnement. J’étais adolescente avant la guerre…mais je n’avais aucun rêve spécial. On n’avait ni parti politique, ni rien du tout. On ne causait pas de ça à la maison.

Je suis sortie de l’école après le certificat d’études et il a fallu que j’aille travailler à quatorze ans … Je travaillais dans une usine de tissage. Les conditions de travail n’étaient pas spécialement difficiles : environ huit heures de travail par jour sur six jours. Etant jeune, on était content d’aller travailler et de ramener un petit peu d’argent. Ce n’était pas pour nous mais pour les parents.

A l’époque les conditions de vie étaient différentes. Nous n’avions pas de chauffage dans les chambres et nous lavions la vaisselle à l’eau claire, sans produit. Cela n’existait pas.

Le début de la guerre

Je n’ai pas senti la guerre arriver. Je ne me souviens pas de la déclaration de guerre... Mon père avait fait la guerre 1914-18 en Allemagne. Né en 1895, il devait avoir dix-neuf ans. L’Alsace étant allemande à ce moment-là, elle n’est redevenue française qu’après la guerre. Il a donc fait la guerre avec les Allemands. Pour lui cette période n’était pas du tout pareille qu’après, du temps de Hitler. Ce n’était pas la même chose parce que le régime de Hitler était vraiment fasciste.

Nous n’avons jamais causé de politique chez nous. Je n’ai jamais entendu mon père parler de ci, de ça, de rien. Puis, à partir de juin 1940, nous avons été de nouveau considérés comme des Allemands. Nous avons alors été obligés de tout changer, de parler Allemand… Un instituteur allemand venait exprès d’Allemagne pour nous faire l’école le lundi matin et repartait le samedi. Les sœurs qui nous faisaient auparavant l’école ont été obligées de s’en aller. De passer de la nationalité allemande à française, puis de nouveau à allemande n’a pas pour autant changé nos habitudes. Dans les petits villages, si on n’était pas intéressé par la politique, cela ne changeait rien au quotidien. Ce n’est qu’après, en 1942…

La guerre à partir de 1942

A partir de 1942, les Allemands ont exigé que l’on soit vraiment Allemands et que l’on aille dans la jeunesse hitlérienne… Il y a eu volonté d’embrigadement. En 1942, mon frère et moi avons dû aller nous inscrire dans la jeunesse hitlérienne. Nous n’avions qu’un an d’écart tous les deux. Il a fallu qu’on marche droit devant eux, qu’on y aille. J’ai passé deux fois le conseil de révision pour aller dans l’armée, pour remplacer ceux qui étaient partis dans les familles, les hommes partis à la guerre.

Les Allemands ont décrété en 1942 que les jeunes Alsaciens et Alsaciennes devaient aller travailler en Allemagne. Mon frère est donc parti en Suisse pour ne pas être sous le régime allemand. Nous étions Français et ne voulions pas être Allemands, d’une manière ou d’une autre.
Mon frère est donc parti comme beaucoup et il n’a pas été attrapé. Il y en a eu encore plus en 1943 où plus de cent sont partis dans une seule soirée et ont passé la frontière ! Ils avaient des passeurs, des gens qui faisaient les passages pour ceux qui allaient de l’Alsace en Suisse.

On nous a convoqués un jour. Les SS sont venus un samedi matin me chercher à la maison. J’étais censée savoir où mon frère était parti. J’ai été convoquée à la mairie mais pas mes parents parce que je devais savoir où il était parti. Il y avait neuf SS devant moi, des gradés. Ils tapaient sur la table et me disaient : « Vous devez savoir ! Vous devez nous dire où il est parti ! »
J’ai répondu : « Ecoutez-moi, je n’en sais rien ». Je n’ai jamais eu peur d’eux, même s’ils tapaient sur la table. Après ça, ils m’ont relâchée.

La déportation en Allemagne

Ils ont commencé petit à petit à évacuer les petits villages près des frontières suisses, pour les déporter en Allemagne, parce que les fils de ces familles ne voulaient pas y partir. Ils prenaient les familles et les envoyaient en Allemagne mais on ne savait pas où. Ils sont venus nous chercher à deux heures du matin, ont tapé à la porte... Nous avons été cantonnés à la mairie puis on nous a emmenés dans un camp à Altkirch. De là, on nous a mis dans les wagons et on nous a envoyés en Allemagne, sans savoir où nous allions.

