Récit

Du Sénégal à Sarcelles : un tirailleur au coeur de la Libération de la France

Monsieur N’Diaye, né en 1921 à Dakar

texte : Frédéric Praud


Originaire de Saint Louis où sont nés mes parents, je suis né le 20 octobre 1921 à Dakar. Le seul pays africain considéré comme français à part entière fut le Sénégal où les premiers explorateurs français de l’Afrique noire mirent le pied. Faidherbe est venu à Saint Louis et a commencé l’exploration. Les premiers intellectuels africains étaient d’origine sénagalaise. La France avait élu un député africain sénégalais, nommé Blaise Dragne, député qui a fait de nous des Français à part entière.

Les personnes nées dans ces quatre communes de plein exercice, étaient considérés comme françaises à part entière : les communes de Saint Louis, Dakar, Rufisque et Gorée. Les personnes nées en dehors de ces communes étaient considérées comme sujets français. Ces personnes étaient obligées de contracter un engagement avec l’armée alors que les personnes ayant la nationalité française étaient appelées à faire leur service militaire français. Ce fut mon cas le premier avril 1942.

Enfance dakaroise

Nous sommes musulmans et tous les enfants musulmans devaient faire l’école musulmane coranique, avant de faire l’école française. On a voulu me mettre dans une école française à neuf ans. Je ne voulais pas y aller car je ne savais rien. On a couru dans tout Dakar pour essayer de m’attraper et m’emmener dans cette école-là. J’y suis allé… J’apprenais tant bien que mal.

Mon père et ma mère étaient séparés. Mon père a été nommé à Sébikotane pour construire l’École normale des instituteurs. Il avait fait connaissance avec une bonne de ma mère, pendant que ma mère était à Dakar pour accoucher de ma sœur. Il l’a épousée. De Sébikotane, il a été affecté à Bambey, à cent cinquante kilomètres de Dakar. Nous, les enfants, étions restés auprès de maman à Dakar. Papa ne s’occupait pas de nous.

Vers neuf ans, mon père envoie un monsieur nous chercher pour passer des vacances auprès de lui. Mon grand frère et moi étions tout heureux. Nous prenons le train pour Bambey. Mon père habitait à deux kilomètres cinq cents de la gare dans un centre agronome où il était affecté auprès des Européens. On me fait monter à dos d’âne pour aller au centre agronome car il était trop éloigné et il faisait chaud.

Le soir arrive. Il n’y avait pas de lumière alors que j’avais été habitué aux lumières de Dakar. De plus, on entendait les loups hurler. Nous avons eu peur. Mon père nous voyant pleurer nous dit, "Si c’est comme ça, vous ne rentrerez plus à Dakar. Vous resterez ici !"

J’y suis resté jusqu’à l’âge de seize ans. Je fus le souffre-douleur de la famille, notamment celui de sa deuxième femme dont les enfants étaient beaucoup plus considérés que moi.

Ventre vide n’a point d’oreille

Nous allions à l’école à Bambey. On faisait deux kilomètres à pied le matin, le midi pour rentrer déjeuner et la même chose l’après midi. Nous n’apprenions pas bien, pas beaucoup… Les dix kilomètres journaliers nous fatiguaient.

Mon grand frère ne suivant pas bien les études, mon père l’a fait arrêter. Je suis resté à l’école jusqu’à onze ans avant que l’on m’envoie dans une autre ville, à Thiès, chez des amis de mon père. J’arrive chez eux : tout nouveau, tout beau. Je mange à ma faim le premier jour mais après quelques mois, on m’envoie à l’école le ventre vide.

« Ventre vide n’a point d’oreille. » Je ne peux donc pas bien suivre les cours. Je reviens à midi et l’on me dit, « Il n’y a pas de déjeuner ! » Je n’apprenais plus rien à l’école et je devenais jaloux de mes camarades qui vivaient auprès de leurs parents et qui mangeaient à leur faim. Je me bagarrais pour un oui ou pour un non !

Les instituteurs m’ont finalement pris en grippe et me battaient sans chercher à savoir pourquoi je n’apprenais pas… C’était parce que je ne mangeais pas à ma faim. Certains camarades d’école m’invitaient chez eux pour que leur mère me propose de déjeuner ou de dîner. Les amis de mon père qui m’accueillaient n’étaient pas assez aisés pour me nourrir.

Les élèves instituteurs de l’école de Sébikotane finissaient leurs études en venant faire un stage à l’école où j’étais. Ils m’ont mis en 4ème classe puis en 3ème, en fin d’année et en deuxième, l’année suivante. Nous devions passer un concours pour le passage de 3ème. Je n’avais rien fait de propre à l’écrit mais j’avais bien dessiné ma carte du Sénégal. Il y avait du boucan dans la classe.

Le directeur, un Européen, passe dans la classe et fait arrêter le bruit. Nous nous sommes levés et il est passé devant chaque élève. Il a trouvé mon cahier de géographie et la carte du Sénégal que j’étais en train de colorier. Il s’exclame, « Voilà, un excellent élève ! Il faudra lui mettre 10 en dessin. » On m’avait demandé de faire un dessin pour ce concours : un seau vu de profil. Je n’avais même pas compris la question ! J’ai eu zéro. Le dix obtenu pour la carte m’a fait passer en seconde classe.

Je suis allé à l’école jusqu’à quatorze ans. J’ai demandé à papa à arrêter l’école car les instituteurs me battaient.
« Du moment que je ne comprends rien à l’école, ce n’est pas la peine que je continue !
  Tu ne veux plus y retourner ?
  Non ! »
Il m’a enlevé de l’école. Je ne savais pas ce que je voulais faire. Pour en avoir une idée, il m’aurait fallu un brin d’instruction ! Ce n’était pas mon cas.

Je retourne à Bambey. Les Européens qui me connaissaient me prennent en sympathie notamment un sous-directeur qui s’occupait du laboratoire et du service de santé. Il a demandé à mon père,
« Tiens je vois Bouba, il est en train de vadrouiller ? Il ne va plus à l’école ?
 Non
 Est-ce que je pourrais le prendre dans mon service ? »

J’ai donc travaillé dans son service où il m’a appris à soigner des blessés, des malades, comment faire de la teinture d’iode. Un jour, j’ai voulu faire de la teinture d’iode seul, mais, en augmentant les doses…ce qui a entraîné une brûlure de la peau.

