Pas de Calais rural

Delettes, Hisbergues, Radinghem

Famille Choquart.

Madame Choquart née en 1932 à Delettes

Nous étions sept enfants, quatre filles et trois garçons. Mes parents tenaient un café et une petite ferme de 14/15 hectares. Mon grand-père habitait dans la maison d’à côté. Le café était au rez-de-chaussée de la maison, avec une cave en dessous, une pièce à gauche, deux chambres au bout, une arrière-cuisine et nous montions aux deux chambres de l’étage par un couloir. C’était la plus vieille maison et le plus vieux café du village. Nous vivions autant du café que de la ferme car nous avions toujours du monde et étions installés à côté d’une brasserie où nous nous approvisionnions en vin. Nous n’avions que la route à traverser. Le billard que nous avions installé dans le café attirait la jeunesse du pays…

Je travaillais comme aide familiale chez mes parents. Ils avaient dû déclarer leurs deux filles aînées sur le café. Nous étions "de serve". La troisième a également été déclarée pour deux ou trois ménages. Si quelqu’un nous demandait nous allions également aider "aux pièces". Nous recevions tant par hectares, par mesure de betteraves à ramasser. Nous allions en mettre un bon coup dès le matin et revenions à midi quand nous avions tout fini…. Nous prenions les pieds de pommes de terre et l’on tirait sur les branches que l’on enlevait pour laisser les pommes de terre sécher et leur peau se former. Ces pommes de terre étaient vendues pour faire des plants. Nous arrivions à faire le champ en une matinée car nous étions du monde. Nous étions payés "au gagnasse"…

Pour le blé, nous recevions dix ou douze bottes par cent. Celui qui avait des bêtes demandait à être payé en nature pour pouvoir les nourrir. Nous donnions tout l’argent gagné à nos parents. Nous n’avons jamais gardé d’argent mais quand nous allions nous habiller en ville, à Tourcoing, nous rapportions ce que nous voulions. Mon père voulait voir des belles filles. Nous n’étions pas dépensières mais pour s’habiller, on y mettait le prix et, ce n’était pas tous les jours.

Ma mère était fille unique. Enfant, elle était toujours belle mais a été élevée durement. "Trop c’est trop" disait-elle. "À sept gosses, vous avez été plus heureux que moi !" Elle avait juste le droit de s’asseoir sans se déplisser, sans rien. Mon grand-père ne possédait qu’un cheval pour sa culture. Beaucoup semaient des fèves à la main et prenaient des ouvriers pour cela.

J’ai appris la couture par correspondance mais ma sœur a fait son apprentissage dans une maison à côté d’Aire. Elle confectionnait des petits tabliers. Alors que nous devions faire deux longues robes pour aller à un mariage, elle me confie, "j’ai peur de les découper. On ne sait jamais. On serait obligées de racheter le tissu. Je vais aller voir ma copine à Isbergue". Sa copine ne lui avait pas fait payer la coupe. Tout le monde nous commentait avec admiration, "tu as fait cette robe !" Ma soeur me demande une autre fois, "rapporte-moi un peu de tissus pour faire une jupe à Gilberte (la troisième fille) ». Je suis allée au magasin et j’ai pris le modèle d’une jupe que j’avais vue à l’étalage. Je lui explique ensuite comment il fallait faire et l’on nous a dit, "oh quelle est belle votre sœur !" Nous faisions avec ce que nous avions.

Ma sœur tenait le café mais tout le monde servait, même mon père à l’occasion. Il s’occupait généralement des champs et ma mère de la cour, volailles, cochons, des cinq vaches. Mon père allait travailler dans les champs avec ses deux chevaux. Toutes les cultures étaient pour les bêtes, betteraves, avoine, blé… Mon père allait travailler chez les autres à la période des betteraves à sucre. Il avait fait un peu de goutte mais pas beaucoup. Il disait que l’alcool n’était pas bon et préférait un verre de vin. L’eau-de-vie de cidre était destinée à la consommation personnelle et nous n’avions pas le droit de vendre de la goutte au café.