Ils ont emmené mes parents, mes frères et sœurs, ma sœur de quinze ans et mon frère de douze ans. Ils ont également pris toutes les familles dont les garçons étaient partis comme mon frère, mais aussi les femmes de ceux qui étaient déjà dans l’armée française en 1938-39. Ceux-là, se sentant Français, n’avaient pas voulu s’engager dans l’armée allemande. Ils sont donc partis et leurs femmes ont été déportées comme nous avec leurs enfants. Nous avions ainsi deux gosses de trois mois avec nous.

En Allemagne, on nous a emmenés à Schelklingen dans un camp, on ne savait pas où. Nous étions tous ensemble : les vieillards, les jeunes filles, les femmes, les enfants… tous dans la même chambre avec des lits superposés.
Un monsieur est même mort dans notre chambre... Comme nourriture, nous avions une louche de soupe et c’était tout. Les Allemands nous surveillaient. Nous éprouvions de la haine envers eux. Nous ne voulions pas être Allemands mais les Allemands, eux, voulaient qu’on le soit. Dans les villages en Alsace, il y avait aussi bien des pro-Allemands que des anti-Allemands. Les familles pro-allemandes étaient restées. Certains étaient vraiment pour les Schleus. D’ailleurs, à l’heure actuelle, les Alsaciens profitent encore de certaines lois allemandes.

Stalingrad eut lieu quand nous étions en Allemagne. Un de mes cousins y est parti. Il avait été obligé de partir dans l’armée allemande car tout le monde ne pouvait pas passer la frontière. Il était donc ce qu’on appelle un « malgré-nous » et il est allé combattre jusqu’en Russie. Il a un jour posé une permission et il est venu nous voir en Allemagne. A ce moment-là nous n’étions plus dans le camp mais à part : nous travaillions dans une usine en Allemagne. En effet, peut-être quinze jours après être entrés dans le camp un gars était venu. Il avait besoin d’ouvriers pour travailler dans une usine et avait alors demandé des personnes pour travailler chez eux. Nous avons hébergé mon cousin pendant trois, quatre jours, c’est tout. Il s’est ensuite évadé de chez nous pour ne plus retourner dans l’armée allemande. J’ai donc encore une fois été convoquée à la mairie pour savoir pourquoi il n’était pas retourné au front. J’ai dit : « On ne sait pas, nous. Il est parti et puis c’est tout ! » Il a réussi à retourner en Alsace et est resté caché chez ma grand-mère jusqu’à la fin de la guerre.

Nous sommes restés en famille dans l’usine. On y faisait de la couture, des habits pour les soldats et en dernier, les petits sachets pour les V2. C’étaient des petits sachets en nylon où ils mettaient de la poudre pour éclater.

Nous n’étions plus dans un camp mais dans une petite maison que le directeur de l’usine nous avait donnée mais nous avions l’interdiction de partir ; nous étions toujours surveillés d’une manière ou d’une autre. On ne pouvait pas sortir comme on voulait.

Nous avions même un gendarme Alsacien qui était donc chez les Allemands et qui était vraiment pour eux. Un jour, les Anglais passaient au-dessus. Il me dit :
« Eh ! Il faut rentrer, il faut aller dans les abris ! »
Je réponds :
« Ce n’est rien, ce sont les nôtres qui arrivent. » Qu’est-ce que je n’avais pas dit là !… Il fallait vraiment faire attention.

Le débarquement et les bombardements

En Allemagne, nous n’étions pas au courant du débarquement parce que nous n’avions pas de radio, rien mais les prisonniers français le savaient et nous communiquaient les informations. Ils avaient été prisonniers pendant un bout de temps, puis étaient passés civils. Ils avaient ainsi plus de possibilités d’avoir des radios, des choses comme ça.

