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Jeune fille sous contrôle à Fès, Libération du Maroc...

Madame Cohen née en 1925 à Fès

dimanche 19 novembre 2006, par Frederic Praud

texte Frédéric Praud


Le Maroc natal

Je suis née en 1925 au Maroc à Fès. Ma mère était femme au foyer et mon père tenait un petit commerce de tissus. Il ne s’est d’ailleurs jamais enrichi. Ce n’était pas facile, car à cette époque-là, les grandes firmes internationales se sont installées, notamment Bata pour les chaussures, ce qui a occasionné des désastres pour les gens qui tenaient des boutiques de chaussures de luxe. L’alimentation a subi le même phénomène quand sont venus les Uniprix. Ces firmes ont occasionné des dépôts de bilan chez des commerçants européens et chez d’autres.

A Fès, dans la ville où j’habitais – une très belle ville – trois communautés vivaient côte à côte : les Arabes musulmans habitaient le quartier de la Médina, la communauté juive habitait le quartier Mellah et les européens dans la Ville Nouvelle. Le Maroc est, en effet, devenu un protectorat à partir de 1912. Dans la Ville Nouvelle, nous avons vu se monter des immeubles, des commerces pour des gens plutôt aisés. On trouvait des boutiques de chaussures de luxe, de vêtements de travail de luxe… Tout était vraiment à la mode. Les marchands comme mon père furent concurrencés par des boutiques plus populaires comme Monoprix.

Mes études

J’ai continué l’école jusqu’au brevet élémentaire, à quatorze, quinze ans. A cette époque, tous les jeunes qui avaient des possibilités de suivre des études ne rêvaient que d’une chose : venir en France pour suivre des études après le brevet ou le bac mais il y eut la guerre et les relations ont été rompues entre la France et le Maroc.
Je voulais devenir enseignante mais la guerre était déjà commencée. Je n’ai donc pas pu continuer mes études après mon Brevet. Je me suis alors dirigée vers autre chose et mon père m’a payé des cours de sténodactylo. Mon frère qui suivait des études à l’École Normale à Paris ainsi que tous les autres étudiants ont été rapatriés dès le début de la guerre car il n’y avait plus d’échange entre la France et le Maroc.

Mon rêve était de venir vivre en France, d’aller y suivre des études. Les bons élèves allaient en France faire des études pour devenir enseignant, médecin, pharmacien et revenir au pays. Dans les jeunes de mon âge, de ma promotion, certains garçons et filles ont arrêté car nous n’avions plus le droit d’aller au lycée. Nous vivions sous les lois de Vichy et la discrimination raciale existait déjà.

Les trois communautés

Les écoles étaient fragmentées : il y avait les écoles juives, les écoles musulmanes et les écoles européennes. Ecoles « européenne » signifiaient pour les Français, à cause du protectorat, Français mais également pour les réfugiés espagnols suite à la guerre civile, les Portugais… La vie était vraiment séparée en trois.

Je n’habitais pas dans le Mellah mais dans la Ville Nouvelle. Mon père était un pionnier. Il n’y avait encore personne quand il s’y est installé. Quelques familles ont émigré du Mellah pour aller dans la Ville Nouvelle qui se construisait au fur et à mesure mais il n’y avait aucun mélange entre les enfants des différentes communautés : la séparation était totale. On se côtoyait mais on ne vivait pas avec les autres populations. Chaque communauté vivait vraiment à part. Les enfants ne sautaient pas le pas d’une communauté à l’autre.

Chacun avait ses quartiers… mais tous apprenaient le français. Nous n’avions pas de contact. On se rencontrait par exemple quand des compagnies culturelles françaises donnaient un spectacle à Fès mais nous ne communiquions pas. Je n’ai d’ailleurs jamais eu d’amis arabes ou européens. Je ne sais pas pourquoi. C’était comme ça.

Il y avait d’excellents élèves dans notre promotion, dans notre classe quand j’ai passé mes examens pour le brevet élémentaire. Nous avons réussi l’écrit mais nous avons tous échoué à l’oral parce qu’il y avait de l’antisémitisme. Celui-ci a commencé pendant la guerre avec le régime de Vichy. Avant il y avait une séparation mais nous vivions en bonne entente. Nous ne nous fréquentions pas, mais il n’y avait ni heurt, ni racisme.

Mon père descendait souvent à la Médina : il avait de bons rapports avec les commerçants musulmans. A l’école juive de l’Alliance Israélite, nous avions également de bons rapports avec l’inspecteur de l’enseignement musulman. Il y avait des inspecteurs pour les trois écoles. Nous avions de bons rapports mais nous ne nous fréquentions pas beaucoup. Quelques fois, les juifs avaient de bons amis arabes ou européens… Il n’y avait pas de haine affichée. C’était établi comme ça.