Toute notre nourriture quotidienne était produite dans la ferme mais nous pouvions aller dans la boucherie. Nous tuions des cochons, des moutons. Nous mangions des haricots, pommes de terre, carottes, petits pois. Nous avions tout dans notre jardin. Nous achetions le boeuf à la boucherie à Delette. Nous mangions beaucoup de lapins et de cochons. Le soir, nous mangions le rata (pommes de terre et oignons dorés au beurre avec des restes de viande), des œufs… Pendant la guerre, mon père tuait un cochon, un mouton. Il allait vendre les bons morceaux et nous mangions le reste. On touchait du chocolat et on n’arrivait pas à tout manger. On touchait de la laine et on n’arrivait pas à tout tricoter. On n’était pas malheureux…

L’école

Nous sommes allées de 5 ans à 14 ans à l’école du village dont une partie pendant la guerre 39/45. Des tranchées étaient creusées près de l’école mais nous ne savions pas pourquoi… Nous avions trois écoles, l’école enfantine, l’école des grandes filles et l’école des grands garçons. Un ménage d’instituteurs nous faisait les cours, l’homme aux garçons, la femme aux filles. Delettes comptait 800 habitants et disposait d’un secrétaire de Mairie distinct de l’instituteur. Les deux écoles étaient séparées, les garçons à la maison de l’instituteur et les filles à côté de l’église.

Je n’aimais pas l’école. Je faisais l’école buissonnière pour me promener dans les champs. J’y allais avec une copine qui n’aimait également pas l’école. Elle se faisait tout le temps passer pour malade mais nous n’avons pas pu le faire longtemps… Nous devions faire quelques lignes, 100 fois "je dois me rendre à l’école au lieu de… ". Chez nos parents, nous allions alors au coin avec une fessée… L’institutrice frappait sa fille, lui claquait la figure quand elle ne savait pas faire quelque chose. Nous arrêtions l’école pour faire les pommes de terre ou d’autres cultures. Nous ne pouvions pas rattraper les cours que nous manquions… Je devais aller couper les ficelles à la batteuse. Je n’ai lié des bottes qu’une seule fois alors qu’une voisine m’avait demandée. C’était dur. Il fallait suivre. En me rendant à l’école, j’ai vu fonctionner une batteuse entraînée par des chevaux qui piétinaient sur un système d’escalier. Deux chevaux se succédaient pour ne pas trop se fatiguer.

Nous avions un père droit… Nous n’avions pas le droit de nous retourner sur quelqu’un, une fois que nous l’avions croisé. C’était considéré comme malhonnête. Il fallait seulement lui dire bonjour de face. À table, nous avions le droit de parler mais pas de dire n’importe quoi. Il fallait parler à voix basse sinon, avec une telle famille, on ne s’entendait plus. Quand un grand ramassait la tétine au bébé, il devait la frotter et lui remettre dans sa main droite, pas dans la gauche pour ne pas faire en un gaucher…

Ma sœur aînée a quitté l’école à 12 ans pour faire la lessive avec ma mère. Elle n’a pas eu le Certificat d’Etudes. Quand ma mère attendait des enfants, elle restait dans son lit. Mon père faisait alors les courses et ma sœur à manger, la lessive pour toute la famille. J’étais la troisième née. Mon frère aîné n’a pas fait son service militaire car mon père l’a fait inscrire comme soutien de famille.

Noël n’était pas connu. Nous recevions chacun une orange, une bonne table mais ce n’était pas la mode du père noël. Ma mère nous fabriquait nos poupées avec du son… Nous nous amusions également avec des poupées de maïs. Nous mettions un bas dans la cheminée pour recevoir les cadeaux mais quand nous étions trop grands, nous recevions une carotte pour nous signifier que c’était fini. On faisait la grimace…On se disait bien que le Père Noël n’existait pas mais nous essayions de ne pas le dire aux petits…

Nous faisions le tour du village pour souhaiter la bonne année tout en faisant une quête où nous récupérions une gaufre et un sou, une belle petite somme à la fin de la journée. Le dimanche, après les messes, nous allions également aux baptêmes pour récupérer quelques sous quand les parrains et les marraines étaient généreux. Ils jetaient des petites pièces en sortant de l’église. Les enfants couraient pour les ramasser, "à celui qui en ramassait le plus !" On aimait ça….


