SENEGAL, Au CM2, en 1951, j’ai lu Le Petit Prince et j’ai dit : « Plus tard, je serai pilote comme Saint-Exupéry. »

Mr Racabab Sall

texte Frederic Praud


De Kaolack à Podor, en passant par Cotonou

Je suis originaire de la grande ville de Kaolack au Sénégal. Elle est située dans le bassin arachidier. Mon père y était fonctionnaire. Je suis né le 31 août 1937 dans les champs, pendant l’hivernage. Mon père avait un champ à dix-huit kilomètres de la ville, près d’un village qui s’appelle Ourour. C’est là que j’ai vu le jour, sous un manguier…

Trois mois après ma naissance, nous sommes partis vivre à Cotonou au Dahomey, c’est-à-dire le Bénin actuel. C’est là-bas que j’ai grandi. Nous les Sénégalais, étions les aides des Français. On ne vivait donc pas avec les autres Africains. Nous étions logés dans la cité européenne. J’ai reçu exactement la même formation que les petits Français ! J’ai fait mon jardin d’enfants et mon école primaire.

Mais en 1945, mon père est revenu au Sénégal. Son frère aîné était directeur d’école à Podor, au nord du pays. Á partir de là, tous les enfants de la famille devant aller à l’école ont donc été envoyés à Podor, pendant l’année scolaire. C’est là-bas que j’ai fini l’école primaire.

Entre l’école et les champs

Dans cette région, comme dans toutes les régions de fleuve, on pratiquait la culture de décrue, de novembre à mars. Pendant cette période, on allait tous aux champs, à une dizaine de kilomètres de Podor, avec mon grand-père. Tous les matins, on quittait les champs pour venir à l’école et passer la journée en ville, puis le soir, on retournait… De novembre à mars, on habitait aux champs, de mars à juin, on était en ville et, à partir de juin juillet, j’allais rejoindre mes parents à Kaolack.

En fait, je menais deux vies : celle de l’élève et celle de n’importe quel autre enfant sénégalais. Il fallait nous former pour que l’on puisse tenir dans la vie ! Il fallait que l’on apprenne que le quotidien n’est pas toujours facile… Quand on allait aux champs, on suivait l’école coranique mais on relisait aussi un peu, les cours de l’école française, les devoirs, etc.

On apprenait le français à l’école française mais, à l’école coranique, on nous enseignait d’abord l’alphabet arabe et ensuite, le Coran. On le récitait et on apprenait à le mémoriser, cela sans parler arabe. On nous apprenait aussi la prière, les dogmes, etc. Pour moi, l’école se faisait en famille ! Quand j’allais à l’école française, j’avais mon oncle qui était le directeur et quand je retournais aux champs, c’était mon grand-père qui faisait l’école coranique…

De l’enfance à l’adolescence

Au Sénégal, quand on est tout petit, on reste avec les femmes. Mais à l’âge de six sept ans, quand intervient la circoncision, on quitte le giron féminin pour vivre désormais avec les hommes, pour être initié au quotidien. C’est à ce moment-là que l’on commence à aller à l’école coranique. En fait, une fois circoncis, on change d’identité. On n’est plus un enfant mais un jeune adolescent.

Tous les week-ends, on organisait des séances de lutte traditionnelle qui opposaient les enfants des différents quartiers de Podor. Chaque équipe défendait le sien. Ça nous faisait faire de l’exercice ! Aujourd’hui, à travers le football, les jeunes de tel ou tel lieu défendent l’identité de leur quartier ! Et bien nous, c’était pareil, sauf qu’il s’agissait de lutte traditionnelle, sans rien. C’était très intéressant ! Ensemble, on allait aussi au fleuve pour nous baigner, etc.

Un univers multiculturel

Comme mon père était fonctionnaire, j’avais la nationalité française. En somme, j’étais français parce que mon père était français. L’avantage que j’ai eu sur mes promotionnaires dans le village, c’est que mon grand-père, très vite, a mis tous ses enfants à l’école. Résultat : tous mes oncles étaient instituteurs. Seul mon père n’avait pas choisi cette voie.

Enfant, je baignais à la fois dans la culture sénégalaise et dans la culture française. J’ai chanté « mes ancêtres les Gaulois » pendant un bon moment ! Á ce moment-là, on ne se posait pas encore de questions ! C’est lorsqu’on était au lycée, après le référendum de 1958, que l’on a commencé à vouloir devenir sénégalais. J’avais alors dix-huit vingt ans. C’est Senghor qui nous a initiés ! C’est grâce à lui qu’on allait à l’école ! On voulait tous réussir comme lui…

Moi, je suis Toucouleur. Mon père est peul et ma mère wolof. Á la maison, nous parlions les deux dialectes. J’ai donc très tôt évolué dans une ambiance multilingue et multiculturelle.