Retour à Dakar

Il m’est ensuite arrivé une histoire à seize ans. J’ai eu un problème avec un moniteur agronome qui était affecté à Bambey. Nous nous sommes bagarrés. Le moniteur est allé se plaindre au directeur du centre, un Européen qui a appelé mon père, « Bouba a fait quelque chose et il ne faudrait pas qu’il recommence. »
Papa a voulu me corriger mais je me suis rebelle,
« Je n’accepte plus tes corrections. Je ne suis plus un gamin !
 Si c’est comme ça, tu retournes à Dakar. »
C’est tout ce que je souhaitais.

Arrivé à Dakar, maman était seule avec mes frères et sœurs. Elle a tout fait pour nous élever sans être aidée par mon père. J’avais connu un monsieur qui fréquentait une fille dans la maison où j’habitais à Thiès. Ils se sont mariés.

C’était un fonctionnaire du chemin de fer du Sénégal affecté à Dakar. Je suis allé le voir…
« J’aimerais trouver un peu de travail pour aider ma mère…
 Oui, mais je vais te faire passer un petit examen de rien du tout, quatre opérations. »
Je ne savais pas ce que cela voulait dire. J’ai griffonné n’importe quoi sur des bouts de papiers… « Vous revenez dans deux jours pour voir le résultat. »

Le résultat était évidemment catastrophique… Le monsieur me dit, « Bouba, c’est pas fort ! Tu n’as pas appris grand-chose à l’école ! Ne t’en fais pas. Je te ferai quand même embaucher aux chemins de fer. » Ce qui fut fait.

Chef de train

Comme j’étais mineur, ils m’ont affecté au central téléphonique avec un patron sénégalais. Je devais téléphoner de gare en gare pour annoncer le passage du train de Dakar à Saint Louis, au Soudan ou à Kaolack etc.
« Est-ce que la voie est libre parce que je veux envoyer un train pour le Soudan ?
 La voie est libre… »
La voie était unique et étroite. J’annonçais que la voie était libre au chef de gare, un Européen. Il envoyait alors le train. On me téléphonait de la même manière pour me demander l’autorisation de laisser venir le train à Dakar.

On me nomme chef de train mais auparavant, j’ai dû faire un stage où je n’ai rien compris. Mon brin d’intelligence me permettait de saisir quelques éléments. Je dois passer un examen final. On nous donne des épreuves à faire et l’Européen qui nous surveillait, nous a laissés seuls. J’ai vu tout le monde sortir de son tiroir le règlement du chemin de fer pour répondre… Pourquoi pas moi ? J’ai fait comme tout le monde. Résultat final, j’ai été deuxième du classement.

On me donne le brevet de chef de train, même mineur ! On me demande, un jour, de remplacer un chef de train absent mais sans aucun pouvoir, car je suis toujours mineur. Je devais tenir le journal de marche du train, m’assurer des horaires, chercher les causes des retards, gérer les expéditions des marchandises etc. Quand j’arrivais dans une gare, je demandais au sous-chef de gare, « Mettez-moi mon journal de train à jour ». Il me mettait l’heure d’arrivée et de départ, ce que je ne savais pas faire. Je faisais les trains de voyageurs et de marchandises.

Arrivée de de Gaulle à Dakar

Je travaillais depuis 1937 quand la guerre a commencé. De Gaulle arrive au Sénégal en 1939. Il voulait débarquer à Dakar où officiait un gouverneur général européen, un fidèle à Pétain qui n’a pas voulu le recevoir. Des prospectus ont appelé la population à prendre parti ce qui a entraîné quelques bagarres entre les dakarois sous la coupe des vichystes et ceux de de Gaulle qui voulaient débarquer. Des bateaux ont été coulés mais de Gaulle est finalement parti en Afrique équatoriale car il ne voulait pas faire couler le sang des Dakarois. Le gouverneur général de l’Afrique équatoriale, un Noir antillais nommé Félix Eborie, a ensuite reçu de Gaulle.

Pendant la bagarre à Dakar, mes parents se sont réfugiés du côté de Saint Louis. Je suis resté à Dakar sans travail car les trains ne marchaient plus. Je faisais comme les jeunes de mon âge. J’observais la bagarre. Nous avions peur mais étions curieux. Nous voulions savoir ce qui se passait. Je continue à travailler jusqu’au moment où on m’appelle au conseil de révision en 1941, puis sous les drapeaux en 1942 comme appelé affecté à Kaolack.

Soldat sous les drapeaux français

Je suis appelé dans le 17ème régiment de tirailleurs sénégalais à Kaolack. Mon instruction militaire a duré deux ans. Je faisais beaucoup de sport dont la course à pied. Un officier français m’a pris en sympathie. Il venait me chercher tous les matins pour que nous fassions du sport ensemble. Je n’avais aucune instruction. Cet officier voulait que je sois gradé bien que je ne sache alors ni lire ni écrire. Il m’a fait inscrire d’office au peloton Un pour devenir caporal. Je suis sorti dans les dix premiers. Je devais faire un deuxième peloton pour devenir sergent, sous-officier. On a pris les dix premiers inscrits pour faire le peloton Deux. Nous avions des interrogations notées toutes les fins de semaine. Cet officier nous interrogeait. Je parlais un français petit nègre, mais néanmoins, il me donnait une bonne note.

Nous savions qu’il y avait une guerre en France mais nous n’avions aucune idée de ce qu’était cette guerre à part "on tue ou on se fait tuer".

Les tirailleurs sénégalais et les originaires

Par tirailleurs sénégalais étaient également compris tous les soldats noirs arrivant de l’ensemble de l’Afrique francophone, tous des sujets français. Je suis né français de père et mère français.

Les originaires des quatre communes et les Français étaient installés ensemble dans le même régiment. Les tirailleurs engagés africains étaient à part, avec un régime alimentaire à part.

Les Français ont mal joué dans ce domaine car ils avaient instauré trois régimes alimentaires différents. Le régime tirailleurs sénégalais se composait uniquement de riz. Nous, les Originaires, avions une petite faveur avec un peu de viande et de couscous. Les Blancs allaient manger au réfectoire ce que l’on pouvait appeler le régime européen. Ils mangeaient ce qu’ils voulaient.

Les Originaires qui avaient un prénom français pouvaient manger au réfectoire, ce qui était refusé pour nous, les musulmans. Nous nous sommes révoltés. Il n’y avait aucune raison pour que nous n’allions pas au réfectoire. On m’a demandé, « Est-ce que tu manges du cochon ? » Je n’ai répondu oui rien que pour aller au réfectoire, même si je n’en avais jamais mangé de ma vie. Je ne buvais pas de vin non plus. Je suis donc allé au réfectoire et je donnais mon vin et le cochon aux copains.