Monsieur Choquart né le 13 mars 1931 à Radinghem

Mon père fabriquait son cidre dans des tonneaux. J’ai également continué. Un distilleur venait de Wandonne. Il s’installait à un lieu précis dans chaque village où tout le monde venait faire distiller son cidre. Nous avions le droit de faire brûler un certain nombre de litres mais nous en faisions un peu plus quand même. Il venait travailler en face de ma maison et quand il avait fabriqué un peu de trop de goutte, il en mettait un peu dans notre étable au cas où le contrôleur interviendrait. J’ai également fait brûler du cidre sans avoir à payer mais quand il avait besoin d’un morceau de bois, il se servait dans notre hangar. Ce grand père vit encore…L’eau-de-vie était mise dans des bouteilles ou dans des Dames Jeanne.

Mes parents ont toujours habité à Radinghem. Ils cultivaient une ferme de 26 hectares avec deux chevaux. Nous étions propriétaires des terres comme mon grand père et arrière grand père. Mon grand père est mort en 1915, mon arrière grand père en 1873. Il était "agent voyer", chef cantonnier. Il aurait soi-disant tracé les routes dans le village de Radinghem. Il n’y avait alors pas de route mais des petits chemins. Les routes ont été cailloutées. Le carrelage a été installé dans la maison de notre ferme quand mon père est venu au monde en 1901. J’ai toujours connu l’électricité car elle a été installée vers mes un ans.

École

Je suis allé à l’école à côté de l’église de Radinghem de 5 ans et demi à 13 ans. Je partais le matin avec Roger et René Macquet. Nous y allions à pied, revenions déjeuner à la maison. Nous portions des tabliers. L’école était mixte, garçons et filles mélangés. L’instituteur devait également assurer le travail de secrétaire de Mairie. Nous n’étions pas forts à l’école, pas assez instruits… Je n’ai pas eu le Certificat d’Etudes.

Enfant, je devais battre le beurre à la baratte que je devais tourner à la main. Mon frère me relayait parfois. Il est allé à l’école privée à Fruges comme pensionnaire.

Nous allions nous amuser le jeudi avec les autres copains. Nous nous amusions avec un cercle que nous faisions à l’aide un clou. Nous allions parfois marauder des cerises ou des fraises dans le jardin du château. Le garde criait parfois après nous mais nous nous sauvions… L’instituteur nous surveillait de là-haut, de son jardin. Il regardait les enfants aussi longtemps qu’il le pouvait. Si nous rencontrions quelqu’un sans tirer notre béret, l’instituteur le voyait. Il nous punissait en rentrant… nous tirait par les oreilles, tapait sur les doigts…

Nous mettions un bas accroché à la cheminée pour recevoir nos cadeaux de Noêl, un pain d’épice, une orange. Le matin, le bas était plein ! Plus grand, nous recevions un morceau de charbon... Nous allions souhaiter les bonnes années mais pas dans toutes les maisons. Nous avions nos habitudes.

J’ai été enfant de chœur auprès de l’abbé Masset de 6 à 13 ans. J’allais servir derrière lui. J’ai, comme tout le monde, goûté le vin quand le curé n’était pas là… C’était un bon vin blanc et je n’étais pas tout seul comme enfant de chœur. J’ai fait ma communion comme tout le monde. C’était la mode ! Ma grand-mère m’avait acheté une montre…

Les gens nourrissaient le curé. Ils lui portaient un morceau de cochon quand on le tuait. Pour la ducasse, on lui portait un gâteau, une autre personne une tarte. Il était aimé. Il m’a vu venir au monde et grandir. Enfant, au matin en allant à l’école, j’allais chercher du lait chez Truite dans un petit pot et je le portais tous les jours au curé. Il vivait dans une vieille maison en torchis qui a été démolie en même temps que le château. Ses deux sœurs célibataires partageaient son toit. Elles s’occupaient de lui. Monsieur le curé avait également une petite étable, des lapins, cinq ou six poules, deux ou trois oies, pour leurs besoins quotidiens. Nous étions très amis avec le curé. Il est mort à plus de 80 ans. Il ne pouvait plus marcher et j’allais le chercher à sa maison. Je le prenais par le bras pour l’emmener à son église. À la fin, comme il ne pouvait plus s’habiller, je devais lui mettre sa soutane. Les gens me disaient, "tu vas remplacer Monsieur le curé !"

