Cambodge sous les khmers rouges : Du moment que l’on ne meurt pas de faim, tant pis…
Mme Elisabeth Tran
texte Frederic Praud
Jeunesse au Vietnam
Je vis en France depuis 1976. Je suis d’origine chinoise, plus précisément cantonaise, mais je suis née à Saigon, dans le sud du Vietnam. C’est dans ce pays que j’ai grandi, avant d’épouser en France un Chinois du Cambodge et d’aller vivre à Phnom Penh en 1968.
Le Cambodge fait partie de l’ancienne Indochine. Il se situe dans le sud-est asiatique, entre le Vietnam, le Laos et la Thaïlande, et s’organise autour du fleuve Mékong. C’est un pays qui partage à peu près la même civilisation que le Laos et la Thaïlande. D’ailleurs, la langue cambodgienne présente de nombreuses similitudes avec le thaïlandais. Ainsi, lorsqu’un Cambodgien parle, certains Thaïlandais peuvent le comprendre et vis versa.
Je pense que les jeunes d’aujourd’hui ont beaucoup de chance car ils profitent d’une grande liberté, comparés à nous qui avons été élevés très sévèrement… La liberté, c’est très bien, mais quelquefois, on en abuse et je trouve qu’il est dommage de n’avoir pas gardé un petit peu de la sévérité ancienne.
Lorsque j’étais adolescente, je ne sortais qu’avec la famille. Mes parents étaient extrêmement stricte mais ont toujours su nous parler. Ils n’élevaient jamais la voix. Par exemple, quand je me promenais dans la rue avec ma sœur et que je la prenais par les épaules, mon père considérait que ce n’était une attitude correcte. Pour lui, il fallait marcher dignement. C’est une conception chinoise à l’ancienne.
Nous sommes peu démonstratifs de nos sentiments chez nous même si nous avons une affection énorme pour quelqu’un, nous ne nous embrassons pas. Ce n’est pas notre coutume… Je n’embrasse jamais mes enfants, que ce soient mes filles ou mes fils ! Pourtant, Dieu sait qu’ils sont mon seul but dans la vie… J’ai toujours fait des sacrifices pour eux !
Au pays, jeune fille ou une fois mariée, j’ai vécu dans une famille extrêmement aisée Je n’ai donc jamais été privée ni privé mes enfants de quoi que ce soit. Mais dans la vie, il faut toujours savoir économiser et je trouve dommage que cela se perde… Derrière tout ce que l’on utilise, tout ce que l’on dépense, nous avons toujours une arrière-pensée : celle de prévoir les années à venir. Chez nous, il existe un dicton qui résume bien cette idée : « Pense toujours à tes deux dernières années… » Lorsque l’on ne finit pas la nourriture, on ne le jette jamais ! Les événements que j’ai vécus ont bien prouvé la justesse de ce dicton.
Je n’ai connu aucun problème matériel jusqu’au jour où je suis venue en France mais j’ai appris à ne jamais rien gâcher, à ne jamais faire couler de l’eau pour rien, etc. J’ai toujours été élevé dans le strict respect de cette exigence. C’est un état d’esprit assez écolo pour employer le terme actuel !
Premier séjour en France
Je suis venue en France pour la première fois en 1965, pour continuer mes études. Mes parents m’y ont envoyée avec ma sœur. Évidemment à l’époque, laisser deux jeunes filles adolescentes en Europe pour étudier était quelque chose d’assez exceptionnel même si c’était mon père qui nous avait conduit jusqu’à Paris lui-même !
Je parlais déjà français en arrivant car j’étais dans une école religieuse française au Vietnam. Dans ma famille, nous sommes bouddhistes mais l’un n’empêche pas l’autre ! Chez nous, il y a une réelle tolérance. Personne n’a jamais critiqué le fait que nous fréquentions une école catholique.
Aujourd’hui, tout le monde a déjà vu le Dalaï Lama à la télévision et de plus en plus de gens subjugués par le bouddhisme veulent s’y convertir. Seulement, lorsqu’on lui demande conseil, le Dalaï Lama leur répond : « Pourquoi vouloir changer de religion ? Il n’y a qu’un seul et même Dieu pour toute la terre ! Il n’y a pas lieu de dire : ‘’ Je suis bouddhiste, musulman, juif ou catholique ! ’’ Toutes les religions sont de bonnes religions et chacun doit pratiquer d’après ce que lui dicte sa conscience… »
J’ai été élevée dans le même esprit car mon père était très avant-gardiste. Il nous répétait toujours : « La religion, c’est selon sa conscience… » Je suis donc allée dans école catholique, sans que cela pose de problème. Je n’y ai rien trouvé de plus extraordinaire que dans la pratique de ma religion. Je pense que toute religion n’est qu’une question de philosophie de conscience.
