Le quotidien des maquisards en Haute Savoie

Monsieur Lebovits né en 1923 en Hongrie

texte Frederic Praud


Je suis né en 1923, en Hongrie. Mon nom composé veut dire en français « fils de lion ». L’origine du terme vient du Moyen Age à l’époque où les princes dominants disposaient d’armoiries. La famille Montefiore, très célèbre en Italie, avait comme emblème le lion et le cerf. Au moment de prendre des noms, tous les gens qui travaillaient avec eux, les petits personnages, ont pris le nom des symboles qu’ils arboraient.

Les juifs de Hongrie étaient très assimilés, car en 1867 l’empereur François-Joseph leur avait attribués les mêmes droits que les autres habitants. Au début du siècle, seuls deux pays avaient des officiers juifs : la France et la Hongrie. Ils étaient déjà intégrés. Dès 1848, les juifs ont pris le parti des Hongrois pour se révolter contre les Autrichiens. Ainsi, au moment des négociations, ils ont obtenu tous les droits des citoyens normaux et se sont donc très facilement assimilés.

Notre arrivée en France

Ma famille habitait en Hongrie. La révolution eut lieu en Union Soviétique en 1917 avant qu’une république communiste ne s’installe en Hongrie en 1919. Le terme n’était d’ailleurs pas communiste mais association… Les Roumains ont abattu cette république qui gênait l’entente cordiale entre alliés. Les Français, le maréchal Franchet d’Esperey commandait les troupes d’occupation mais, en Hongrie, on n’avait jamais vu de noirs auparavant. Quand les communistes Hongrois ont vu les premiers noirs, ils ont cru qu’ils allaient les manger ! Ils ont eu peur et les troupes ont été éjectés. Un système fasciste issu du régime de la contre-révolution s’est installé en Hongrie, un système terrible qui a augmenté l’impact de la crise de 1929-31. Mon père et mon frère sont alors venus en France, et nous sommes venus l’année d’après, en 1932.

Nous nous sommes installés à Paris, place des Fêtes. Nous avons retrouvé des gens que nous connaissions et qui nous ont aidés. C’est la solidarité. Je n’avais que huit ou neuf ans. Nous sommes ensuite descendus vers la gare de l’Est pour nous installer finalement, avant la guerre, rue d’Aboukir dans le Sentier.

La langue française

Je ne parlais pas du tout français en arrivant. Ma langue maternelle était le hongrois. J’ai commencé l’école primaire en 1932 et, un ou deux ans après, je parlais bien français. Je ne m’en rendais même plus compte que je n’étais pas né en France. Cela fait bien longtemps que j’ai perdu l’accent ! Je faisais même le traducteur à l’école quand les réfugiés allemands sont venus à partir de 1935-36. Je connaissais l’allemand car c’était une deuxième langue en Hongrie.
J’ai obtenu mon certificat d’études en 1936 avant de commencer une école commerciale avenue de Trudaine à Paris jusqu’en 1939, jusqu’à la guerre. J’avais seize ans.

Un proverbe dit « Vivre comme Dieu en France ! ». La France, c’était l’espérance. La révolution française avait marqué les gens et notre enfance.

1936 nous a terriblement marqué : le Front populaire, les congés payés… Nous avons fait la grève à l’école en mai 1936. Nous nous étions engueulés car certains nous reprochaient : « Vous les étrangers. On vous a bien accueilli, vous n’allez pas faire la grève ». Il n’y avait pas beaucoup de gens de droite dans les quartiers populaires, à Belleville, dans le 19ème ou le 20ème.

Enfant, j’avais déjà reçu un coup de couteau sur le visage par racisme lors d’une bagarre. J’en conserve la marque. En plus, j’avais reçu une trempe en arrivant à la maison ! En 1938, Mussolini hurlait contre la France. Tous les étudiants de Paris, moi y compris, avons manifesté jusqu’au métro Rome. Nous avons été attaqués par les gardes mobiles à cheval mais le problème n’était pas là. Je suis rentré à neuf heures du soir à la maison au lieu de rentrer à six heures. Et là, j’ai reçu une trempe ! J’avais pourtant déjà quinze ans mais mes parents s’inquiétaient.