Je n’ai pas connu la Libération en France mais en Allemagne. Nous étions encore en Allemagne quand la France a été libérée. Nous savions que nous allions quand même pouvoir revenir… Alors qu’à notre départ, les Allemands étaient sûrs qu’on ne rentrerait plus à la maison en Alsace, qu’on devrait rester en Allemagne comme des Allemands. L’avantage a tourné du côté des Américains. Nous avons enfin pu retourner à la maison.

J’ai vu bombarder Stuttgart, Ulm où ce fut terrible. Il a fallu qu’on aille dans des abris, dans les caves. Ils ne bombardaient pas exactement où nous étions parce que c’était un petit pays de rien du tout, mais il a quand même fallu aller dans les abris à cause des alarmes et parce que c’était bombardé tout autour.

La Libération

Avant d’arriver en 1945, les Américains ont tiré avec leurs canons sur le pays où nous étions. Ils nous ont libérés et nous avons arrêté de travailler. On nous a rapatriés en camion militaire. La question ne s’est pas posée de savoir si nous étions allés en Allemagne volontairement ou non.
En effet, à cette époque beaucoup d’Alsaciens se sont retrouvés entre deux feux mais ce ne fut pas notre cas. On est allé dans un camp puis à Karlsruhe et de là on est reparti en train jusqu’à Sarrebruck. De Sarrebruck, on nous a emmenés jusqu’à Strasbourg et de Strasbourg jusqu’à Mulhouse d’où on a pu prendre un train pour revenir chez nous.

Arrivés chez nous, nous avons retrouvé mon frère qui était revenu. C’était déjà une bonne nouvelle ! Il était à l’arrêt du train pour nous accueillir. Ma grand-mère était restée en Alsace dans sa maison juste à côté de la nôtre qui avait été occupée par les Allemands.

Nous avions toujours dit que quand nous reviendrions, nous essayerions de faire quelque chose contre les Alsaciens qui étaient pour les Allemands, ceux qui nous avaient dénoncés. Mais personne n’a rien fait quand nous sommes revenus… et c’est mieux ainsi. Nous n’avions pas de sentiment de revanche ou de haine car nous avons pu retrouver mon frère. Cela s’est bien passé. Mais pour d’autres l’après-guerre a été plus dur. Une quinzaine de garçons qui devaient partir en Suisse comme mon frère avaient été attrapés à la frontière et fusillés, mais leurs familles ont quand même été déportées ! L’après-guerre devait donc être plus dur pour elles …

Les vingt-sept familles de Altkirch déportées le même soir que la notre ne sont pas toutes restées au même endroit. Il y en avait du côté de la Russie. Nous avons été éparpillés. Une certaine famille était déportée d’un côté et les autres allaient plus loin. Ils ne savaient pas où. Certaines de ces familles ont eu des parcours particuliers. Ainsi, quand ils étaient du côté de la Russie, il a fallu qu’ils cachent les filles parce que les Russes essayaient de les violer mais ils ont réussi à s’en sortir et à revenir. C’était affreux. Quand les Russes attrapaient des gens qui n’étaient pas prisonniers, ils les considéraient comme des collaborateurs. En général, les hommes, les Alsaciens, étaient donc exécutés et les femmes violées.

L’après-guerre

J’ai fait la connaissance d’un prisonnier français en Allemagne avec qui je me suis mariée. Je suis arrivée au mois de mai 1945… puis mon futur mari est venu me chercher et je me suis mariée à Sarcelles au mois de septembre 45. C’était le début d’une belle histoire…

Sarcelles en 1945 était autre chose que maintenant. Il n’y avait que des champs à côté de Watteau, de la maison de quartier. Je travaillais dans la plaine : nous étions maraîchers, locataires d’un terrain. Là, il n’y avait pas encore tous les bâtiments. En 1957, j’ai commencé à faire les marchés de Sarcelles dans le centre parce que nous n’en avions pas ici à Lochères. J’ai débuté derrière une camionnette avec une table. On était tout le temps dans la boue du côté du Sablon ! Puis j’ai commencé à voir les bâtiments, le bâtiment 2, le bâtiment 3 et le 1… Il y avait trois bâtiments mais moi j’habitais au village où j’habite toujours d’ailleurs.

Message aux jeunes :

Je souhaite que les jeunes générations ne subissent jamais les horreurs de la guerre. Nous avons souffert pour qu’elles soient libres.

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