Pétain était en photo dans chaque magasin, dans chaque service administratif. Il fallait afficher Pétain partout et on voyait passer les jeunes pétainistes -la Francisque- qui chantaient "Maréchal nous voilà". C’est là qu’a commencé cette espèce de racisme entre Arabes et Français, entre juifs et Français. Cela n’allait plus !… Mais c’était calme dans ma petite enfance.

Etre adolescente pendant la guerre

Adolescent, on se fait à tout cela parce qu’on y est obligé. Nous avons pris conscience des restrictions, du racisme européen envers les juifs, du racisme européen envers les Arabes… Les anciens, arabes et juifs, se fréquentaient. Ils étaient en bonne entente. Mais nous, les jeunes, n’avions aucun contact. Ils vivaient de leur côté, nous du nôtre. On se méfiait de l’autre.

Quand une troupe de théâtre passait, Molière, Racine, on amenait des écoliers juifs, des écoliers arabes et des écoliers européens. Souvent, des mots humiliants étaient prononcés, « sale juif », « sale arabe ».
Nous, on se tenait à carreaux car ils étaient les plus forts. Ils avaient tous les pouvoirs et nous aucun. Les Arabes étaient des indigènes, des colonisés, et nous les juifs n’étions même pas citoyens. Même les Arabes n’étaient pas encore citoyens... C’était le protectorat. Nous n’avions qu’un seul chef, l’administrateur officiel et les Français étaient maîtres chez eux.

Etre une jeune fille juive au Maroc

Pour les jeunes filles juives et musulmanes, la situation était à peu près pareille. Elles étaient à la maison et ne sortaient qu’accompagnées par le grand frère ou par le père. Elles étaient destinées à être mariées et à avoir des enfants, c’est tout. Mais certaines familles étaient plus évoluées. Ma cousine, de dix ans plus âgée que moi, a été la première fille à avoir le bac. C’était quelque chose ! Les filles étaient destinées à fonder une famille. Les parents, même les plus modestes, ne voulaient pas qu’elles travaillent.

Quand j’ai pris la décision de travailler, cela a été dur à accepter pour mes proches… J’ai annoncé à mon père : « Ça y est, je travaille. » J’avais dix-huit ans et j’avais trouvé un travail de sténodactylo. Maintenant, cela paraît très lointain mais, à l’époque, c’était le summum pour les filles ! Il fallait bien que je me serve de mon diplôme de sténodactylo, c’est pourquoi j’ai cherché du travail à l’insu de mes parents. J’en ai trouvé dans l’armée - quand le Maroc a été libéré en 1943 - dans l’Ecole des Transmissions de l’Armée de l’Air Française.

Les Allemands

Nous, les jeunes de quinze, seize, dix-sept ans avions l’habitude de nous promener à deux ou trois amis dans le centre de la Ville Nouvelle. Sous Vichy, on a vu arriver les commissions allemandes et italiennes qui sillonnaient les principales rues de la ville, à plusieurs, avec arrogance et autorité. Là, nous n’osions plus nous promener. Nous les craignions et essayions de les éviter.

A la déclaration de guerre de 1939, j’ai vu mon père et ma sœur aînée pleurer comme des gosses. Ils savaient que ça allait être la catastrophe : « C’est la catastrophe ! Qu’est-ce que l’on va devenir ? » Nous avions peur.

Mon père n’avait pas fait la guerre de 1914 car nous n’étions pas français. Nous étions sous « protectorat », c’est-à-dire protégés. Ils ont certes envoyé les tabors marocains mais je ne sais pas comment on les recrutait. Les Français de France étaient mobilisés, mais nous, les juifs, étions des protégés du Sultan. Nous n’avions pas la nationalité française comme pouvaient l’avoir les juifs algériens qui ont bénéficié du décret Crémieux. Au Maroc, certains devenaient français quand ils achetaient la nationalité. C’était bizarre, je n’y ai jamais rien compris. Nous étions protégés par le Sultan. Il protégeait sa communauté juive !

Mais à un moment donné, nos jeunes gens d’âge adulte de vingt ans, vingt et un ans ont voulu aller se battre avec la France. Nous n’avions pas la nationalité mais nous étions de culture française. L’Alliance Israélite Universelle avait, en effet, implanté des écoles un peu partout pour promouvoir la culture française. Pour nous, la France c’était le rêve.