Le rêve de devenir pilote

Au CM2, en 1951, j’ai lu Le Petit Prince et j’ai dit : « Plus tard, je serai pilote comme Saint-Exupéry. » C’était mon rêve… Ensuite, toutes mes études ont été orientées vers ce seul objectif. Mon oncle m’a dit qu’il fallait faire un Bac maths élémentaires. J’étais bon en maths ! Á l’école primaire, on m’appelait Pascal parce que je trouvais toujours la solution aux problèmes.

J’ai fait ma sixième chez les Maristes. C’est pour ça que j’ai fait du latin car c’était obligatoire. Ainsi j’étais musulman mais j’allais à la messe. Non seulement, je priais régulièrement mais à l’internat, j’allais aussi trouver tous les petits Musulmans dans leur chambre, pour les encourager à faire comme moi : « Maintenant qu’on a fini l’étude, il faut qu’on aille prier ! » Et beaucoup me suivaient… Alors, pendant toute l’année scolaire, les Maristes ne m’ont rien dit mais à la fin, quand ils ont envoyé mon bulletin à mes parents, il y avait la mention « Admis en classe supérieure dans n’importe quel établissement du Sénégal. »

C’est comme ça que j’ai quitté Dakar pour aller à Saint-Louis, au lycée Faidherbe, où j’ai continué mes études. Je voulais devenir pilote mais mon père voulait que je fasse droit. Je suis donc resté en section classique jusqu’en première. En terminale, j’ai changé d’option. J’ai choisi maths élem et après mon Bac, je suis entré à l’école militaire de l’air. J’en suis sorti pilote et j’ai commencé par faire la chasse.

L’indépendance du Sénégal

Quand la guerre d’Algérie a commencé, nous savions ce qui se passait car des Sénégalais sont partis là-bas pour faire la campagne dans l’armée française. Nous, au Sénégal, on était bien avec Senghor. Il y avait une bonne culture. En 56, lorsqu’il y a eu la loi Deferre, Senghor était contre et tous les Sénégalais l’ont suivi. Mais à cause d’Houphouët, la loi a pu passer. Alors là, on a commencé à traiter les Français de barbarisateurs de l’Afrique. Au lieu de faire une entité de l’AOF et de l’AEF, ils ont créé de petits Etats. Á l’époque, on était au collège ou au lycée et on lisait beaucoup ! On aimait Marx, bien sûr. Nous étions de petits révolutionnaires…

En 1960, quand on nous a demandé d’opter pour la nationalité, j’ai choisi volontairement la nationalité sénégalaise. J’ai alors perdu la nationalité française mais, quand je suis venu ici, j’ai demandé ma réintégration et lorsqu’on m’a réintégré au bout de trois ans, on m’a expliqué que je n’avais jamais perdu la nationalité française. Étant français, j’avais fait la préparation militaire élémentaire, supérieure, et j’étais sursitaire pour pouvoir continuer mes études. Mais entre temps, en 1960, il y a eu l’Indépendance et j’ai opté pour la nationalité sénégalaise. Je n’ai donc pas fait l’armée française mais seulement l’armée sénégalaise, au sein de laquelle je suis devenu pilote. Par contre, j’ai été formé par les Français restés là-bas…

L’indépendance m’a surtout apporté la fierté d’être sénégalais. Désormais, au lieu de me mettre au garde à vous pour la Marseillaise, je le faisais pour notre hymne national…

Quatre ans de formation de pilote en France

J’ai commencé ma formation de pilote en 1961. Pour ça, je suis venu en France : d’abord à Caen Carpiquet, pour être élève officier de réserve, puis à Cognac. Étant donné que nous n’avions jamais vu de cabine de pilotage de notre vie, on nous a emmenés là-bas pour faire du T6, un avion d’entraînement. Ensuite, Le 1er septembre 62, je suis rentré à l’école militaire de l’air de Salon-de-Provence, où j’ai fait une première année d’aspirant et une seconde année de sous-lieutenant. En août 64, je suis parti à Évreux, pour faire la spécialisation transport, et en février 65, j’ai obtenu mon brevet de pilote.