L’exode de Juin 40

Le 13 juin 1940, je quitte Paris pour le Sud. Arrivé au bord de la Loire, au bout de deux, trois jours, que vois-je ? Les Français d’un côté du fleuve, les Allemands de l’autre. Je suis descendu au bord de la Loire car ça tirait de tous les côtés. J’étais couché et sept balles sont passées entre mon bras et mon corps ! Je n’ai pas pensé à ma mère. Je me suis juste dit : « Si jamais je sors de là, c’est qu’il y a un bon dieu ! ». C’est le seul moment où je suis devenu croyant ! Mais ça n’a pas duré.

Les Allemands nous ont récupérés au bout d’une dizaine de jours, nous ont donné nos chocolats français et nous sommes repartis à la maison. Ma mère était restée à Paris où je l’ai retrouvée. Mon frère, lui, était mobilisé – il s’était engagé comme volontaire en 39 et n’était donc pas là – et mon père était mort en décembre 1939.

Nous étions entièrement anti-Allemands ! En se promenant sur les boulevards, si on voyait un groupe d’Allemand au loin, on gueulait « Fritz ! » pour qu’ils entendent. C’était pour les emmerder. Ils se retournaient et nous partions contents. C’était un peu la bravade… mais ils étaient globalement corrects. En juin 40, on pensait qu’ils allaient tuer tout le monde alors qu’ils étaient corrects.

Les restrictions

L’occupation était synonyme de restrictions. Avant d’avoir les cartes, chaque membre de la famille allait faire la queue dans un magasin différent. J’avais droit à des cigarettes à ce moment-là mais ne fumant pas, je les échangeais contre des chocolats. Tout était pratiquement rationné.

Les premières lois racistes n’ont pas été créées par les Allemands mais par les vichystes en octobre 1940. Les Allemands ne s’occupaient pas de ça. La première chose à faire était de faire tamponner sa carte d’identité au commissariat de police. Comme les juifs étaient très attachés à la loi, on s’est fait tamponner la carte. En 1939, juste avant la guerre, j’avais perdu ma carte d’identité. Je l’avais déclarée aux objets perdus et je m’en étais fait faire une autre. Après avoir fait tamponner ma carte d’identité, j’ai reçu un avis comme quoi on avait retrouvé mon ancienne carte d’identité. Je suis donc allé la chercher, ce qui fait que je disposais d’une carte d’identité sans tampon. Je pouvais ainsi sortir le soir… car à partir de huit heures du soir, les juifs n’avaient, en effet, plus le droit de sortir à Paris.

Les lois vichystes interdisaient également aux juifs d’entrer dans la fonction publique. Les professeurs et instituteurs juifs ont ainsi été exclus de la profession. Cela venait de Vichy, pas des Allemands. Certains commerces étaient interdits aux Juifs à commencer par le Lissac, le premier lunetier. On entendait « Lissac n’est pas Isaac ». Mais cela paraissait naturel pour un enfant, c’était comme ça.

On ressentait bien sûr la crainte des parents mais à seize, dix-sept ans, les jeunes se rebellaient déjà contre l’autorité des parents. Si les parents disaient quelque chose, on n’avait pas tellement envie de le suivre… Mon épouse, née en 1933, à Metz, et qui était donc enfant, a par contre été terriblement marquée par tout cela : la guerre et l’exode.

La France était l’un des rares pays où la religion n’était pas indiquée sur les pièces d’identité. C’était un pays laïc ce qui n’était pas le cas en Allemagne. Les familles allemandes réfugiées en France vers 1934-35 nous expliquaient comment Hitler traitait les juifs. La presse en parlait aussi. Nous étions au courant. En 1936, la première de l’arrondissement au certificat d’études était une petite allemande.

L’étoile jaune

La Hongrie, alliée de l’Allemagne, était un pays fasciste. Les règles étant les règles, les Hongrois, les Turcs, les Espagnols, tous les gens qui n’étaient pas ennemis de l’Allemagne suivaient les règles de là-bas. Les juifs hongrois ne portaient donc pas d’étoile en France.

J’étais déjà parti dans le sud du pays puisqu’en 1939-40 on avait claironné : « Les Allemands vont fusiller tous ceux qui ont plus de seize ans ». C’était la guerre ! Le 16 juillet 1942 ma mère habitait encore rue d’Aboukir. Elle ne portait pas d’étoile. Ce jour-là, elle descend dans la rue et voit les camions passer avec les gens dedans. Elle voit un homme, un Français, avec une étoile et lui demande :
« Qu’est-ce qui se passe ?
- Ce n’est rien madame, on ramasse les Polonais. « 
Le monsieur qui répondait portait quand même une belle étoile. Ma mère en a été choquée !