Nos jeunes gens sont donc allés se renseigner pour s’engager et combattre les Allemands, aller à la guerre. Ce fut le cas de mon frère aîné. Eh bien, on lui a proposé la légion étrangère ! Or, la légion étrangère, qui avait une base à Fès, représentait pour nous la terreur. On nous présentait les légionnaires comme des assassins.
Un jour, on nous a donné un spectacle avec le premier danseur du métropolitain de New York qui était légionnaire. C’était formidable mais on ne comprenait plus rien.

La légion représentait donc une puissance négative et beaucoup de nos jeunes gens ont refusé de s’y engager. Nous vivions dans une petite communauté protégée de tout ça, et la légion étrangère c’était l’aventure, la crainte. Quand je les voyais sur un trottoir, je passais sur l’autre côté car j’en avais peur. Ils se réunissaient dans un bar et n’avaient pas bonne réputation. Alors des petits gars de chez nous, qui étaient chouchoutés par leur mère, s’engager dans la légion ? Certains y sont quand même allés et ont fait la guerre… mais d’autres ont préféré dire : « Non, on ne veut pas aller dans la légion étrangère ». Les parents n’acceptaient pas que leurs enfants y aillent. Il n’y avait pas de fille dans l’armée, le seul personnel féminin de l’armée étant les infirmières, et l’idée ne nous serait jamais venue d’aller combattre ! Déjà que pour aller travailler à dix-huit ans, et encore dans l’armée de l’air, j’ai dû me battre ! C’était une prouesse !

L’étoile jaune

Nous avons échappé à l’étoile jaune grâce à l’arrivée des Américains. Les lois de Vichy étaient déjà en place. Nous avions alors l’interdiction d’habiter la Ville Nouvelle. Il fallait aller dans le quartier Mellah. Ils ont également recensé les biens juifs et après le brevet, nous n’avons plus eu le droit d’aller dans les lycées. Nous aurions dû en principe porter l’étoile mais à ce moment-là, en novembre 1942, les Américains ont débarqué.

La population juive, arabe, européenne a été libérée par les Américains en 1942 au lieu de 1944 pour la France. J’ai personnellement une reconnaissance pour eux et je n’aime pas beaucoup que l’on fasse de l’anti-américanisme car ce sont eux qui nous ont libérés en 1942.

Les restrictions alimentaires

Nous n’avions pas de quoi manger, surtout nous, les juifs et les Arabes qui n’étions pas français : nous, les indigènes. Les autres étaient favorisés : ils avaient du beurre, du lait… Nous nous n’avions rien de cela. Il fallait que l’on se débrouille. Les Européens étaient favorisés : Français, Espagnols etc. Ils avaient des cartes alimentaires.

Chez les juifs et les Arabes, le père de famille se débrouillait. J’ai cette image de mon père qui ramenait un pain pour sept personnes (ma sœur aînée habitait chez mes grands-parents) et de ma mère qui coupait le nombre de tranches correspondant au nombre d’enfants. Mon père s’était débrouillé, je ne sais comment, pour ramener une caisse de bananes séchées qui servait de goûter quand on avait fini de manger le pain : une tranche de pain quand il en restait, et une ou deux bananes séchées pour tenir.
Nous étions tous jeunes. J’étais celle du milieu. Mon père se débrouillait comme ça… un peu de marché noir quand il avait les moyens. Cela a duré longtemps, même après la guerre.

Ma sœur s’était mariée pendant la guerre. Son mari était français et habitait Tanger. Il avait eu une permission pour se marier mais il est parti au bout de huit jours et nous sommes restés un an sans nouvelles. Une fois revenu en 1945, il est allé habiter à Tanger. C’était la ville internationale. Pour venir jusqu’à Fès, il fallait passer la frontière internationale, la frontière espagnole et la frontière française. Ma soeur s’arrangeait pour planquer sous ses vêtements des tablettes de chocolat, des boîtes de lait, des choses pour nous. Il était interdit de faire venir de Tanger en zone marocaine des tablettes de chocolat. C’était vraiment la fête à ce moment-là ! Nous avions encore des restrictions après la guerre. La vie n’avait pas repris sur le plan économique.

Maman entendait ce refrain :
« Maman, j’ai faim !
 Mes enfants, je n’ai rien à vous donner. »… à part un œuf quand il y en avait. Comme légumes, nous mangions des courgettes (je ne mangerai plus de courgettes à aucun prix) des tomates, des poivrons, tout ça. Pour les légumes, les petits commerçants passaient mais les choses de base, lait, beurre, chocolat, tout ça, nous n’avions pas.

Je voulais travailler pour aider mon père, chef de famille. Mon frère rapatrié de France au milieu de ses études, lui, est allé continuer sa scolarité à Alger où il a fini par avoir ses diplômes d’enseignant. Chacun de nous cherchait à travailler.