Lors de ce premier séjour, j’ai trouvé des français extrêmement chevaleresques, qui n’avaient rien à voir avec ceux d’aujourd’hui. Il me semble que nous avons perdu pas mal de choses… Nous sommes devenus beaucoup plus individualistes alors que l’ancienne France était très soudée. C’est mon sentiment en tant qu’étrangère, qui a connu deux visages différents d’un même pays. Maintenant, la France, c’est plus chacun pour soi et c’est dommage… Ici, aux Rosiers, nous avons de nombreuses familles d’origines étrangères différentes et je pense que par chez eux comme par chez moi, les gens sont beaucoup plus solidaires…
En 65, la France était pour moi extraordinaire. Les comportements étaient déjà assez libres par rapport aux pays asiatiques. Pour autant, quand je me promenais à Paris avec ma sœur, même si mon père n’était pas à côté, je ne changeais pas d’attitude. L’éducation que j’avais reçue était bien ancrée ! A l’époque où j’allais dans une école chinoise régie par l’académie de Chine, tous les matins, on arrivait dans la cour, chaque classe se rangeait en rang, devant la maîtresse, et assistait à la levée du drapeau, rythmée par une musique de scout quasi militaire. Et la devise pour tous était : « J’aime ma patrie et je me respecte ».
Nous avons reçu une éducation purement chinoise, venant de la patrie mère, dans laquelle il y avait beaucoup de règles. Par exemple, à l’école, nous devions porter des uniformes. Cela peut paraître inutile aux jeunes d’aujourd’hui mais je crois que c’est une forme de discipline, dès le départ. Dans la vie, il y a toujours des contraintes, ce que nous avons actuellement tendance à oublier. L’uniforme de l’école chinoise était donc déjà une sorte de contrainte, mais qui avait l’avantage d’aider l’enfant à respecter les règles. D’ailleurs, nous avions constamment à l’esprit ce dicton chinois : « Quand on ne respecte pas le maître, le ciel ne nous admet pas et la terre nous banni… » Mais, cela marchait dans les deux sens ! Si le maître ou la maîtresse faillaient dans l’éducation de l’enfant, lui était considéré comme un brigand et elle, comme une putain… Il s’agissait d’un système très très sévère !
Alors, quand en arrivant en France, je suis entrée en pension au Couvent des Oiseaux, l’une des plus vieilles institutions catholiques du pays, je ne me suis pas sentie dépaysée ! Je n’ai pas été choquée ! Il était tenu par les religieuses de Saint Augustin, qui perpétuaient le système d’éducation à l’ancienne.
J’ai quitté la France juste avant les évènements de 68. Mais, je ne suis pas retournée à Saigon. Je suis partie au Cambodge puisque j’avais rencontré mon mari qui venait de terminer ses études de pharmacie à Paris et nous nous sommes mariés.
La dictature des Khmers Rouges
Lorsque les Khmers Rouge ont pris le pouvoir au Cambodge, tout le monde a été chassé de Phnom Penh et d’autres villes. Nous avons été obligés de quitter la maison. Aucun habitant ne devait rester sur place. Ils tiraient dans tous les sens et on ne savait même pas ce qui se passait ! On nous a seulement dit : « Il faut que vous partiez ! Les Américains vont bombarder. » En fait, nous avons été déportés à la campagne et là, il a fallu se débrouiller pour survivre avec des nu-pieds et sans rien à manger ! Nous cueillions de l’herbe à cochon pour se nourrir…
Les Khmers Rouges étaient les communistes cambodgiens extrêmes qui privaient de toute liberté et le droit de posséder... L’argent était complètement annihilé ; on ne pouvait plus l’utiliser…Il n’y avait plus d’argent en cours ! Alors, on essayait de se procurer à manger en faisant du troc avec les paysans qui étaient encore sur place avec le peu de vêtements qu’on avait…
Á l’époque, je ne savais pas quel était leur but ! Je pense qu’ils voulaient anéantir toute volonté de révolte et obliger les gens à les suivre. D’ailleurs, ils éliminaient tous les intellectuels ! Nous n’avons donc jamais osé dire que nous savions lire et écrire, ni que nous avions une pharmacie avant d’être déportés… Les intellectuels étaient particulièrement visés car du fait de leur culture, de leur éducation, ils étaient les plus à même de dénoncer le nouveau régime. Par contre, les paysans croyaient plus facilement tout ce qu’on leur racontait. Si vous leur disiez blanc, ils disaient blanc.