Je me rappellerai toujours de mon retour à Paris. Les juifs sont très légalistes et je me suis fait engueuler parce que j’avais des faux papiers. « Comment ! On va te mettre en prison ! Tu te promènes avec des faux papiers ! »

Globalement, la réaction de Vichy était une revanche sur l’affaire Dreyfus. Tous ceux qui étaient hors-la-loi après l’affaire Dreyfus ont pris leur revanche en 1940 en prenant le pouvoir.

Mon épouse née en 1933 en Lorraine, m’a raconté qu’elle était cachée dans une pension religieuse dans la région de Lyon et qu’elle était première en catéchisme. Elle était soi-disant cachée mais cela a échappé à la directrice qui a dit : « C’est tout de même malheureux que ce soit une petite juive qui soit première en caté ! »

Les bombardements

Première alerte en 1939. Nous avons été évacués ma mère et moi. Mon père est resté dans la cave toute la nuit. Il a attrapé une congestion pulmonaire et en est mort. C’était la première alerte à Paris. Il est resté toute la nuit parce que l’on en n’avait pas encore l’habitude. Après, on ne faisait plus tellement attention… Mais toute la nuit dans la cave... Il est remonté, nous n’étions pas là. Congestion pulmonaire. Il est mort en décembre 39.

Finalement, en tant que jeunes, nous étions heureux des bombardements parce que c’étaient les nôtres qui tapaient sur les Allemands. Nous étions contents. Nous n’avions pas peur. On ne pensait pas que ça allait tomber sur nous.

Le centre de jeunes : 1941

J’ai arrêté l’école à seize ans. Je trouve un travail comme comptable. On pensait que je serais moins embêté si je travaillais dans un centre de jeunes. On m’a donc envoyé, en 1941, dans celui de la rue de Rome à Paris. Robert Lamoureux était notre chef de section.

On nous utilisait pour déblayer après les bombardements de Renault à Boulogne-Billancourt. Cela m’a marqué car c’est la seule fois de ma vie que je suis tombé dans les pommes. En déblayant, j’ai trouvé un bras. J’étais jeune, je suis tombé dans les pommes. C’était en 1941. Je ne suis plus jamais tombé dans les pommes depuis …

Un beau jour le directeur, qui avait une grosse photo de Pétain sur son bureau, nous a fait venir : « Mes petits enfants, il faut que je vous dise, je suis obligé de déclarer tous les juifs qui sont là. Je vous donne un conseil : disparaissez. » Et c’était pourtant un monsieur qui avait une grande photo de Pétain sur son bureau ! Un commandant de l’armée ! Il devait obéir mais il nous a prévenu : « disparaissez ». C’était en 1941. Sur son conseil, je suis parti en zone sud.

Partir pour le sud

En 1941, je suis parti parce que l’on m’a ordonné : « il faut disparaître » mais je n’étais pas encore dans la clandestinité. Celle-ci a commencé en mars 1943 car il fallait aller au STO, au travail obligatoire en Allemagne, ce que je ne voulais pas. La Résistance s’est développée à ce moment-là parce que l’on ne voulait pas aller en Allemagne. On était anti-allemands mais il n’y avait pas un seul juif parmi mes copains. J’étais tout seul.

Il n’y avait plus de zone libre depuis novembre 1942. Le STO était obligatoire en 1943. J’étais à Lyon où j’ai fait connaissance de gens, notamment la famille Bussière à Oullins. Je suis alors parti en mars 43, à vingt ans, avec l’un des fils Bussière, au maquis en Haute Savoie. C’était le point de départ. Cela a demandé quelques semaines, le temps que l’on s’organise. A ce moment-là, on ne pouvait pas savoir ce qui allait se passer le lendemain. Honnêtement, on ne savait pas. On recevait des lettres : « Ça va plus ou moins bien ». Toutefois les Allemands ont occupé mais non pas dirigé la zone sud. Il y avait l’occupation militaire mais ils ne s’en mêlaient pas. L’autorité était l’état français.