Mon travail de sténodactylo

J’ai eu mon diplôme de sténodactylo. C’était assez dur. Il fallait écrire en signe, à je ne sais plus quelle vitesse à la minute au fur et à mesure que l’on parlait. Lors de conférences, la sténographe avait son cahier et prenait des notes. Après, on tapait ça à la machine. Il fallait aller vite et pouvoir quand même se relire. Ce n’était pas évident et les méthodes différaient. Plus tard, quand je suis venue en France, j’ai continué en tant que sténodactylo. Il m’est arrivé d’être malade. Avant de m’absenter, j’avais noté tout un bloc, mais la secrétaire d’à côté n’arrivait pas à me relire car les méthodes différaient. Elle est alors venue à la maison et je lui dictais ma sténo pour qu’elle la reprenne avec sa méthode. Elle a ensuite tout retapé.

Je ne sais plus comment j’ai trouvé ma place chez les militaires. J’ai dû être conseillée et je me suis présentée à l’École de l’Armée de l’Air où l’on m’a embauchée. Notre lieu de travail était en dehors de la ville. Un car venait nous chercher place de la Ville Nouvelle et nous emmenait travailler là-bas. J’y suis restée un an et demi, deux ans.

Vichy et les rapports avec les Français

Au début de la guerre, on nous a imposé de mettre le papier bleu avec lequel on couvrait les livres et les cahiers, sur les vitres pour la défense passive. On vivait alors dans l’obscurité et quand on entendait les sirènes sonner le soir, il fallait fermer toutes les portes et fenêtres. Nous vivions ainsi, avec ce papier bleu… c’était l’horreur ! Nous avions peur de sortir mais il n’y a pas eu de bombardement.

Sous Vichy, il faut l’avouer, les Français qui s’installaient au Maroc étaient des colons et n’étaient pas très sympathiques. Ils faisaient du racisme à l’égard des Arabes et des juifs. Certains Marocains étaient de teint plus foncé que les blancs. Certains étaient noirs, plus bronzés que d’autres, car les Marocains avaient autrefois eu des esclaves noirs.

Les Noirs que l’on voyait étaient donc d’anciens esclaves mais qui travaillaient toujours auprès de familles aisées. Ils n’étaient cependant pas toujours bien traités. Les colons n’étaient pas des gens sympathiques. Arrivée en France pour la première fois, j’ai débarqué dans le midi puis à Paris. J’étais venue en touriste et j’ai dit : « Mon Dieu, qu’ils sont sympathiques les Français d’ici ! » Ils n’avaient rien à voir avec les Français du Maroc. Eux, nous malmenaient, aussi bien les juifs que les Arabes…

En tant que Marocaine, on m’a refusé de passer le concours pour entrer à la poste. J’ai voulu y travailler car il fallait que je trouve une place stable et j’avais tous les éléments pour passer ce concours. Le brevet élémentaire était alors un bon diplôme, plus mon diplôme de sténodactylo mais je n’ai pas pu rentrer dans l’administration. Ils n’acceptaient que les Français.

Le Maroc comptait des classes sociales très hiérarchisées, très séparées et la guerre n’a fait qu’augmenter cela. Il y avait la classe des pauvres et la classe des riches ; la classe moyenne était rare.

L’arrivée des Américains

J’apprenais la sténodactylo quand les Américains sont arrivés. Pour nous c’étaient les libérateurs. Le 8 novembre 1942, j’avais dormi chez mes grands-parents qui habitaient dans un autre quartier. Ce matin-là, je sors pour rentrer chez moi afin de suivre un cours de sténodactylo. A la sortie du quartier, nous voyons des militaires avec des fusils ou des mitraillettes. Ils étaient armés et nous ne pouvions plus passer. J’ai demandé : « Qu’est-ce qu’il se passe ? »

Personne ne répondait. On attendait là. Les gens devaient aller travailler à la Ville Nouvelle, moi je partais chez moi pour suivre mon cours et nous étions bloqués. Il n’y avait que des soldats avec des armes et nous ne savions pas ce qui se passait. Je ne sais plus combien de temps nous sommes restés dans cette situation.

Il a même fallu montrer nos papiers : « Où allez-vous ? D’où venez-vous ? » C’était la police et les militaires français.

Puis le bruit a couru : « Les Américains sont là ! Les Américains sont là ! » Nous sommes montés en ville et, plus tard, on nous a confirmé que les Américains étaient là. Tout à coup, je vois des voitures qu’on ne connaissait pas dans la rue principale. Nous avons appris que c’étaient des jeeps. Les Américains étaient habillés avec des casques et tout ça. On se mettait sur le bas-côté et ils lançaient du chocolat, des chewing-gums… Ils passaient et on faisait « Ah ! » Nous, les adolescents, étions heureux de voir ces gars qui n’étaient guère plus âgés que nous. Ils étaient très jeunes !