La maison employait des gens du village pour ramasser une mesure de pommes de terre ou battre. Nous allions également travailler chez les autres. Nous leur redevions. Mes parents avaient une petite batteuse, "une Dupuy". Nous avions un mal de chien à mettre le moteur à essence "Bernard" en route, certaine fois une demi-journée. Nous l’avons remplacé par un moteur électrique dès que possible. Nous installions la batteuse entre le tas de blé et le tas d’avoine.

Mon père avait deux chevaux qu’il faisait pouliner. Nous vendions ensuite le poulain. Nous avions une faucheuse et un lieur à la maison. Tout le monde achetait ça, à l’époque de mon père.

La débâcle

Mme : J’ai donné à boire aux réfugiés à la porte de notre café à Delette. Certains étaient assoiffés. Un gros fermier de Merville s’était arrêté. Il avait accroché quelqu’un alors que sa femme était derrière avec son poste de radio. Un bout de fer lui était rentré dans la poitrine, dans ses poumons. Il voulait faire soigner sa femme et a demandé à mon père de l’installer quelque part. Mon père a répondu, "je ne sais pas où la mettre, j’ai sept gosses…Je vais la mettre dans mon lit !" Elle a survécu jusqu’au soir. Le lendemain, mon père est allé à Therouanne chercher un cercueil en voiture. Ils ont été mitraillés en route. Mon père racontait, "j’ai cru mourir en route !" Ce monsieur lui a confié, "je ne vous oublierai jamais…" Il était venu en voiture et ses enfants le suivaient à quelques kilomètres avec un grand char traîné par plusieurs chevaux. Ils avaient leurs fusils mais je les ai vus les broyer et les enfouir dans les bois. Ils ont couché dans notre grenier.

Nous habitions sur le bord de la route et les chevaux des soldats qui passaient avaient soif. Ils venaient boire à la pompe. Nous avions vu des camions de chevaux esquintés partir à l’abattoir, des cuisines roulantes abandonnées dans les pâtures. C’était triste…

Les allemands étaient installés dans une pâture. J’avais dix ans et ma mère nous interdisait d’aller dans cette pâture, "on ne sait jamais !". Les allemands avaient réquisitionné la chambre à côté de la cuisine de ma grand-mère. Ils n’ont jamais été méchants avec mes grands parents. Ils venaient faire la cuisine sur son feu. Ils avaient essayé de construire un pont flottant à Boulogne pour rejoindre l’Angleterre. Ce pont a été détruit…

Mon père faisait son pain lui-même mais je l’ai vite remplacé. Ma sœur ne pouvait pas car elle passait son temps à coudre. Il nous fallait éteindre les lumières au soir. La Croix-Rouge était installée à Delette. Un jour où mon frère descendait à vélo, il voit ce camion de la Croix-Rouge allemande. Il a été saisi de peur et a essayé de freiner (avec son frein sous moyeu). Il est parti dans le talus sur la droite et est tombé cinq mètres plus bas. Le vélo l’a frôlé. Heureusement que la Croix-Rouge allemande l’a ramassé et reconduit chez nous ! "Venez demain… soigner…" Mon père allait tous les jours faire des soins. Ma mère leur donnait alors des œufs et du beurre.

Mon père avait vu un parachute tomber. Le parachutiste s’était sauvé. Il a récupéré une belle popeline. Il l’a dégonflée et roulée. Comme il avait du mal à la porter dans ses bras, il est venu chercher mon grand frère. À la débâcle des allemands, l’un deux était venu se déshabiller derrière la maison. Mon père ne l’avait pas vu et avait ramassé les vêtements. Il avait également trouvé de belles cuves en cuivre pleines de dynamites. Ils abandonnaient tout….