Je pense donc que la tactique des Khmers Rouges était d’affamer la population. Quand on a faim, on ne cherche pas à se révolter ! On suit comme des moutons… Du moment qu’on peut survivre, qu’on ne nous tue pas, c’est le principal…
Fuir le Cambodge à tout prix
Nous n’avions pas le droit de quitter le pays ! Les déportés étaient obligés de cultiver la terre pour assurer les rendements et quand les cultures commençaient à pousser, on nous déportait ailleurs. Nous n’avions pas le droit de rester au même endroit, ce qui nous empêchait de nous attacher au lieu, de créer des liens… Parfois, on se disait : « Du moment que l’on ne meurt pas de faim, tant pis… Nous ferons ça jusqu’à la fin de la vie… Si nous pouvons avoir tous les jours notre bol de riz, ça nous suffit… » Mais, nous n’avions pas cette possibilité car dès que les plantations avaient poussé, ils arrivaient et nous déportaient dans un autre endroit…
Un jour, au bout de six sept mois nous avons profité d’une occasion de déplacement pour nous enfuir. Nous étions avec des Vietnamiens et à l’époque, le Vietnam venait de changer de politique. Le gouvernement rapatriaient ses ressortissants du Cambodge. Alors, étant donné que je suis née au Vietnam et que je parle couramment la langue, nous nous sommes fait passer pour des Vietnamiens en nous mélangeant à eux. J’étais la seule à m’exprimer parce que mon mari avait un petit accent. Quant aux enfants, ils étaient tout petits et nous avons fait en sorte qu’ils ne parlent pas devant les soldats.
Arrivés à l’endroit où s’organisait le départ, notre groupe a été contrôlé par les soldats khmers. Á ce moment-là, nous étions déjà dans les camions prêts à partir pour le Vietnam, accroupis au milieu des autres qui étaient débouts. Il y avait du monde ! Les gens étaient vraiment serrés ! Quand les soldats ont demandé si certains parmi nous venaient de Phnom Penh, qui était non vietnamien, tous ont répondu : « Non, non, non… Il n’y a personne… » Et là, comme un coup du destin, il s’est mis à pleuvoir à verse et les soldats sont partis… C’est comme ça que nous avons pu nous enfuir avec tout le groupe de Vietnamiens, accroupis au milieu de tout ce monde serré…
Après d’autres péripéties le passage de la frontière a lui aussi constitué tout un évènement ! Il y avait des contrôles et lorsque notre tour est arrivé, mon mari était prêt à sauter dans la rivière pour traverser à la nage. Mais heureusement, à ce moment-là, il y eut un problème à l’arrière et les soldats khmers sont partis, laissant les soldats vietnamiens seuls pour le contrôle de la frontière. Ces derniers nous ont franchir la ligne frontalière sans difficulté… Nous étions très affaiblis ! Nous mourions presque de faim et on avait même du mal à marcher… D’ailleurs, j’ai connu des gens qui sont morts tout de suite après le passage de la frontière de malnutrition et de maladie…
Il ne faut pas oublier que la dictature Khmer a fait plusieurs millions de victimes ! Alors, quand je vois certains évènements, je me dis : « Ce n’est pas possible que l’on ne parle jamais du Cambodge où tant de gens sont morts de faim et de malnutrition ! » C’est terrible…
Une fois au Vietnam, nous n’avons pas eu d’autre problème puisque je parlais bien la langue. Nous étions stationnés dans un certain endroit à la frontière et j’ai réussi à trouver de quoi pour prendre le bus et je suis allée prévenir me parents à Saïgon pour qu’ils puissent venir récupérer toute la famille… Mais, nous n’avions pas l’intention de rester au Vietnam. Si à l’époque la politique était la même qu’au Cambodge, le pays était beaucoup plus libre et les gens comme nous qui venaient d’ailleurs, devaient en profiter. Nous avons donc déposé une demande auprès de l’ambassade de France à Saigon, pour pouvoir venir ici, des amis français, qui étaient pharmaciens, se sont portés garants pour nous. Cette garantie était indispensable ! Sans elle, nous n’aurions pas pu partir…
Retour en France
Nous sommes arrivés en France en 1976 et sommes éternellement reconnaissants à notre pays d’accueil et sommes depuis toujours efforcés d’être les meilleurs des citoyens pour preuve de remerciements à notre nouvelle patrie. Nous ne sommes pas venus directement à Sarcelles. Nous avons d’abord vécu à Paris puis dans la Marne. Le problème, c’est qu’à l’époque, il fallait avoir un diplôme français pour pouvoir s’installer en pharmacie. Mon mari était déjà diplômé de la faculté de Paris ! Seulement, pour les mêmes études, il y avait un diplôme d’Etat, réservé aux français et un diplôme d’Université, réservé aux étrangers. Comme il était de nationalité étrangère, mon mari n’avait que le second alors que seul le premier permettait une installation. Il a donc été obligé de refaire une thèse pendant deux trois ans afin d’obtenir ce fameux diplôme d’Etat de docteur en pharmacie.