Je n’étais alors pas accroc aux journaux et aux informations comme aujourd’hui mais nous avons appris que le chef de l’armée et de l’administration française, un pétainiste, avait fui en Espagne. Là, nous avons commencé à voir un peu moins des vichystes.

L’arrivée des Américains signifiait l’ouverture, la liberté. Moi, je n’ai pas eu la patience que la guerre se termine… J’ai cherché à travailler dès que j’ai vu que je ne pouvais pas continuer mes études. D’autres parents, dans les familles plus aisées, ont imposé à mes camarades d’attendre que cela s’arrange. Il est vrai que cela a pu s’arranger pour certains parce que des cours accélérés ont été mis en place. Ils ont pu reprendre les études et certains de mes camarades de l’époque, qui ont patienté sans le désir d’aller travailler, sont ensuite devenus pharmaciens, médecins, enseignants. Mais, je ne voyais plus d’ouverture, aucun avenir. Je me suis dit : « Je vais aller bosser, gagner un peu d’argent, aider la famille ». Je n’étais pas la seule dans ce cas. Certaines amies ont réagi comme moi.

Les sorties

On ne pouvait parler aux garçons que si c’étaient nos camarades de classe. Le père de famille disait : « Je t’ai vu avec un garçon. » Nous avions peur que les parents nous voient avec un garçon car quand on se rencontrait quelquefois, mon père s’adressait au jeune homme et lui demandait : « Qui c’est ton père ? » Il répondait : « C’est monsieur untel… » Comme c’était une petite ville, ils se connaissaient. Il commentait : « Ah bon ! C’est le fils d’untel. C’est un ami. Je le rencontre tous les jours. » J’étais ainsi obligée de donner l’identité du garçon qui m’accompagnait parfois chez moi… même si à l’époque, nous n’avions quatorze, quinze ans et que c’étaient seulement des camarades de classe.

Il ne fallait pas non plus rentrer après huit heures du soir ! Il fallait que les filles soient là quand le père de famille rentrait. Le contraire aurait été inadmissible. Dès qu’il rentrait, c’était : « Les filles sont là ? » Il fallait qu’on soit là… et si on dépassait l’heure, c’était dramatique !

On ne rencontrait que les copains de classe, pas d’Européens ou d’Arabes. J’avais beaucoup de camarades mais ça restait des copains. Le dimanche on jouait au basket, on organisait des sorties à bicyclette, on allait ensemble à la piscine ou on faisait des randonnées à pied.

Je crois que les garçons étaient autant surveillés que les filles. Les parents étaient aussi exigeants avec eux qu’avec nous. Il fallait rentrer : on ne traînait pas dans les rues. J’avais dix-sept, dix-huit ans à l’époque mais je ne sortais pas. Les étés étaient très chauds. Or, à côté de chez moi il y avait ce qu’on appelait le « Parc Lyautey ». Ils ont dû changer de nom depuis. On se réunissait là, tard le soir, garçons et filles, mais ce n’était que de la très bonne camaraderie. Il n’y avait pas ce qu’on appelle le « flirt » à mon époque … Moi et mes amis allions au parc, bavardions un peu. Nous faisions des sorties à bicyclette mais nous n’allions pas en boîte ni au bal.

La meilleure distraction des jeunes de mon âge était la piscine municipale. Sous les lois de Vichy, c’était le samedi pour les juifs, le vendredi pour les Arabes et le dimanche pour les Français. Je ne sais pas à quoi ils voyaient qu’on était Arabe, ou juif ou Français… Bien après la Libération, je suis allée me présenter pour aller à la piscine. On m’a dit : « Ah non, c’est samedi pour vous ! »
J’ai répondu à la personne qui faisait l’accueil :
« Comment ! Il n’y a plus de loi de Vichy !
 Ah, si ! Elle est toujours là. »
J’ai écrit à la mairie et l’on m’a répondu : « La loi n’a pas été abrogée »… et c’était après la guerre ! Cela m’avait frappée et quand quelque chose ne me convient pas, j’écris. Je ne sais pas quand cette loi a été abrogée mais tout était normalisé dans les années cinquante à l’époque où le mouvement d’indépendance a commencé chez les Marocains. L’Istiqlal avait commencé à demander l’indépendance du Maroc et il l’a obtenu en 1956.