Ma mère était restée à Paris mais mon frère était parti dans le sud lui aussi. Elle ne portait toujours pas d’étoile. Nous avions un atelier de tricot. Un commissaire gérant aryen contrôlait l’affaire. Quand il n’y eut plus de travail, ma mère est également venue dans le sud. Ses amis, la famille Bussière, m’ont beaucoup aidé et je suis resté en très bons termes avec eux.

Elle a quitté Paris après les rafles du 16 juillet. Quand elle a vu cela, « Peut-être est-ce moi demain ? » Quand vous voyez des camions passer avec des gosses… mais nous n’étions pas prévenus. On m’a raconté plus tard qu’à certains endroits, des policiers venaient avertir les gens : « Préparez vos affaires, on vient vous chercher dans deux heures » mais qu’ils restaient quand même avec leurs affaires !
Ils étaient pourtant prévenus… Beaucoup de gens pensaient que l’on ramassait uniquement les hommes pour le travail.

Le maquis

Le maquis… c’est la montagne, des baraquements… on est là… On ne mange que des fayots, des haricots et un peu de pain que l’on nous apporte. J’étais au Petit Bornant en Haute-Savoie. Tout s’est bien passé quand nous sommes arrivés. Nous ne faisions rien à l’époque en mars, avril 1943. Nous n’étions pas encore armés. Les Allemands sont arrivés et on s’est sauvé de tous les côtés. Je me suis alors retrouvé dans l’Ain. Camouflé avec des faux papiers, je ne faisais plus parti du maquis mais un beau jour les jeunes d’un autre maquis sont arrivés et nous sommes repartis avec eux. En 1943, nous n’avons pas fait beaucoup plus que faire sauter des trains.

En 1944, ça s’est un peu développé et je suis entré dans les F.T.P., par des relations, car ils étaient un peu plus organisés. J’avais eu quelques informations sur les FTP avant parce que l’on entendait parler des partisans de Yougoslavie. Je n’étais pas communiste mais nous étions de gauche. C’était naturel si vous voulez, on ne se posait pas la question. L’histoire du Front populaire nous avait marqué. Ils étaient chouettes ; ils étaient des vrais copains. On aurait donné sa vie l’un pour l’autre….
L’espoir

En 1943, nous avions la crainte. Nous étions anxieux mais la bataille de Stalingrad a retourné le problème, et là, nous avons commencé à espérer… En même temps la Résistance s’est organisée. Nous avions des bataillons, des lieux où l’on se cachait.

On croyait aux lendemains qui chantent. Il faut le dire. Nous étions plein d’espoir. Au fur et à mesure que la guerre évoluait, nous avions plus d’espoir car des acquis politiques venaient s’ajouter. « Cela va être fait ». Nous espérions que cela se finirait rapidement, que les Allemands seraient battus. A ce moment-là, nous étions tout contents car nous avions un peu la prétention de dire : « On fait quelque chose ».
On a effectivement fait quelque chose mais ce n’est pas ça qui a abattu les Allemands. Il ne faut pas se leurrer. S’il n’y avait pas eu les bombardements américains et le débarquement, on ne les aurait pas battus. C’était un ensemble.

Potentiellement, en faisant dérailler les trains, en attaquant les miliciens et les casernes pour trouver des armes, et ainsi de suite, les résistants ont créé une insécurité ; ce qui fait que les Allemands étaient obligés de garder des troupes dans toute la France. Cela bloquait leurs troupes. A Oradour, par exemple, là où l’église a été brûlée, la division ne pouvait pas remonter. On les en empêchait.

La France c’était 1% de collaborateurs, 9% de résistants et 90% de casse-croûte qui pensaient à trouver à manger pour pouvoir survivre. C’était ça au début. La résistance était minime. La plupart des gens pensaient à manger. Le problème était général.