Les Européens blancs, soldats comme nous, avaient le droit de coucher sur un lit. Nous, originaires des quatre communes, couchions par terre sur des nattes. Nos collègues en service à Dakar à l’état major étaient mieux considérés que nous. Ils avaient le droit de coucher sur un lit, de manger au réfectoire et de porter un casque comme les Français ce que nous n’avions pas le droit. Affectés loin de l’état major, nous n’avions droit qu’à un calot.

La ségrégation militaire

On m’envoyait de temps en temps à Thiès ou à Dakar avec le lieutenant qui faisait du sport avec moi. Arrivé à Dakar avec mon calot, on me dit, « Ah, non ! Il ne faut pas porter le calot ici mais le casque, dans la journée. » Je retourne à ma caserne à Kaolack avec le casque qui devait maintenant faire partie de mon paquetage mais on m’interdit de porter le casque !

Cette ségrégation a abouti à créer une scission entre nous et les tirailleurs sénégalais. Ils appelaient les tirailleurs sénégalais pour essayer de nous mater à la moindre bêtise que l’on faisait ! Ils ne nous aimaient pas et jouaient du poing à la moindre occasion.

La caserne était unique pour les trois origines mais le régiment comportait deux compagnies, un régiment de tirailleur sénégalais et un autre avec les Européens et les Originaires.

J’étais ambitieux en rentrant dans l’armée. Bien que n’ayant aucune instruction, je voulais devenir gradé car je n’aimais pas être commandé par les autres… Ce que je suis devenu… Je suis donc devenu chef de mes camarades qui avaient été appelés en même temps que moi : caporal, ce qu’ils n’admettaient pas ! Je donnais un ordre pour qu’il soit exécuté sinon je n’hésitais pas à punir !

Nous étions considérés comme français et je devais défendre ma patrie ! Je suis désigné en avril 1944 pour faire la guerre en France au nom de la France Libre.

Soldat de la France Libre

Je pars de Dakar en bateau pour le Maroc, Casablanca (vingt-quatre heures de traversée). Nous avons mis huit jours par temps de guerre, escortés par des sous-marins. De Casablanca, on nous envoie en cantonnement en banlieue où l’on nous donne de la paille pour nous coucher. Nous sommes ensuite affectés à Maison Carrée en Algérie où je retrouve le Gouverneur Général de Dakar en prison. Il avait été mon patron à Dakar et je suis allé monter la garde dans sa résidence en Algérie.

Une compagnie fumigène a été organisée. Il s’agissait de faire de la fumée pour protéger des lieux stratégiques. Cela ne marchait pas bien. On nous envoie à Port Lyautey pour créer une compagnie de Génie. On nous envoie en Algérie, à Sainte Barbe du Tlélat où ils ont voulu faire coucher les soldats dans des poulaillers. Ils se sont révoltés et nous ont dit, « Vous êtes des gradés… mais nous, nous allons refuser d’y coucher ! » Ils leur ont donné de la paille au lieu du poulailler. Ils ont couché dessus. On nous dirige ensuite sur Oran pour prendre le bateau à destination de la France.

Craignant d’être coulés par les sous-marins allemands donc, nous étions toujours escortés par nos sous-marins. On nous envoie débarquer à Toulon mais c’était impossible car la flotte française y avait été coulée. Nous débarquons à Marseille et nous nous installons à la Plaine. On nous donne du matériel américain. Nous faisons mouvement sur Dijon par la route dans des camions. Nous faisons escales à Valences. Nous étions partout bien reçu par les Français et notamment les Françaises. Nous leur donnions des chewing-gums.

Dijon et la découverte de la métropole

Je n’avais pas l’habitude du froid et j’avais les jambes gelées à rouler de Marseille à Dijon sans bouger. Lors d’un arrêt, à Valences, nous étions logés chez des particuliers ; je ne pouvais presque plus marcher. La France souffrait d’une pénurie de nourriture mais comme on veut être gentil avec moi, ces particuliers m’ont fait des marrons à dîner. Ils ont voulu m’emmener au cinéma mais comme je ne pouvais pas marcher, ils sont restés avec moi. Quant aux soldats, ils ont dormi à la mairie.

Nous repartons le lendemain en direction de Dijon où l’on me sort du camion pour m’emmener immédiatement à l’infirmerie. J’avais les pieds complètement gelés. Un médecin capitaine me dit, « Je vais vous soigner, vous faire un pansement musclé ! » On me met des bandes chaudes autour des jambes. J’ai reçu ma nomination au grade de sergent à l’infirmerie. Les camarades sont venus m’en informer… « Tiens, tu es sergent et voilà tes galons ! »

Ils allaient tous les soirs se promener en ville et à leur retour, ils venaient me faire un compte-rendu de ce qu’ils avaient fait. Ils faisaient plus particulièrement les pâtisseries. J’ai demandé à sortir à mon médecin capitaine.
« Pourquoi ?
 Mes camarades sortent et viennent m’en rendre compte. J’aimerais faire comme eux et voir ce qui se passe.
 Je vais vous laisser sortir mais vous revenez si cela ne va pas ! »

Le premier dimanche de sortie avec mes camarades, soldats et gradés, nous avons fait la tournée des grands ducs à Dijon. Nous sommes tombés dans une pâtisserie, rue Jean Jacques Rousseau pas loin de la caserne. Nous avons fait la connaissance de la dame de la pâtisserie et de sa fille. Je conversais avec elles. La dame, très gentille, nous propose, « Demain, vous reviendrez faire connaissance avec mon mari ! »
Aucun de mes camarades ne se décide à y aller. J’y vais seul. La dame me reçoit,
« Où sont vos camarades ?
 Ils n’ont pas voulu venir.
 Ou sont-ils allés ?
 Ailleurs… »

Ma famille d’accueil

Elle demande à sa fille, « Josette, tu vas emmener monsieur dans le fond de la cour pour qu’il voie comment ton papa fait les gâteaux dijonnais ! » Elle m’amène auprès de son père. Les fenêtres commençaient à s’ouvrir car les gens étaient curieux. Ils ne voyaient pas souvent des Noirs à l’époque ! Les gens disaient, « Oui, c’est un petit Noir ! On ne le voit pas mais on voit ses dents blanches ! »

Le monsieur dit à sa fille, « Josette, tu vas aller à la boutique nous apporter des gâteaux. » La fille pose un plateau devant moi et je mange tous les gâteaux en moins de deux croyant qu’ils sont pour moi, alors qu’ils étaient pour son père et moi ! Quand j’ai mieux connu cette famille qui m’a pris en sympathie, ils m’ont expliqué leurs gestes.