J’ai donc passé quatre ans en France mais en tant que Sénégalais puisque j’ai opté pour la nationalité sénégalaise en 60. Ensuite, je me suis engagé dans l’armée et suis venu suivre ma formation ici. Nous étions les premiers pilotes de l’armée sénégalaise à être formés par la France, dans le cadre de la coopération. En 65, je suis retourné au Sénégal en tant qu’officier lieutenant. J’ai pris ma retraite en 93…

L’installation de ma famille à Sarcelles

Ma famille, c’est-à-dire mon épouse et mes enfants, est arrivée à Sarcelles en 1987. Chez nous, l’année scolaire 86-87 avait été blanche à cause de grèves. Elle n’avait pas été validée… Á l’époque, mon épouse qui était sage-femme, suivait un stage de cadre infirmière ici en France. Alors, je lui ai demandé de chercher un logement pour que je lui envoie nos six enfants. Finalement, elle a trouvé un F5 à Sarcelles. C’est donc le hasard qui nous a menés dans cette ville…

Entre 87 et 93, je suis resté au Sénégal et c’est ma femme qui a élevé seule les enfants. Mais, comme j’étais dans l’armée de l’air, je venais régulièrement en France en mission, avec mon avion. Quand je suis arrivé à Sarcelles pour la première fois, ma femme et mes enfants habitaient dans les immeubles Allende. Là-bas, nous n’étions que trois ou quatre familles africaines : deux sénégalaises, une malienne et une haïtienne. Tous les autres résidents étaient juifs. Mais bon, ma famille a été adoptée et quand je venais, je n’avais vraiment aucun problème. Vu que je prenais un avion militaire, je descendais au Bourget ! C’était pratique ! Je n’étais pas trop loin de Sarcelles…

Adaptation et éducation des enfants

Mes enfants ont commencé leur scolarité à Dakar et arrivés ici, ils ont fait le collège, le lycée, puis leurs études supérieures. Ils se sont très bien adaptés. Comme je gardais un très bon souvenir de mon année passée chez les Maristes, je les ai mis dans des écoles privées catholiques, pour qu’ils reçoivent la meilleure formation. Mais à la maison, j’ai quand même fait appel à un maître arabe, qui leur faisait l’école coranique.

En 87, quand ils sont venus en France, le plus jeune avait onze ans et il est entré directement au collège. Quant aux autres, ils étaient déjà au collège ou au lycée. Aujourd’hui, tous mes enfants habitent à Sarcelles. Trois sont encore avec nous. Un autre est marié et vit seul avec sa femme. Un autre encore est comptable. Il est également marié. Enfin, un dernier est professeur de maths.

Mes enfants sont à la fois français et sénégalais. Avec l’éducation religieuse que je leur ai donnée, ils sont croyants pratiquants et ils ont le respect de la hiérarchie, de la famille. Ici, femme était seule avec eux. C’est le point le plus dur dans leur éducation … Et quand ils étaient au collège, elle a dû beaucoup lutter avec l’administration pour qu’ils ne soient pas orientés vers l’enseignement professionnel, pour qu’ils restent dans l’enseignement général et qu’ils puissent faire des études supérieures. Finalement, elle y a réussi. Actuellement, tous mes enfants ont Bac + 5 au minimum…

S’ils se sont bien adaptés, c’est aussi grâce à mon épouse qui s’est beaucoup sacrifiée pour eux, qui a tout fait pour qu’ils puissent s’en sortir quand même… Tous sont arrivés ici sénégalais et seulement deux ont obtenu la nationalité française après nous. Á ce moment-là, ils étaient tous majeurs et ils avaient des cartes de dix ans ! On leur a donc conseillé de faire une demande de naturalisation, mais ça n’a marché que pour deux d’entre eux. Pour les autres, c’était toujours remis à demain… Ma femme et moi, avons réintégré la nationalité française. Nous sommes revenus au point de départ. D’ailleurs, quand on m’a donné les documents, on m’a dit que je n’avais jamais cessé d’être français…

« Sarcelles à plein temps »

Je suis resté au Sénégal jusqu’en 99. Ensuite, j’ai vécu à Sarcelles à plein temps. Mais, la vie du bled n’a rien à voir avec celle d’ici ! Ce n’est pas comparable ! Là-bas, on a le temps, on est entre gens de la même génération, qui ont grandi ensemble, qui se connaissent… On a fait des carrières différentes mais quand on se retrouve, on redevient les amis d’enfance que l’on était !