On allait également au cinéma en matinée mais pas en soirée. Je ne sais pas jusqu’à quel âge cela a duré… au moins jusqu’à vingt et un ans, l’âge de la majorité, voire après car pour les pères de famille étaient très exigeants. Il n’y avait pas de majorité qui tienne : « Tant que tu es sous mon toit, tu dois être là ! » Ma jeune sœur, qui avais cinq ans de moins que moi, a commencé à empiéter un peu. C’était déjà plus libéral qu’avec moi.

On ne couchait pas avec un garçon à l’époque. De plus, les mères ne nous expliquaient pas la contraception. Et si un garçon vous accompagnait au bas de la porte, vous étiez sûre que sur le balcon d’en face, une bonne femme surveillait et qu’à la limite, elle pouvait le dire à votre mère.

Je n’ai donc pas pu sortir jusqu’à vingt-huit ans… Mon père étant décédé, il m’a fallu rester auprès de ma mère. Je m’occupais de la maison, de beaucoup d’autres choses.

De 1942 à 1944

De 1942 à 1944, l’atmosphère était plus détendue. Nous avions les Américains, les Anglais… C’étaient des aviateurs, des pilotes du Spitfire. Ils avaient une base et donnaient des bals tous les samedis soirs, mais je n’y allais pas. Ma sœur aînée était autorisée à y aller mais moi non. Elle était plus âgée que moi, mais elle y allait avec un cousin. Moi, je n’avais pas le droit. Je restais à la maison. Dans la journée je sortais avec des Américains avec mon petit entourage de copains, mais toujours avec cet esprit de copain. C’étaient des jeunes Américains, de vingt, vingt et un ans. Nous nous échangions des petits cadeaux, nous allions manger au restaurant. Nous n’étions pas très riches mais chacun sortait ses petites pièces… C’était la joie, autre chose. Nous avions commencé de nouveau à espérer.

Mes frères ont pu entrer au lycée alors que moi et ma jeune sœur, n’avions pas pu sous les lois de Vichy. Comme ils étaient d’excellents élèves et que mon père était encore vivant, ils ont pu toucher une bourse de l’administration pour venir aller faire des études en France. Ils ont obtenu une bourse complète à la mort de mon père. Nous qui travaillions déjà, les aidions également à financer leurs études.

La guerre en France

Pour moi la libération a vraiment eu lieu en 1942, mais en tant que juifs, nous entendions des bruits de France qui parlaient de déportation, d’Auschwitz… Nous l’entendions jusqu’au Maroc.

En 1944, nous avons été informés du débarquement en Normandie, puis, nous avons eu dans les actualités françaises, à la radio – nous n’avions pas de télé – la fête de la libération à Paris. A Fès, la communauté française et juive – je ne sais pas pour les Arabes – ont fêté ce jour-là. C’était la fin de la guerre, la joie. Les gens dansaient dans les rues. La musique débordait de tous les appartements.

Les militaires sont rentrés chez eux après. J’ai vu des voisins rentrer de la guerre ainsi que mon beau-frère qui était en Alsace. Ils avaient débarqué à Saint-Raphaël et étaient montés jusqu’en Alsace. Ma sœur n’avait plus eu de nouvelles. Elle était chez nous quand il lui avait écrit d’Alsace : « Je reviens bientôt ».

De Gaulle à Fès

Du balcon de l’appartement de ma sœur, nous avons vu le général de Gaulle avec une foule derrière lui. La Marseillaise résonnait. Il traversait à pied la grande avenue de Fès. « Vive de Gaulle ! Ville la France ! » Ces cris de joie et d’admiration sortaient de toutes parts au milieu des applaudissements frénétiques. C’était magnifique et extraordinaire !

Tanger, ville internationale

La ville internationale de Tanger n’avait pas subi la guerre. Quand j’y suis allée après la guerre, le monde entier s’y réunissait. Beaucoup de réfugiés, des Hongrois, des Bulgares, des Italiens, des Espagnols avaient pu se sauver là. C’était la ville où l’on parlait trente-six langues ! Ils n’ont manqué de rien. Ma sœur s’y est installée en 1945 avec son mari alors professeur dans une école à Tanger. Elle venait souvent nous voir en camouflant des choses pour nous dans ses vêtements, car les restrictions ont continué bien après la guerre.