Mes camarades

Au début, le maquis a accueilli beaucoup de jeunes du STO, Service Travail Obligatoire, car ils étaient obligés de partir travailler en Allemagne. Les F.T.P étaient jeunes, même plus jeunes que moi : dix-huit, dix-neuf, vingt ans… Des Polonais, des Arméniens, des Roumains, des Hongrois même des Russes ; un ensemble de communautés, d’hommes qui avaient la même idée. Le symbole était l’affiche rouge, ces résistants qui se sont fait attraper sur Paris par les Allemands, et qui se sont fait fusiller. Le symbole, c’était Manoukian. Il était arménien. Il y avait aussi des Italiens, des juifs polonais, etc. Quand on faisait quelque chose, on était tout fier : « On a fait quelque chose. »
Les F.T.P. étaient à l’origine un mouvement créé par les communistes, mais moi je ne l’étais pas au départ. Il n’y avait pas que des communistes. On ne demandait pas d’être communiste mais de se battre contre les Allemands, c’est tout ! Le point d’union était de se battre contre les Allemands et le point de départ que l’on ne voulait pas aller au STO en Allemagne, en ce qui concerne.
Nos actions

Les miliciens faisaient des rafles. Je dois reconnaître qu’on en a tué surtout pour leur prendre leurs armes. Ces jeunes de notre âge avaient pris parti pour l’Allemagne. Ils n’étaient pas plus conscients que nous, peut-être même moins, car ils avaient choisi cela souvent pour vivre un peu mieux que dans la misère. Ils mangeaient mieux. Ils vivaient mieux. Ils étaient armés… Mais des collaborateurs de conviction, il y en avait peu… très, très peu.

Beaucoup sont devenus résistants à la Libération ! Certains, pour se donner une échappatoire, pour essayer de s’en sortir, se sont mis à raser les femmes.

Des attaques allemandes ont eu lieu contre notre réseau de résistance ; mais, on se tirait quand on voyait l’armée allemande. On n’avait pas les mêmes moyens. On se cachait. On se camouflait.

Certains se sont fait attraper, tuer… mais ce n’est qu’après le débarquement, le 6 juin, qu’on s’est vraiment attaqué aux Allemands. Nous ne savions pas que le débarquement allait arriver. On l’espérait mais c’était la grande surprise. Mes chefs n’étaient pas des militaires. Le mien était ingénieur… C’étaient des gens du peuple.

L’arrivée des Alliés

Nous n’étions pas informés car nous n’avions pas de radio. On l’a donc appris par les gens du patelin, de la ville, qui savaient : « Ah ! Ils ont débarqué ! ». Nous étions contents mais nous ne l’avons su qu’une fois le débarquement fini, un ou deux jours après. On s’est dit : « On va attaquer ! » Nous sommes allés à Lyon en groupe au mois de juin pour saboter des installations allemandes, des camions, des choses comme ça… Nous avons ensuite attaqué les miliciens pour leur prendre des armes, car nous n’en avions pas tellement. Il fallait les prendre où il y en avait.

Nous avons commencé à vraiment nous remuer après le débarquement, en espérant qu’ils allaient arriver. Nous cherchions à paralyser les Allemands. Nous avons été repoussés par les Allemands à Villeurbanne au mois d’août. Nous avons été obligés de nous retirer car ils étaient mieux armés que nous, mais trois ou quatre jours après, nous sommes revenus et nous les avons attaqués car les Américains remontaient.

Fin août, début septembre, on était délivré car les Allemands étaient partis. Les Américains ont fait sauter tous les ponts sur leur route. Nous avons eu notre revanche en gardant les prisonniers allemands qui se rendaient et qui avaient été confiés aux américains, dans la caserne de la Part Dieu. Les Américains, eux, avançaient, continuaient la guerre…

Mon souvenir le plus dur pendant la résistance

Mon souvenir le plus dur était le sauvetage des blessés. On en a ramassés. On en a sauvés quelques uns mais malheureusement pas tous. On avait la trouille des Allemands. Nous n’avions pas d’armes qui puissent s’opposer à une armée. Nous disposions de mitraillettes mais pas de canons…

Je n’avais pas de nouvelles de mon frère ni de ma mère car rien ne circulait. Ma mère est rentrée à Paris, car Paris était déjà libéré. Lyon n’a été libéré qu’au mois de septembre. Je ne pouvais pas rentrer car j’étais dans la caserne. J’ai prévenu mes amis Bussière qui étaient en relation avec elle et elle a pu avoir des nouvelles ainsi. Je n’ai dû en avoir que quinze jours après.

L’Allemagne

Je me suis automatiquement engagé dans l’armée régulière française début septembre 1944, dans le bataillon F.T.P, le bataillon Carmagnole. Je suis tout d’abord allé en Savoie, en Italie. Nous sommes restés là tout l’hiver avant l’Allemagne. Les Allemands étaient battus mais les Américains avançaient. Il fallait donc assurer la liaison avec l’armée américaine. Ils ont recherché des gens dans ce but. J’avais appris l’anglais et l’allemand à l’école : je me suis retrouvé en Allemagne.