Josette et son amie Renée, intellectuelles toutes les deux, m’ont pris en main pour apprendre le français et pour l’écrire. Elles annonçaient partout où elles allaient, « Nous avons un petit Sénégalais très gentil ! » et les Français, curieux comme ils sont, disaient, « Il faudra nous l’amener la prochaine fois que vous viendrez ! » J’allais partout, même dans des mariages.

Ils m’emmènent un jour au théâtre. Je ne savais pas ce que c’était ! Bien qu’installé au premier rang, j’ai dormi un peu… J’ai appris beaucoup de choses avec eux. Ils m’invitaient souvent à dîner.

Le premier soir, nous avons dîné dans la cuisine avec toute la famille, les parents et leur fille. Josette était en face de moi. On me sert une soupe. Je ne savais pas ce que c’était. J’avais une cuillère. Josette me regardait dans les yeux et moi aussi. Elle prend sa cuillère pour me faire comprendre de la prendre, tout cela sans paroles… Elle commence à manger et j’ai fait comme elle.
Vient le plat de résistance : beefsteak avec fourchette et couteau ! Je continue à regarder la fille pour l’imiter. Elle coupe les pâtes et le beefsteak : je fais comme elle… Ils m’ont adopté. J’ai tout appris avec eux.

Le petit besoin

Cette famille m’invite un soir à un repas où nous étions quatorze à table. La maîtresse de maison me dit, « Je vais vous mettre entre Renée et Josette. Il faudra être sage ! » J’ai bien mangé mais j’avais commencé, à un moment donné, à prendre l’habitude du vin…
On me sert un café et je demande à Renée, « Vous voulez me passer le sucre en poudre ? » Renée était très gentille mais un peu bavarde. Elle me passe le sel fin sans faire attention, et j’en mets dans mon café… Catastrophe ! Je l’ai quand même bu car je ne voulais pas me faire remarquer.

J’ai alors envie d’aller au petit besoin mais je ne savais pas comment le dire ! J’appelle la maîtresse de maison,
« Qu’est ce qu’il y a Bouba ?
 Je voudrais aller pisser ! »
Elle a rougi. Elle s’est levée et m’a accompagné aux toilettes en passant par la cuisine où elle m’a susurré, « Bouba, la prochaine fois quand il y a du monde comme ça, il ne faudra pas dire, je veux aller pisser ! (C’était l’expression militaire.) Il faut dire, je veux aller aux petits besoins ! »
Je ne le savais pas…

J’ai un soir découché de la caserne. Un camarade de mon pays, un sergent, me demande « Bouba lève-toi ! Je suis allé à la maison de tolérance et j’ai trouvé une fille là-bas comme ça ! Je voudrais que tu la rencontres… » Je vais avec lui.

Nous étions au comptoir en train de boire quand un soldat européen arrive bourré comme un Polonais ! Il commençait à créer des troubles et insultait tous les gens moi compris. J’étais le seul gradé et ne je pouvais tolérer ça…
« Monsieur, modérez vos expressions, je suis un sous-officier et ne voudrais pas que vous me compreniez dans vos insultes !
 Si vous n’êtes pas content, venez dehors ! »

J’avais un peu le sang chaud. Nous sortons dehors et nous nous bagarrons… mais il avait dû faire de la boxe et a commencer à me dominer. Voyant cela, j’ai pensé « Il faudrait utiliser le système africain ! » Je lui rendre dedans, fais un croc-en-jambe et le met par terre, la tête la première sur le macadam. Il était assommé, gisant ! Nous nous sommes sauvés, mon camarade et moi.

Je lui avais donné un coup de tête et je saignais. Nous sommes partis. Le camarade est rentré à la caserne. Quant à moi, je suis allé chez ma famille adoptive pour qu’ils essaient de me soigner. J’ai menti… « Dans ma chambre, comme mon lit est sous la fenêtre, je me suis cogné la tête en me levant ! » Ils m’ont soigné et je suis retourné à la caserne.

J’avais pris l’habitude de me battre au Sénégal car je ne suivais pas bien à l’école. En France, on me mettait souvent en boîte et je réagissais… Je l’avais raconté à ma famille adoptive, la femme m’avait expliqué, « Bouba écoute ! Le Français est très plaisantin ! Il dit des choses mais pas méchamment. Il ne faut pas le prendre mal. » Je me suis calmé.

Une mission de guerre

De Dijon, on m’envoie un jour en mission périlleuse à Vesoul. Il nous fallait déneiger les routes pour permettre aux troupes françaises de suivre les troupes allemandes. Je pars avec des Européens et des camions. On me donne une carte de France que je ne savais pas lire. Je monte dans une voiture particulière avec un Européen qui fait l’itinéraire. Nous partons pour Vesoul, sur la route, nous croisons des camions qui brûlaient.

L’un de mes camions était tombé en panne par manque d’eau. Il y avait une fuite. Nous rentrons dans la ville de nuit, pas un chat… Nous apercevons une lueur dans une villa. Je me dirige vers cette maison avec un Européen. Je sonne et ils éteignent la lumière. Je crie, « Ce sont des Français qui vous parlent. Voulez-vous nous recevoir ? » Nous avons insisté.

Ils ont ouvert la porte et nous ont tiré à l’intérieur…. Ils nous demandent,
« Où ils sont ?
 Qui ?
 Les Allemands ? Ils étaient là !
 On ne les a pas vus !
 Que voulez-vous ?
 Nous voulons de l’eau car un de nos camions est en panne d’eau. »
Ils avaient un seau d’eau qu’ils nous ont donné pour mettre dans le camion. Je leur explique que nous sommes venus à Vesoul pour être mis disposition d’un ingénieur des Ponts et Chaussées. « C’est trop tard ! Il doit être couché mais essayez d’aller au commissariat de police. »

Nous nous y rendons et ils nous reçoivent avec mes soldats. Nous couchons là-bas et ils m’accompagnent le lendemain à notre destination. J’ai dormi chez l’ingénieur, ce soir-là et mes soldats, dans une école. On me met à disposition des FFI qui me piquent ma carte de France. La mission terminée, je retourne à Dijon.