Nous n’avions pas de tissu… Pour faire de la couture, on défaisait quelque chose en ne jetant pas les fils. On les conservait précieusement pour un autre ouvrage. Nous n’avions pas de fils, pas de tissu. La première chose que ma sœur ait apportée fut du tissu pour que mon père puisse avoir un costume neuf. Même après la guerre, pour aller de Fès à Tanger, il fallait passer les douaniers français, les douaniers espagnols, puis internationaux… On s’ingéniait donc à bien planquer des choses dans ses vêtements, ses chaussures, son chapeau, une montre dans le soutien-gorge…

Période 1947, 48

Entre mon travail à l’École de l’Armée de l’Air et mon départ pour la France, c’est une période marquante pour moi. L’année scolaire 1947/48, j’ai été appelée à remplir les fonctions d’institutrice auxiliaire, car du fait de la guerre, on manquait d’enseignants diplômés. J’ai donc fait ce travail pendant deux ans avant de devenir secrétaire de direction pendant quatre ans dans ce même groupe scolaire, l’Alliance Israélite Universelle. Dans cette école juive, on enseignait le français, l’histoire et la géographie de la France – et toutes les autres disciplines. Et là, j’ai été frappée par la pauvreté de la population autochtone (« indigène ») aussi bien chez les juifs que chez les Arabes. Il n’y avait pas de classe moyenne que des très riches ou des très pauvres même si beaucoup d’associations essayaient d’améliorer cette situation par la cantine gratuite, les colonies de vacances, le don de vêtements etc. J’ai adhéré à ces mouvements.

De l’après-guerre à l’indépendance

La vie s’était normalisée. Nous étions heureux. Nous avions cette sensation d’apprendre, de manger mieux, de vivre ! Les jeunes avaient envie de recommencer à étudier. Mais quand le mouvement d’indépendance a commencé, nous nous sommes demandé ce qui allait se passer pour nous. Les Arabes, les Marocains ont commencé leurs actes de terrorisme, de révolte… Nous, la communauté juive, avons vécu ces évènements de façon très dure parce que les Français, la Résistance, écrasaient les révoltes.

Nous nous sommes posé la question : « Après le départ des Français, comment pourra-t-on encore vivre dans un pays strictement arabe ? » C’est ce qui s’est également passé en Algérie. Il n’y a plus de juifs depuis l’indépendance. En Tunisie, je ne sais pas.

Au Maroc, le roi, Mohammed V, protégeait ses juifs, sa communauté ; Hassan II, son fils, a également continué à protéger sa communauté juive, mais malgré tout quand ils ont commencé l’indépendance, beaucoup de juifs ont cherché à partir.
Il n’en reste pas beaucoup. Certains sont allés en Israël, d’autres dans le midi de la France, d’autres au Canada et d’autres aux Etats-Unis. Entre amis, nous nous demandions : « Que va-t-on devenir ? » parce que nous étions très francophones. Nos études avaient été faites en français, dans la culture française…. « Quel va être notre avenir dans un pays arabe ? »

Mon arrivée en France

J’ai connu mon mari en France. J’ai été l’une des premières à quitter le Maroc. La France était pour moi le pays des écrivains… Je suis arrivée fin 1954, vers vingt-huit, vingt-neuf ans avec une valise et de quoi tenir un mois. C’était un exploit à l’époque ! Un de mes frères habitait déjà Paris. Dans notre famille, l’appel de la France était très fort. Il fallait que l’on aille là-bas. Mon frère était déjà à l’École Normale. Lors de la déclaration de guerre, ils l’avaient rapatrié.

Mon frère aîné qui voulait devenir prof de gym est parti en France aussitôt après la guerre et moi, je suis venue fin 1954. Je me suis cherchée un logement, du travail… J’ai commencé à sortir un peu plus.

Message aux jeunes

Il faut surtout se défendre contre le racisme et l’antisémitisme. Je trouve que Sarcelles montre l’exemple. Je suis une vieille Sarcelloise. Cela fait quarante-cinq ans que je suis là et je trouve qu’on s’entend bien malgré tout. Ainsi, j’ai eu des problèmes dans mon escalier avec des jeunes squatteurs mais j’ai discuté avec eux. Cela a duré longtemps mais finalement il y avait un dialogue. Je leur disais : « Bon, qu’est-ce que vous voulez ? Ceci, cela… » Je discutais vraiment avec eux et les choses se sont calmées.

Toutes les communautés sont présentes à Sarcelles et je pense qu’il faut arriver à cela car maintenant le monde entier se mélange : juifs, Arabes… Il ne faut pas s’occuper de ce qui se passe ailleurs. Prenons le conflit israélo-palestinien. Moi, je suis juive mais je suis ici en France. J’ai fait mon choix. Je suis française. Je n’ai donc pas à prendre parti, ni pour les uns, ni pour les autres. Ils se battent mais ils ont raison tous les deux : les Palestiniens aussi bien que les Israéliens ! Ils défendent leur terre (c’est un peu réducteur ce que je dis là !). Je crois donc qu’il faut avoir cette ouverture, se dire que le monde est actuellement fait de telle sorte qu’on vit avec des Arabes, avec des musulmans, avec des juifs. Alors essayons l’entente ! Je pense que nous sommes arrivés à ce niveau à Sarcelles.