En revenant du catéchisme, j’ai vu deux camions allemands arrêtés devant des trous sur la route, trous qu’ils avaient creusés trois ou quatre jours avant. Ils étaient en train d’y mettre des obus. Une fois les camions dépassés, j’ai couru vers la maison. D’autres personnes rebouchaient les trous à mesure qu’ils avançaient… Ils étaient à trois par camion… Je n’ai jamais vu quelqu’un déminer cette route.

Mr : Pendant la débâcle les réfugiés venaient se cacher partout à Radinghem. Par la suite, les allemands n’ont pas fait d’histoires dans le village. Nous n’avions plus le droit de venir au château alors occupé par les soldats. L’école continuait quand même. Nous ne passions pas devant le château pour aller à l’école…mais nous n’en avions pas peur.

Un aviateur anglais dont l’avion avait été détruit par la DCA a atterri près du village. Nous ne savons pas ce qu’il est devenu. Le village n’a jamais été bombardé. Ils ont fait sauter le château en fin d’après-midi vers 4/5 heures. Un allemand est passé dans le village dire, "tout le monde partir à deux kilomètres…" Ils avaient déjà fait sauter les baraquements et des morceaux s’étaient déjà éparpillés. Des éclats volaient déjà dans le village. J’ai traversé la cour quand un important éclat de fer est tombé à cinquante centimètres de moi. Quand ma mère a vu ça, il nous a fallu rentrer tout de suite. Nous sommes ensuite partis à Mencas et y avons passé la nuit. Nous avions ouvert les fenêtres pour éviter la casse des carreaux mais tout a été détruit quand même, des murs fendus. Nous sommes entrés à trois heures du matin. Une vielle lampe à pétrole était tombée au milieu de la maison. Les bêtes n’avaient pas bougé dans l’étable… Plus tard, après le décès de ma mère, je suis resté vivre uniquement avec mon père.

La rencontre….

Mr : Nous nous sommes rencontrés au café à Delettes. Nous allions boire un verre à sa maison en allant à la foire d’Aire-sur-la-Lys. J’avais la voiture de mes parents, une Rosalie Citroën. J’ai ensuite acheté une Simca Aronde d’occasion. Je me suis marié à 27 ans et elle 26 ans.

Mme : Nous étions bien dans chaque maison familiale pour ne pas nous marier avant, plus jeune. Il n’aimait pas danser… aussi nous n’allions pas beaucoup aux bals.

Mes deux sœurs fréquentaient avant nous, la plus âgée et la troisième sœur. Mes deux sœurs voulaient se marier ensemble mais mon mari a proposé, "nous aussi, nous voulons nous marier ! Et autant se marier à trois pour éviter de faire des frais inutiles". Au début, j’ai réagi, "c’est trop vite. Tient ! Il veut se marier mais c’est trop tôt". Nous avions fréquenté les moins longtemps... Ma sœur commentait, "tu as fréquenté la dernière et tu vas te marier ! Après, ça n’ira peut-être plus !"

Nous avons fait venir un bal monté dans la cour du café. Tous les amis ont aidé. On nous a proposé du chauffage pour la salle de bal. Nous nous sommes mariés le 4 octobre 1958. Un orchestre de Fauquembergues est venu animer la journée.

Je suis arrivée à Radinghem en 1958, le lendemain de notre mariage …. Passer d’un café à ce village… ça surprend ! C’était mort…. Mais on ne se marie pas pour le village ! Que des vieilles maisons… J’ai ouvert la bouche quand j’ai vu le village si triste…. Mon mari ne mettait pas de rideaux à ses fenêtres. Quand j’ai vu ça…. Ça me faisait tout drôle. Au troisième jour j’ai cherché dans une garde-robe et trouvé les rideaux. Les gens ont alors dit, "on voit qu’il y a une femme dans cette maison. Il y a des rideaux…" Son père faisait à manger, tuait les volailles, faisait le ménage… Il voulait se débrouiller seul, aussi il s’est installé dans une partie de la maison où il pouvait disposer de trois pièces. Il mangeait avec nous.