Les demoiselles sont plus accueillantes

Je mangeais au mess des sous-officiers où j’étais le seul Noir. J’étais seul sur une table de six personnes. Personne ne voulait se mettre à côté de moi. Je n’en avais que faire. Les femmes PFAT, sous-officiers, passaient devant ma table en me disant, « Bonjour, monsieur ! » C’étaient les seules… Un jour, la plus téméraire, Henriette, me demande,
« Pardon, monsieur ! Est-ce qu’on peut se mettre à votre table ?
  Bien sûr ! »
Elles se sont retrouvées cinq à ma table… Nous commençons à discuter, c’était juste avant ma mission à Vesoul.
« Mais là où vous allez, c’est dangereux ! Il y a la guerre…
 Oui, mais je suis militaire. Il faut que j’y aille…"

A table, on me donne du thé et elles un quart de vin.
« Qu’est ce que vous buvez là ?
 Je bois du thé ! Je suis musulman et je ne dois pas boire de vin
 Vous n’avez jamais goûté ça ?
 Non ! »
Les femmes sont terribles… « Essayez de goûter ! » J’y ai goûté et j’y ai pris goût…

Elles avaient un foyer uniquement qui leur était réservé et un hôtel qui avait été réquisitionné pour elles. Elles m’ont pris en sympathie. Après déjeuner, elles me faisaient monter dans leur car pour aller dans leur foyer et de temps en temps à leur hôtel. Voyant cela les autorités ont fait sortir une note stipulant : « Il est interdit aux sous-officiers hommes de monter dans le car réservé aux femmes et d’aller dans le foyer PFAT ». Quand les filles ont vu ça, elles m’ont dit, « C’est à cause de vous ! Mais cela ne fait rien…On vous invitera à notre hôtel ! »

Il y avait une gardienne et elles lui ont passé la consigne. J’arrive, « C’est vous, monsieur ? Montez, les filles vous attendent ! » J’y suis allé prendre le thé ou le café. Quand j’étais dans la chambre d’Henriette, toutes ses copines venaient me trouver en m’apportant du chocolat, des cigarettes…
Je discutais jusqu’à très tard le soir avant de rentrer à la caserne… Je fréquentais toujours les membres de la famille qui étaient devenus mes amis.

Les Allemands et ma patrie

De Cernay nous avons fait un mouvement sur Strasbourg. Je n’aimais pas les Allemands car ils avaient attaqué ma patrie, volé la nourriture, déporté des hommes au STO. La France est mon pays et elle était envahie par des ennemis.

J’ai eu à ma disposition des prisonniers allemands à Strasbourg. Nous nous occupions de la construction du pont Bellay : on avait des prisonniers à disposition pour ces corvées. Un adjudant et deux autres Allemands parlaient bien français. Ils étaient dans mon bureau, chauffaient de l’eau pour me soulager les jambes…. Mais, ils se tournaient les pouces dès que j’avais le dos tourné ! Je leur ai posé des questions,
« J’ai appris que quand vous tuiez des prisonniers noirs, soi-disant qu’ils allaient revivre parce qu’ils étaient noirs ! Vous restiez vingt-quatre heures devant pour savoir s’ils allaient revivre !
 Effectivement, oui ! Mais, c’était de la politique… »
Je n’ai pas tué d’Allemands mais je les ai dressés… Je n’acceptais rien de leur part et les envoyais en prison pour un oui ou pour un non !

Nomination comme instructeur

A Dijon où nous étions cantonnés, des pelotons spéciaux ont été créés et on a demandé à mon capitaine s’il avait des sous-officiers pouvant être instructeurs. Tous les sous-officiers de ma compagnie se sont présentés pour être désignés dans ce peloton mais le capitaine dit, « Tiens, il en manque un. Je n’ai pas vu le sergent N’Diaye ! »

On est venu me chercher et il me dit, « J’ai reçu une note pour désigner un sous-officier comme instructeur aux pelotons spéciaux. Il me faudrait un adjudant de compagnie de peloton et en même temps un instructeur. Mon choix s’est porté su vous. Vous allez sur cette mission-là ! »

Quatre soldats de mon unité voulaient faire ce peloton 1 et 2 pour devenir gradés. Tous les matins, j’en désignais un parmi eux chargé du rassemblement des autres pour que je les emmène à l’instruction. Celui-ci devait me présenter les autre au garde à vous pour que je les salue… Parmi ces quatre soldats, un réserviste un peu plus âgé que moi devait me présenter ses copains. J’arrive et il ne me présente pas la compagnie…
« Dis donc, soldat, on ne me présente pas la compagnie ?
 Non.
 Je vous donne l’ordre de me les présenter !
 Non.
 Attention si je me mets au garde à vous et que vous ne me présentez pas la compagnie, je vous punis ! »
Je lui donne l’ordre et il n’obéit pas. Je le punis. Le capitaine conclut, « S’il veut être sous-officier et qu’il n’est pas obéissant. Ce n’est pas la peine qu’il continue ! Je le raye du peloton. »

Au peloton, je deviens instructeur en armement. Nous sommes allés dans le territoire de Belfort pour faire un déminage réel. Un sous-lieutenant Lemoine m’a pris en sympathie. Arrivé là-bas, des soldats m’ont vu debout entre des mines anti-personnelles. « Sergent ne bougez pas ! » Ils ont déminé. Le terrain comptait beaucoup de mines mais les Allemands les avaient piégées avec de la ficelle au lieu de fil de fer. Nous faisions un tas de mines sur le bord de la route. Seul le sous-lieutenant Lemoine et moi cherchions à retirer ces mines, sans personne d’autre.

Voyant que des filles venaient me chercher pour aller avec elles, mes camarades sous-officiers européens qui eux ne sortaient pas avec les filles ont commencé à m’aborder. Ils m’ont même amené chez une cartomancienne. Je ne savais pas ce que c’était. La voyante me prédit : « Vous avez beaucoup de succès auprès des femmes européennes mais vous en avez peur, sinon vous auriez beaucoup d’enfants ici ! Vous aimez les voyages par bateau (Ce qui est faux !). Vous aurez beaucoup d’argent, gagné à la sueur de votre front et vous ne serez aidé par personne. »

Le peloton terminé il fallait faire passer l’examen aux soldats. Je faisais passer les questions sur l’armement.

La Libération dans l’armée

De Dijon, nous faisons mouvement sur l’Alsace par la route. Nous arrivons sur Cernay. Les soldats sont envoyés sur les collines, à Thann, pour enterrer les morts. Une fête pour la libération du village devait avoir lieu le soir. Le capitaine m’avait désigné pour diriger cette fête. Alors, je me reposais chez des particuliers où j’habitais.