Je m’appelle Dupont-Cohen et, Cohen a été gribouillé sur ma boîte aux lettres. Quand je suis rentrée dans mon hall où les petits squatters étaient réunis, j’ai demandé : « Quel est le connard qui a barré mon nom ? » Là, ils ont baissé la tête, ne m’ont rien dit et se sont mis à rire parce que j’ai utilisé le même langage qu’eux : « connard ». J’ai attendu quelques jours, puis un dimanche, avec un tournevis, j’ai enlevé la plaque et j’ai remis mon nom. On ne va pas vivre comme j’ai vécu ma jeunesse au Maroc : avec les Arabes d’un côté, les juifs de l’autre… Là, on vit ensemble et je crois qu’il faut surveiller et protéger cette entente.

La presse et Sarcelles

La presse et notamment le livre de Christine Rochefort, sorti dans les années soixante, ont été très négatifs sur Sarcelles. Ils ont détruit l’image de Sarcelles… et on ne se remet pas de cela. La presse nous a fait beaucoup de mal. Quand ils étaient en peine d’articles, ils venaient à Sarcelles. Ils avaient même créé le mot « la sarcellite ». Un article d’un hebdomadaire avait proclamé : « Une femme sur deux se prostitue pour finir les fins de mois difficiles ». Ils disaient cela parce que les maris partaient travailler à Paris, que les enfants allaient à l’école. Beaucoup d’ouvriers terminaient alors de construire Sarcelles.

Avec ma voisine, on se demandait mutuellement : « Bon, bien, ou c’est toi ou c’est moi ! » Une sur deux… alors que c’était une femme qui allait travailler à Paris et moi aussi. « La Sarcellite »… Ils ont aussi dit que l’on se suicidait plus qu’ailleurs. Ce n’est pas vrai ! C’est arrivé, certes, mais la jeune femme qui s’est suicidée du haut d’une tour ne l’a pas fait parce qu’elle habitait à Sarcelles mais parce qu’elle avait quitté sa mère. Certaines mères sont possessives. La sienne lui écrivait ainsi : « Tu es partie. Tu es une fille ingrate, ceci cela » et elle a fait une déprime. C’est le souvenir que j’en ai.

Il est vrai que nous étions un peu déprimés quand nous sommes arrivés. Nous avons eu du mal à nous adapter car nous quittions un petit logement à Paris. Or, Sarcelles accueillait tous les mal logés ! Vous quittiez une chambre et vous arriviez là avec trois ou quatre pièces, c’est le paradis ! Il n’y avait pas de vieux, pas beaucoup de contacts… Je me disais : « Ah, la, la ! Je sors dans la rue, je voudrais rencontrer quelqu’un et dire bonjour. A qui je peux dire bonjour, comment tu vas ? » C’est tout ce que je demandais…

Il existait déjà des associations. On m’a dirigé vers l’une d’entre elles où j’ai connu des gens. Nous avons fait de la couture, pendant la période où je n’ai pas travaillé, de la vannerie, de la peinture, et petit à petit, ça s’est arrangé. Puis quand les rapatriés d’Algérie sont arrivés dans les années 1963-1964, ça a commencé à donner un peu d’animation. Il n’y avait pas du tout de vieux à Sarcelles… que des jeunes couples avec des bébés et des petits enfants.

Ce fut très très dur au début. Je me suis dit pendant deux ans : « Comment vais-je tenir dans une ville où je ne peux pas dire bonjour aux gens ? » Les gens fermaient les portes. Je me suis retrouvée un jour avec mon bébé dans les bras alors que j’avais laissé mes clés dans la voiture. Mon mari devait rentrer tard… Eh bien, je suis restée assise sur une marche d’escalier ! Personne ne m’a dit : « Qu’est-ce qui se passe ? Venez avec nous… » C’était la mentalité des Français de France à l’époque. J’ai connu cela et je pensais : « Mais je veux quand même dire bonjour à quelqu’un. Je ne peux pas vivre comme ça renfermée. » Je suis alors rentrée dans des associations.

Après, nous avons créé les ciné-clubs, puis le club des lecteurs, et beaucoup de choses ! J’ai fait beaucoup de chose dans cette période où je ne travaillais pas. Je suis ensuite repartie travailler à Paris, mais toujours en restant habiter à Sarcelles.


Voir en ligne : La Bande Dessinée : Les Migrants

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