Nous habitions le grand marais. Le petit marais comptait moins de fermiers et plus d’ouvriers. Ils sont plus propres que les fermiers d’où la différence entre les deux quartiers.

Le village était mort… Tout le monde était ouvrier agricole sauf deux maçons, une épicerie et un café… Ces ouvriers agricoles avaient deux vaches et allaient faire les moissons chez Debuire pour compléter le revenu. J’ai vu les trois premières nouvelles maisons se bâtir. Dans les années 50, les gens se mariaient et cherchaient une vielle maison. On ne pensait pas à faire construire. Tous les ans une nouvelle maison s’est bâtie à Radinghem, au moins 45 depuis mon arrivée.

Mr : Une fois mariés nous nous installons à notre compte dans la ferme. Mon père avait déjà fait le partage de ses terres entre ses trois enfants. Je cultivais mes terres et celui de la fille de mon frère décédé.

J’ai vendu mes deux chevaux pour acheter un petit tracteur d’occasion, un « Pony » Massey 15 CV à essence. Il a fallu couper la barre de la faucheuse pour pouvoir l’atteler au crochet d’attelage du tracteur. J’avais 4/5 vaches. Je faisais du beurre et allais le vendre mais la semaine de beurre partait dans l’essence du tracteur. Nous arrivions tout juste à vivre. Une fois marié j’ai revendu le tracteur à essence pour en acheter un neuf au Gasoil, un petit Vandeuvre. J’avais 17 hectares.

Nous avons acheté un épandeur, une petite remorque "Legrand" de trois tonnes, un semoir à engrais traîné, un râteau faneur, une petite grue pour récupérer le fumier. Elle fonctionnait avec un petit moteur à essence et était utilisée pour mettre le fumier dans l’épandeur. J’ai ensuite acheté un autre tracteur, un Deutz, avec une fourche à fumier, puis une grande remorque à grains de 7 tonnes et un semoir à engrais porté avec deux assiettes…

Nous allions toujours acheter le matériel à deux. Quand le vendeur nous voyait arriver ensemble, il savait que nous allions lui acheter quelque chose.

J’avais une force formidable et pouvais soulever de terre une balle de 100 kilos d’engrais mise dans une toile de jute. Je la mettais sur mon dos. Les escaliers pour monter les sacs de grain de 80 kilos sur son dos dans le grenier, étaient trop durs car il n’y avait pas de rampe. Nous avions donc acheté une vis à grain pour faire monter le grain au grenier. La vis montait et descendait un bac rempli de grain. Avec deux tuiles installées en haut de la vis, le grain pouvait ainsi descendre tout seul dans le grenier. Une personne restait en bas à remplir le baquet de grain dans la remorque et l’autre guidait la vis en haut.

Nous avons fait de l’ensilage de maïs, uniquement pendant mes trois dernières années en tant qu’exploitant vers 1990. Il fallait faire venir un entrepreneur pour ensiler. L’habitude du pays n’était pas à créer des coopératives d’utilisation de matériel agricole (CUMA). On n’en parlait pas… Nous n’achetions pas de matériel et faisions appels à des entrepreneurs… Les autres agriculteurs du village venaient à trois/quatre tracteurs m’aider à faire le silo à ensilage. Nous ne faisions pas d’ensilage d’herbe mais du bon foin… Nous nous débrouillions seuls dès que nous le pouvions.

Notre principale production était le lait, vendu à la coopérative de Sanval. Nous donnions près de 14 bidons de lait de 20 litres par jour. Nous avions des hollandaises, des rouges, de bonnes bêtes. Nous avions une trayeuse (une melotte) avec des pots suspendus que l’on installait sous la vache, pots attachés à une ceinture fixée autour de la vache... Notre seconde trayeuse était une Wesphallia. Le seau restait alors à terre à côté de la vache. Nous étions les premiers du village à nous faire installer un tank à lait de 800 litres en 1976, "un Melotte". D’autres agriculteurs nous disaient, "vous allez nous obliger à acheter la même chose !" Un an après tout le monde en avait. Le contrôle laitier est devenu obligatoire vers 85/86. Le laitier contrôlait lui-même le lait en le récupérant. Il fallait bien tenir les bêtes quand nous devions mettre le bâton dans les pis pour soigner une mammite. Nous en avons un jour retourné une sur le dos. Nous mettions de l’eau et du fin sel pour désinfecter et cicatriser le cordon des cochons et de l’eau de javel sur le cordon des veaux. Nous vendions les veaux à 8 jours à des petits fermiers qui les engraissaient.