Mais auparavant, le capitaine me dit, « Il y a des recrues européennes. Un sergent-chef s’occupe de l’instruction et cela n’a pas l’air de marcher. En tant qu’ancien adjudant de compagnie et instructeur de peloton à Dijon, je voudrais que vous vous occupiez de leur instruction ! »

Les soldats que j’instruisais étaient quarante dont un Polonais qui ne comprenaient pas grand-chose. Je lui faisais faire des pompes. Des sous-officiers plus anciens que moi, sachant que j’allais être proposé sergent-chef, étaient mécontents que je sois nommé avant eux. Je devais m’occuper du défilé qui devait avoir lieu le soir en ville. J’ai dit aux soldats, par esprit de jeu : « Vous me faites chier. Le capitaine me fait chier aussi ! Vous m’empêcher d’aller voir les filles ! »
Les sous-officiers qui étaient mécontents ont réuni les gars que j’instruisais en leur disant, « Le sergent N’Diaye vous fait faire ceci et cela et ce n’est pas réglementaire ! » Les gars ont répondu, « Non seulement ça, mais il a dit que le capitaine le faisait chier… et qu’il nous ferait chier davantage. » Les sous-officiers leur ont dit de rapporter ces paroles au capitaine. C’est ce qu’ils ont fait.

Le capitaine demande à me voir. Il m’appelle. Je vais le voir alors qu’il était avec le maire de la ville. Il ne me parle pas mais une fois le maire parti :
« Sergent N’Diaye, il paraît que je vous fais chier ! Je vous ferai chier d’avantage ! Dix jours d’arrêt de rigueur ! On va vous faire installer un lit dans mon bureau et c’est là que vous dormirez ! »

Il a fait un rapport sur moi adressé au commandant français en Allemagne qui indiquait « Sous-officier, manque de confiance professionnelle et brimades envers de jeunes recrues européennes ». Le racisme pointait son nez, déjà en ce temps-là. Je suis rétrogradé. On me ramène en dessous sergent, caporal, ainsi je me retrouve dans les rangs comme un soldat et on me renvoie sur Marseille. On me laisse partir avec mon fusil et mes munitions alors que l’on devait me les retirer.

Arrivé à Marseille, je ne savais pas où se trouvait le camp Sainte-Marthe, je mets, donc, mon fusil et mes munitions à la consigne de la gare de Marseille. Arrivé au camp, on me demande,
« Vous avez des armes ?
 Oui, je les ai mises à la consigne.
 Vous êtes fou ! Allez les retirer ! »
Quelques mois après, on me renvoie en Allemagne dans une compagnie, la 43ème du Génie, équivalente à celle d’où j’avais été rétrogradé (c’est-à-dire la 42ème). Des gens qui me voulaient du bien sont allés le dire à mon ancien capitaine qui m’a fait venir.
« Vous savez, je vous ai rétrogradé avec beaucoup de regrets ! Vous étiez le seul gradé dans mon unité qui tenait non seulement les Européens mais aussi les Originaires ! Maintenant que comptez vous faire ? »

Je ne peux pas rentrer à Dakar comme ça !

La guerre était terminée. J’étais sergent mais rétrogradé caporal, aussi je ne pouvais pas rentrer dans mon pays comme ça ! Mon capitaine me dit :
« Ne quittez pas l’armée, restez ! Je vous ferai récupérer vos galons de sergent ! »
Il m’a fait engager pour quatre ans. Le commandement a demandé au capitaine :
« Vous avez des Originaires, ils ne sont pas habitués au froid. Envoyez-les dans le midi !
 Non ce sont des Français. Ils resteront dans le froid comme moi ! »
Deux mois après, il était dégagé de l’armée… et je me retrouvais avec mes galons de caporal pour encore quelques années !

Les autres Originaires qui ont fait leur servie militaire comme moi, ont demandé à rentrer chez eux quand la guerre a été finie. Je ne pouvais pas le faire en étant caporal. J’ai choisi de rester en France qui me plaisait bien plus. Ils m’ont baratiné pour que je revienne mais je suis resté !

Je suis entré dans l’armée en 1942 et j’ai fini mon temps légal le premier avril 1947 où je me suis engagé.

Une rixe évitée de justesse

Pendant l’armistice, j’étais à Strasbourg le 8 mai 1945. C’était l’apothéose. Nous étions heureux. Les filles étaient habillées en costume traditionnel. Nous allions au bal avec des Arabes. Les filles ne voulaient pas danser avec nous, « les Négros ». Elles voyaient pour la première fois des Noirs. Nous dansions entre nous pour leur faire comprendre que nous savions danser.

Voyant cela, l’un de nous un peu plus téméraire a invité une fille à danser et elle a accepté. À partir de là toutes les filles ont voulu danser avec nous et elles ne voulaient plus danser avec les Arabes. Les Arabes les invitaient à danser mais les filles répondaient :
« Non, merci !
 Comment « non merci » ? Moi, je suis blanc comme toi ! Il n’y a que la moustache qui diffère. Tu veux danser avec les Nègres et tu ne veux pas danser avec moi ! »
C’était la bagarre… Les Arabes étaient jaloux de voir des Noirs danser avec les filles alors que eux étaient blancs et qu’ils ne dansaient pas. Ils ont menacé des garçons qui accompagnaient leurs sœurs quand elles ne voulaient pas danser avec eux.

Ils ont voulu se battre avec nous et sont retournés dans leur unité chercher des armes. Nous avons fait de même pour prendre nos armes. Cela allait tourner à la catastrophe… Mais le commandement est intervenu à temps.

Nous avons quand même continué à aller au bal ! Des copines m’appelaient "mon bébé" en alsacien parce que le diminutif de mon prénom « Bouba » avait une ressemblance avec le mot bébé dans leur langue. On me mettait des roses dans les chevaux… Nous buvions du vin chaud sucré pendant les fêtes. La nourriture alsacienne était excellente, surtout la pâtisserie…

Une bagarre identique allait se produire avec les Américains à Dijon où nous, les Originaires, avions le droit de rentrer partout où nous le voulions. Les Américains ne voulaient pas côtoyer des Noirs au bar chez eux mais ils en trouvaient à côté d’eux ici à Dijon. Cela allait être la bagarre. Les deux états-majors s’étaient réunis ; l’état-major français avait demandé aux Américains, « Il faudra foutre la paix à nos Noirs ! Ce sont des Français comme nous. Ils ont le droit de rentrer où ils veulent ! » Cela s’est terminé ainsi.

À chaque fois que j’étais invité dans une maison européenne, j’amenais des rations américaines car la nourriture n’arrivait pas encore normalement pour la population locale. J’apportais des cigarettes, des gâteaux. Nous étions privilégiés dans l’armée.

Dans le génie où j’étais affecté, on reconstruisait tous les ponts détruits…

En Allemagne, je suis en contact avec la population allemande ; certains voyaient des Noirs pour la première fois. Cela marchait bien avec les filles mais les hommes ne pouvaient pas nous voir. Les filles nous apprenaient à parler allemand, nous invitaient à manger mais pas les hommes.