Nous avons su ce que les Allemands avaient fait dans les camps dès que les déportés sont revenus au Lutecia. J’étais en permission à Paris avant d’être affecté à la 76ème division américaine. Nous avons, en effet, été détachés pour être avec les Américains afin de récupérer les prisonniers. Il fallait que les alliés français soient d’accord, que les Américains l’acceptent et qu’ils les rapatrient.

Nous étions quatre dans une jeep : le chauffeur, l’officier, un médecin et moi. Les prisonniers français travaillaient partout en Allemagne : ils n’étaient pas dans des camps, mais dans des fermes, etc. On les ramassait. On allait chercher ceux qui voulaient venir. On les ramenait aux Américains puis on les rapatriait en France. C’était après le 8 mai. Je suis resté assez longtemps en Allemagne.

La première chose qui m’a marqué en arrivant au camp de Buchenwald, était le panneau où il était marqué « Arbeit marcht frei », c’est-à-dire « Le travail rend libre ». Je me suis retrouvé dans un camp de concentration pas dans un camp d’extermination. Les Américains ne savaient pas trop comment faire. Il fallait trier : ami, ennemi… C’était le bordel !

Les Américains ne faisaient pas de différence : ils ont mis les nazis hongrois et les juives hongroises ensemble dans des camps. Ils ne faisaient pas la différence. Un soldat a des ordres : les Hongrois étaient l’ennemi. Ils les ont, donc, mises avec des Allemands parce qu’elles étaient Hongroises. Il a fallu que je cherche l’aumônier de la division américaine pour lui expliquer ce qui se passait car il ne savait pas. Il est ensuite intervenu auprès du commandant et ainsi de suite pour qu’on les sépare.

Les déportés étaient affamés. Les gens avaient tendance à leur donner à manger mais c’était une erreur car leur organisme ne le supportait pas. Beaucoup en sont morts.

Les Yougoslaves étant alliés, ils pouvaient repartir. J’ai réussi à obtenir deux wagons pour les juives hongroises que l’on a accrochés à un train qui partait en Yougoslavie. Nous sommes allés jusqu’à la frontière, à Leipzig (la partie de l’Allemagne que les Américains avaient conquise), en les prévenant qu’on allait les rendre aux Russes. Les Russes sont venus et nous avons reculé. Les Allemands avaient une trouille bleue ! Une frousse ! Ils se sont tous sauvés dans la zone américaine… C’était en 1945.

Le sens de la Libération était : « Le cauchemar est fini. Il n’y a plus d’Allemand, plus de guerre ». Les Allemands ne nous bombardaient plus, c’était la fin du cauchemar.
Le communisme après-guerre

J’ai rompu avec mon passé après la guerre. J’ai cru aux lendemains qui chantent. J’étais un F.T.P. Je suis allé à Prague en 1947 pour le festival mondial de la jeunesse démocratique. Les Yougoslaves étaient alors des héros car c’étaient de vrais résistants qui avaient sorti les Allemands de chez eux. En 1949, je suis retourné au festival mondial de la jeunesse démocratique à Budapest. On m’avait donné à traduire un discours pour Staline dans ma langue maternelle, le hongrois, à la frontière des délégations françaises et de la Hongrie. La désillusion est venue peu après. Les Yougoslaves étaient devenus titistes, donc des ennemis qu’il fallait exclure. C’était pour moi un problème car je ne comprenais pas que des héros en 1947 soient devenus des vendus en 1949. Cela m’a choqué et m’a créé un certain nombre de problèmes. Mes camarades et moi nous engueulions. Ils me répondaient : « C’est comme ça, ils sont anti-soviétiques… ».