Nos bâtiments formaient un carré juste entrouvert par un passage. L’écurie touchait la maison, puis venait l’étable à vache, l’étable à cochon, puis une ancienne maison avec le fournil, le métier à cidre, puis une petite étable où nous mettions les vaches et la grange. La grange se trouve à gauche en entrant. L’étable aux cochons est sur le même côté et l’étable à vaches est située en face la grange. La vieille maison est à droite.

Notre tas de fumier était dans la cour entre l’étable des vaches et des cochons. Il n’y avait pas loin à aller pour jeter le fumier à la fourche. Nous avons bétonné la cour en 1975. Un drain passait sous la grange et permettait au purin de s’écouler vers un fossé. Les veaux étaient installés dans la grange ou dans une petite étable. Le sol des étables carrées était en brique rouge. Nous l’avons cimenté aussitôt mariés. Les vaches étaient attachées par une chaîne autour du cou. Nous n’avions pas de râtelier, ni de crèche. Nous mettions la nourriture par terre. Une petite rigole pour faciliter l’évacuation du purin vers le tas de fumier était creusée derrière les vaches.

Nous n’avions pas toujours assez de nourriture pour les bêtes aussi fallait-il acheter une remorque de foin ou autre chose. Des petites fermes arrêtaient toujours aussi pouvions-nous leur acheter leurs productions. Nous cultivions de la betterave fourragère, du grain. Les betteraves étaient arrachées à la main. Nous leur coupions la tête avec une serpe avant de les charger à la main dans une remorque. Il fallait faire tout ça avant la fin octobre, avant les gelées…Nous élevions également des cochons souvent vendus à des marchands de bêtes qui passaient à la maison. Nous achetions des petits cochons, les gardions 15 jours puis les revendions avec un gros bénéfice. Il n’y avait pas encore de TVA.

Nous avons subi la sécheresse de 76. Nous avons reçu 3000 francs d’aide de l’Etat et les avons entièrement dépensés à acheter de la paille et du tourteau. Les pâtures étaient blanches. Il n’y avait plus rien. L’eau de la ville a été installée dans la cour de la ferme en 1975. Vers 1956/57, les blés ont gelé sous terre.

Quand nous avions fini les travaux dans les champs et qu’il faisait encore beau, nous nous occupions du bois du bois de chauffage pour la maison. Le remembrement n’a pas changé les choses dans le village même. Il n’a pas touché aux petites pâtures mais toutes les petites pièces, 25 ares, un hectare, extérieures au village ont été remembrées. Nous avons alors eu des pièces de 5/6 hectares. Les grands talus sont restés mais les petits ont disparu.

Nous n’avons jamais pris de vacances mais avons voyagé. En 1974, nous sommes allés quatre jour en Haute-Savoie car notre fille y avait été envoyée par le docteur pour faire du sport. Elle y est restée 4/5 mois et nous sommes allés la voir deux fois pour nos premières vacances…. Nous avons mis une journée pour y aller. Le grand père trayait les vaches quand nous partions. Nous prenions une ou deux journées pour aller à Amsterdam, en Angleterre… Nous sommes allés 8 jours à Lourdes en 1992, en avion avec monsieur le curé… Notre fille a fait le métier qu’elle a voulu… Elle est mariée avec un agriculteur…

Vous pouvez retrouver l’intégralité des témoignages sur le monde rural du pays des 7 vallées, Radinghem, dans un ouvrage pdf à cette adresse internet :
http://www.lettresetmemoires.net/nous-entrerons-dans-campagne-pays-7-vallees-pas-calais-au-cours-20eme-siecle.htm