Du front à la dactylo

Nous sommes affectés à Fréjus. On me fait souvent prendre la garde comme caporal. J’en avais marre. On demande un jour à ma compagnie s’il y avait un dactylo parmi nous. Je réponds, "Oui", même si je n’avais jamais touché à une machine à écrire… Je suis donc affecté au bureau du colonel comme dactylo.

Je rejoins le bureau du colonel. Le premier secrétaire, un adjudant-chef me demande de travailler avec une secrétaire dactylo débordée. « Vous arrivez bien. Je suis débordée et je vais vous donner quelque chose à taper ! » Je sais engager le papier dans la machine et commence à taper. Je cherche les lettres. Elle me regarde et s’arrête,
« Mais monsieur, vous êtes dactylo ?
‘ Non, je n’ai jamais été dactylo de ma vie ! Je n’ai même jamais vu de machine à écrire. Je vais vous dire pourquoi j’ai demandé à venir ici : je suis un ancien sous-officier rétrogradé. Je me retrouve caporal et on m’embête dans la compagnie à prendre la garde. »
Elle va dire ça à l’adjudant-chef qui m’appelle.
« C’est la première fois que je vois un Sénégalais qui n’est pas menteur. Vous ne rentrerez plus à la compagnie. Vous resterez au bureau du colonel. Vous allez vous occuper du courrier arrivant. Vous allez vous mettre en relation avec mademoiselle Danielle. Elle vous montrera le fonctionnement du courrier à l’arrivée et au départ. »
Nous étions fin octobre et l’adjudant-chef, content de mon travail, va voir le colonel.
« Mon colonel, Bouba était sous-officier et il se retrouve caporal. Il y a des propositions à faire. Est ce que l’on ne peut pas le proposer comme caporal-chef ?
 Mettez-le ! »
La décision arrive au bureau du général qui consulte mon dossier. Il me nomme quand même caporal-chef. Je vais en vacances à Strasbourg où j’avais des amis. On me nomme sergent pendant mes vacances. L’adjudant-chef m’envoie un petit mot disant, « J’aimerais vous revoir à Fréjus avec votre galon de sergent ! » C’est ce que je fais.

J’allais tous les samedis au bal à Fréjus. Je ne mettais pas de galons, rien du tout ! La première semaine je mets mes galons de caporal ! Des félicitations de la part des filles… La semaine d’après, mes galons de caporal-chef ! Oh, la, la ! Et la semaine suivante, sergent ! Tout cela pour frimer devant les filles.

Je suis français

Pendant ma période au bureau du colonel, Paris demandait des affectations de militaires à l’intendance coloniale et métropolitaine. Nous étions plusieurs volontaires. Une demande de Paris était arrivée au bureau des effectifs pour savoir si j’étais tirailleur sénégalais ou français ? Je suis français. Je fus accepté d’office dans les troupes métropolitaines et non pas coloniales. On m’affecte à Marseille au service habillement de 1947 à 1949.

Un général me prend en sympathie. Je demande à Paris si je peux partir en vacances au Sénégal mais on me répond par la négative. J’en parle au représentant du ministre des Armées qui règle le problème. Je devais toutefois payer mon voyager aller. L’Etat prenait en charge le retour. Les femmes de mon bureau ont organisé une collecte pour m’aider à payer ce voyage par bateau. Je retournais pour la première fois au Sénégal.

Des tirailleurs sénégalais étaient également dans le bateau qui m’amène à Dakar. J’étais le seul Originaire. Un marin du bateau me piétine sans faire attention alors que j’étais allongé sur mon transat. Je le lui signale et il m’envoie sur les roses. Nous nous sommes bagarrés et le capitaine du bateau, étant mis au courant, m’appelle. Il me dit :
« Je ne veux pas envenimer les choses car il y a des tirailleurs sénégalais dans le bateau ! S’ils apprennent qu’il y a des problèmes avec vous, nous risquons d’avoir des révoltes dans le bateau. Vous allez prendre la garde avec eux !
 Je refuse de prendre la garde ! Je suis exempt de service…Les tirailleurs sénégalais sont rapatriés dans leur pays ! Je suis permissionnaire et j’ai payé mon voyage. »

La mauvaise attitude des Français du Sénégal

Ma famille était contente de me revoir « sergent » ! Ils sont venus me chercher au bateau et ils m’ont très bien reçu. J’y suis resté trois mois. Les bateaux pour retourner en France étant rares, j’ai laissé traîner. Je suis allé voir mon père en 50, puis en 56 après mon mariage avec une Française pour la présenter à ma famille. Elle a été aussitôt adoptée. Mon adolescence ayant été assez dure, je ne voulais plus retourner au Sénégal.

Pendant mon enfance à Dakar, les Européens qui étaient au Sénégal avaient des jouets pour leurs enfants alors que nous n’en avions pas. Ces enfants faisaient la sieste tous les après-midi. Nous allions chez eux pour piquer leurs jouets ou libérer les oiseaux qu’ils avaient en cage. Nous jouions aussi au ballon dans la rue en criant, ce qui les empêchait de faire la sieste. Ils allaient se plaindre aux Européens du commissariat de police. Les policiers venaient et nous embarquaient !

Ma première surprise en France fut la différence entre la manière dont les Français nous acceptaient en France alors que nous ne l’étions pas dans mon pays natal. Nous vivions avec des Français au Sénégal mais nous ne nous fréquentions pas. En France, nous avons été de suite intégrés et acceptés. Nous mangions ensemble et sortions ensemble.

Quand je suis retourné au Sénégal en vacances, j’ai essayé d’expliquer cela à mes amis d’enfance :
« Il ne faut pas considérer les Français du Sénégal comme ceux qui sont en France. Ceux qui sont en France sont très bien ! Ils nous reçoivent très bien…. »
Mais, mes amis avaient des idées opposées aux miennes. Ils prenaient, à l’époque, les Français en grippe et ils ne m’acceptaient presque plus.

L’affectation en Algérie

De retour à Marseille, on m’affecte immédiatement en Algérie. Je ne voulais pas partir car j’avais une copine à Marseille qui m’aimait bien. Je veux me faire porter malade pour ne pas partir. Je vois le médecin et lui explique que rentré de vacances, on m’affectait directement en Algérie et que je ne voulais pas y aller…Il me demande,
« Mais qui vous a affecté ?
 Je suis désigné par une décision ministérielle…
 Je ne peux pas arrêter une décision ministérielle mais je peux la retarder mais il faut m’aider pour savoir ce que je peux vous trouver…"
Une appendicite chronique...