Lorsque je suis arrivé à Sarcelles, les gens m’ont au début avertit : « Il faut faire attention ! C’est dangereux ! C’est comme ci, c’est comme ça… Méfiez-vous des enfants en bas de l’étage… Méfiez vous de ceci, de cela… » Moi, par habitude, dès que je croise quelqu’un, je lui dis « bonjour ». Si on me répond, ça va ; si on ne me répond pas, je poursuis mon chemin. Alors, chaque fois que je passais devant les jeunes stationnés dans hall de l’étage, je leur disais bonjour. Au début, je n’avais pas de réponse. Souvent, il y en avait même deux ou trois qui grognaient…

Mais, un beau jour, je suis arrivé avec ma voiture remplie de courses. Je me suis arrêté, suis sorti et les ai vus tous en train de rire. Ensuite, ils sont venus vers moi et sans rien dire, ils ont pris tout ce qu’il y avait dans la voiture et l’ont monté au dixième. J’étais à peine arrivé au troisième qu’ils redescendaient déjà ! C’est là qu’ils m’ont expliqué que les deux ascenseurs étaient en panne…

Toujours est-il qu’après cet épisode, dès que je leur disais bonjour, ils me répondaient et parfois même, ils me saluaient les premiers… J’avais fait le pas nécessaire à la relation… Par principe, je dis toujours bonjour ! Je n’ai jamais d’à priori envers les gens.

J’ai découvert le Village ces derniers temps, quand j’ai commencé à fréquenter le Conseil des Retraités Citoyens. Sinon avant, je ne connaissais que le Grand Ensemble. De là, nous sommes à quinze minutes de Paris par le train et à quinze minutes de Roissy avec la voiture. Alors, quand je vais en Afrique, c’est pratique ! Je vais jusqu’à Roissy en voiture Et quand je veux visiter Paris, je prends le train. Bref, je n’ai pas à descendre au Village, à la gare de Saint-Brice.

Par contre, le stationnement pose problème à Sarcelles. J’habite à proximité de la gare et quand je vais chercher mon épouse qui est sage-femme, qui travaille la nuit et finit à huit heures, on ne trouve plus de places. Á neuf heures, neuf heures moins le quart, tout le parking est occupé par les gens qui ont pris le train pour aller travailler et je tourne, je tourne, je tourne…

Le soir, il n’est pas rare de voir des jeunes de six, huit ans traîner dans la rue. Mais, l’avantage que j’ai eu sur ce point, c’est que j’ai toujours dit à mes enfants qu’à vingt heures, ils devaient tous être rentrés à la maison parce qu’à vingt-deux heures, je fermais la porte et n’ouvrait à personne jusqu’au matin… Au Sénégal, c’est la loi que j’appliquais et arrivée ici, ma femme a poursuivi cette politique. De toute façon, si jamais il y en avait un qui déconnait, je prenais tout de suite un billet à Air France dont je ne payais que dix pourcents et j’étais le lendemain à Paris. Comme j’étais pilote, j’avais de nombreux avantages ! Je réglais le problème et deux jours plus tard, je repartais… Je l’ai fait deux ou trois fois ! Et ça a suffit… Après, c’était fini…

Message aux jeunes

Les problèmes des jeunes d’aujourd’hui viennent des grandes personnes. Quand vous allez dans les écoles, vous voyez les droits de l’enfant affichés partout mais nulle part les devoirs qui les concernent. Alors pour eux, ils n’ont que des droits ! Ils n’ont pas de devoirs… Je crois donc qu’il serait bon de leur faire comprendre que la liberté de chacun prend fin là où commence celle des autres. Il faut leur parler de leurs devoirs…

Mais, c’est difficile ! Moi, je suis dans le milieu associatif africain et je vois ce qui se passe. Le père de famille ne peut pas donner une correction à son enfant parce qu’après, il compose le 114 sur le téléphone, la police vient et le père a des problèmes. Seulement, deux ou trois ans plus tard, quand le jeune devient un délinquant, on dit au père : « Vous n’avez pas éduqué votre enfant ! » C’est vraiment un problème !

Il faut que l’administration aide les immigrés parce que la première vague est constituée d’illettrés, qui ne comprennent rien à ce que font leurs enfants à l’école et ces derniers en profitent pour mettre des bâtons dans les roues des parents. Il faut donc les soutenir… C’est ce que je ressens à travers les associations africaines. Il y a trop de litiges dans les maisons… Nous, on essaie de rafistoler un peu les choses mais c’est difficile… Quand vous essayez de parler à un jeune, il vous répond : « Vous n’êtes pas mes parents ! Vous n’avez rien à me dire ! » Alors, on se retire…

En Afrique, on a le droit de corriger un enfant, de lui donner des conseils ! Seulement ici, il refuse et on n’y peut rien… C’est bien d’obliger les parents à respecter les droits des enfants ! Mais quand même, il ne faut pas oublier qu’ils ont aussi des devoirs…

récit collecté par :

frederic.praud@wanadoo.fr

parolesdhommesetdefemmes@orange.fr