Puis en 1953, il y eut les blouses blanches. On a accusé l’académie de médecine soviétique de vouloir tuer Staline. Je me suis demandé : « Si c’est vrai, je ne vois pas l’académie de médecine de France vouloir tuer le Président de la République ou le premier ministre… Si ce n’est pas vrai, c’est dramatique. » Quand j’ai fait part de mes réflexions à mes camarades, je me suis fait traiter de traître, de vendu, de lâche. A ce moment-là, le bon dieu était Staline, et Maurice Thorez le prophète. Il fallait donc suivre mais j’étais un peu réticent car je ne voulais pas entrer en religion. On était plus ou moins communiste mais c’était une religion… Et l’avenir, car l’Union Soviétique dominait l’Europe comme l’Amérique domine aujourd’hui. C’était la puissance dominante de l’époque. Je ne me sentais pas à l’aise. Nous avons eu des discussions et je me suis fait traiter de tous les noms, mais c’étaient des copains avec qui on avait fait la guerre, alors on se soutenait. Enfin, en 1956 eut lieu la révolution contre les Russes à Budapest, c’était dramatique et cela a marqué la rupture. En effet, le gouvernement communiste de Hongrie s’opposait aux ordres venant de Moscou. Ils ont été abattus car les Soviétiques sont intervenus avec des tanks.

Mon commandant

J’ai rompu avec mon passé en 1953. Je voulais tout oublier parce que j’ai été traumatisé par le refus de mes camarades qui me traitaient de tous les noms. Entre 1956 et 1990 j’ai tout oublié, je me suis marié… Par un hasard extraordinaire j’ai rencontré un jour, en 1990, un vieux monsieur. Nous étions assis l’un à côté de l’autre en train d’attendre un avion ou un train. Nous commençons à parler :
« Que faisiez-vous ?
 J’étais dans la Résistance.
 Et où étiez vous ?
 A Lyon, dans tel bataillon. »
Il me posait des questions et je répondais.
« Et vous vous souvenez qui vous commandait ?
 Oui, je me rappelle, Commandant Lefort.
 Et vous le reconnaîtriez ?
 Certainement ! »
Il s’est mis à rigoler : « Lefort, c’est moi. »
J’ai retrouvé mon commandant comme ça, et il ne m’a pas lâché pour que je prenne ma carte de combattant. C’était un commandant des F.T.P. interrégionaux, tellement communiste qu’en 1944-45 il est reparti en Roumanie comme ingénieur et où il est devenu vice-ministre de l’industrie. Il s’est rapidement rendu compte qu’il avait une belle place mais que le système était terrible. Il est revenu pour le 25ème anniversaire de notre bataillon suite à l’intervention de Marchais car il ne pouvait pas partir de Roumanie. Sa femme était française mais ils vivaient en Roumanie : ou lui partait ou c’était sa femme. Elle venait en vacances avec les enfants car elle était d’ici mais lui restait là-bas dans une belle villa avec des gardes. On l’a donc invité pour le 25ème anniversaire du bataillon Carmagnole à Lyon. Quand il est arrivé en France, c’était marqué dans l’Humanité. Comme il n’est pas retourné, c’était marqué dans le Figaro huit jours après.

Message aux jeunes

Je me suis marié en janvier 1958, et peu après la crise du logement nous a poussés à nous installer à Sarcelles. Voici quarante-cinq ans. Comme la ville, notre famille s’est développée. Nous avons trois enfants et l’aîné est instituteur dans la proche région. Il a deux enfants.

Je regrette que depuis quelques années la ville ne se développe pas comme les Sarcellois l’ont espéré. Le FORUM est fermé, il n’y a plus de cinéma et la ville paraît sale. Mais, peut-être que l’installation de la sous-préfecture lui donnera un nouvel élan.

La population d’origines très diverses, soixante nationalités peut-être, vit sans trop de problème malgré toutes les divergences de culture et de tradition.

En 2003, à l’occasion de mes quatre-vingts ans, je suis allé en Hongrie avec mon épouse et accompagné de mon fils aîné et de sa famille. J’avais quitté Budapest avec mes parents voici plus de soixante-dix ans. J’y avais vécu jusqu’à l’âge de neuf ans. Nous sommes allés à Oroshaza, ma ville de naissance où se trouve une grande usine de conserve alimentaire, notamment de foie gras exporté dans le monde entier.

Une phrase de l’aîné de mes petits-enfants m’a marqué à l’occasion de ce voyage : « C’est comme chez nous. » C’est à ce moment-là que je me suis senti totalement européen : juif (d’origine), hongrois (de naissance), français (de culture) car le monde change progressivement incluant dans son histoire son passé. J’espère que l’Europe à vingt-cinq connaîtra la paix et que la tolérance nécessaire fera que l’AVENIR ne soit pas dramatique comme le PASSE. C’est mon souhait pour les futures générations.

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