Nous étions en début novembre et il m’a fait hospitaliser début décembre. Ils ont cherché mais ne m’ont rien trouvé. J’en avais marre de rester à l’hôpital où on m’envoyait de service en service. J’ai demandé à sortir. Je suis envoyé en Algérie dès ma sortie. J’ai été affecté à Oran.

Arrivé dans ma nouvelle compagnie, je les ai trouvés en train de jouer au basket avec le lieutenant commandant la compagnie. Ils ne se sont pas souciés de moi. J’ai attendu qu’ils finissent. Je suis resté deux ans à Oran avant d’être affecté à Constantine dans le magasin d’habillement.

Un ami européen rentre d’Indochine. Nous nous étions connus à Marseille où nous avions le même grade de sergent. Il en est revenu sous-lieutenant alors que j’étais encore sergent. Il a trouvé la situation anormale… et en a parlé au Général qui a répondu :
« Il faudra dire à son commandant de compagnie qu’il m’envoie son dossier. »
Il reçoit le dossier.

À chaque fois qu’on voulait me nommer à un grade supérieur, on trouvait toujours la trace de ma rétrogradation dans mon dossier. Chacun pensait :
« Il a été rétrogradé, donc, je ne m’occupe pas de lui. »
Le général a conclu :
« Il faudra dire à son commandant de compagnie que la prochaine fois qu’il le propose au grade de sergent-chef, il ne doit pas faire ressortir qu’il a été rétrogradé ! »
Ce que le commandant a fait et j’ai ainsi pu être nommé sergent-chef, juste avant d’être envoyé en Indochine.

De l’Algérie à l’Indochine

Je m’y rends en bateau, sur le Pasteur, en 1953. Après un mois de traversée, nous avons débarqué dans la baie d’Along pour nous rendre à Saigon. Un camarade européen que j’avais connu à Oran et qui était parti avant moi en Indochine, m’a fait retirer de la zone d’attente où je me trouvais pour que j’aille habiter avec lui, dans sa chambre à l’ état major en attendant ma prochaine affectation. Je suis envoyé par bateau à Haiphong puis en zone de guerre, à Hanoi, par train. Tous les cent mètres, une sentinelle était postée sur la voie pour surveiller le train. On m’envoie à la citadelle où nous étions logés. J’étais considéré comme les Européens et je logeais avec eux ce qui a surpris les autres. J’étais habillé en tenue métropolitaine.

La citadelle était attaquée tous les soirs par les Vietminh qui étaient, en fait, nos ouvriers de la journée et qui connaissaient toutes nos positions pour nous attaquer le soir venu. Nous faisions des patrouilles de nuit, très dangereuses. Notre secteur était délimité et nous ne pouvions pas aller plus loin. Le cri des crapauds-buffles nous faisaient peur le soir…

Je suis envoyé dans un village encerclé par les Vietminh. Nous devions leur apporter de la nourriture. J’étais désigné avec une compagnie vietnamienne comme escorte et mes camions. Un sergent-chef européen, ami et secrétaire du capitaine, s’est porté volontaire pour venir avec moi et pour ainsi essayer de passer au grade d’officier. Il voulait la croix de guerre. Nous sommes partis ensemble mais arrivés en zone opérationnelle, il est retourné sur Hanoi et je suis resté sous le feu ennemi. J’ai pu livrer tout le matériel et la nourriture. Il nous fallait revenir le lendemain sur Hanoi. Mais le sergent-chef reparti la veille est revenu me chercher sur le chemin. Revenu à Hanoi, le capitaine qui était son ami, le propose pour la croix de guerre. Des camarades européens qui me connaissaient et ont vu cette proposition mais pas mon nom. Ils l’ont dit au Général qui a refusé l’autre proposition.

Je suis resté à Hanoi jusqu’à l’armistice. Je fais partie des derniers militaires français à être passé par le pont Doumergue pour quitter Hanoi. Je suis revenu à Haiphong, puis en banlieue de Saigon.

Un retour provisoire à Dakar

Je suis rentré d’Indochine en 1956, on m’a affecté au centre administratif de comptabilité à Pantin où on m’a nommé au grade de sergent-major. On m’a ensuite affecté à l’école supérieure de l’intendance avant d’obtenir l’échelle 4, le salaire le plus élevé pour les sous-officiers. J’ai dû préparer le concours où j’étais le seul Noir. J’avais du mal à apprendre mais des officiers m’ont aidé. Je fus admis avec 12,90. Je suis alors affecté à la caserne de Reuilly où je suis nommé adjudant puis adjudant-chef. Dans cette caserne, un lieutenant m’a appris à faire de la correspondance militaire.

L’officier supérieur qui me commandait s’est retrouvé affecté au ministère ; ayant apprécié ma correspondance, il m’a fait venir auprès de lui. Je suis, donc, affecté à la sous direction de la solde comme rédacteur. Je vois un jour une note passer demandant quelqu’un pour l’intendance à Dakar. Ça m’intéresse. Je vais voir le colonel.
« Mais, N’Diaye. Ce n’est pas ce que vous m’aviez dit. Vous deviez rester là jusqu’à la fin de votre carrière !
 Oui, mais je veux aller dans mon pays natal. Je n’y suis pas retourné depuis quinze ans. J’aimerais voir ma mère avant qu’il arrive quelque chose…
 Je vous laisserai partir ! »
J’ai voulu partir par bateau. Je suis donc allé à la base militaire de Reuilly pour le dire à l’officier qui commandait la base. Il voulait que je parte en avion. Je lui demande à partir en bateau ce à quoi il me répond « ce n’est pas parce que vous êtes adjudant chef, que vous travaillez au Ministère… vous partirez en avion comme tout le monde ! » Arrivé au Ministère le colonel m’a demandé si tout allait bien. Je lui ai donc rapporté la réponse de l’officier commandant de la base. J’ai finalement eu gain de cause et suis parti en bateau avec toute ma famille. Mon séjour à Dakar, où j’avais une solde assez conséquente par rapport aux autres sous-officiers, s’est terminé en 1975. Je suis rentré en France où j’ai été démobilisé après trente-trois ans de service effectués avec honneur et loyauté.

Message aux jeunes :

Une guerre n’est jamais agréable… C’est tuer ou être tué ! Un pays veut en dominer un autre ; c’est ce que les Allemands ont fait ! Nous, Français, ne pensions pas à la guerre à cette époque pendant qu’Hitler la préparait….

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