Pendant ce temps-là, comme beaucoup d’Asiatiques qui arrivent en France, nous avons fait un peu de restauration. J’ai également travaillé chez un médecin, en tant que secrétaire, mais une secrétaire qui faisait même le ménage… Nous avons eu beaucoup de mal à obtenir notre naturalisation, ce qui est assez incompréhensible puisque nous étions diplômés de France ! Mais, quand nous sommes allés vivre dans la Marne, nous avons rencontré Monsieur Bernard Stasi, qui a appuyé notre demande et nous avons obtenu notre naturalisation puis nous avons pu nous installer…
Sarcelloise depuis treize ans
Nous sommes à Sarcelles depuis treize ans. Mais aujourd’hui, je me sens complètement sarcelloise ! Pourtant, lorsque nous avons voulu reprendre la pharmacie, tout notre entourage nous l’a fortement déconseillé : « Aller à Sarcelles ; mais vous n’y pensez pas ! » Mais, je ne regrette pas d’être venue car je me sens chez moi…
Tout ça, c’est aussi grâce aux habitants et aux jeunes qui ont de la considération pour nous… Je n’ai jamais eu de problème avec eux ! Quand je vois des enfants qui se conduisent mal, je leur fais la remarque et ils me répondent toujours : « Oui, oui, oui… » Ils n’ont jamais trouvé que je leur parlais mal ! De toute façon, ça ne me viendrait jamais à l’idée ! Quand je leur fais des remarques, ils savent parfaitement que c’est pour leur bien. Par exemple, lorsqu’ils viennent faire du chantier dans la pharmacie, je mets de l’ordre tout de suite ! J’ai beau les aimer, je n’admets pas ce genre de comportements parce que j’ai été élevée comme ça… Je veux qu’il y ait de l’ordre… Mais, jamais aucun enfant ne m’en a voulu ! Personne ! Ils me connaissent bien… Sarcelles, c’est ça pour moi…
Au début de notre installation, nous avions quand même subi deux trois cambriolages et de temps en temps, des jeunes venaient me chaparder des produits mais c’étaient des histoires anciennes.
Alors, je ne sais pas comment ça se passe pour les autres mais en ce qui me concerne, j’ai beaucoup de chance avec les habitants du quartier… Il y a sans doute des gens qui ne m’aiment pas ! Mais ça, je n’y peux rien… Je n’ai jamais eu de problème avec qui que ce soit, en particulier les jeunes et les enfants. Comme je les connais, je m’inquiète de leur bien être lorsque je les vois ! « Et ton travail, ça va ? El l’école marche bien ? » En fait, je les considère comme les miens… Dans la vie, il me semble que l’essentiel est d’être sincère et de tout cœur… Il faut donner pour recevoir et je pense que les enfants du quartier me l’ont mille fois rendu… Il y a bien sûr des insolents ! Mais il faut savoir les remettre à leurs places.
Je n’ai donc vraiment pas à me plaindre des Rosiers. D’ailleurs, chaque fois qu’à Sarcelles, il se produit des incidents, j’affirme toujours haut et fort : « Ce ne sont sûrement pas des jeunes de chez nous ! » J’ai peut-être tort car je ne sais pas si c’est juste, mais je me dis que ce n’est pas possible qu’ils fassent des choses pareilles ! Aux Rosiers, pendant les évènements de novembre 2005, il n’y a rien eu de sérieux ; seulement quelques poubelles de chamboulées. Je tiens donc à féliciter le directeur du centre Faroux Zaoui et son équipe qui sont très dynamiques… Et malgré le fait que je suis très occupée et souvent fatiguée, j’essaie de leur apporter ma contribution parce qu’ils le méritent…
Chaque fois que je lis un article négatif sur les Rosiers, je suis outrée et j’ai envie d’écrire aux journalistes : « Il faut venir voir avant de nous juger ! » Malheureusement, faute de temps, je dois reconnaître que je ne l’ai encore jamais fait… Quoi qu’il en soit, à Sarcelles, je me sens vraiment chez moi…
Pour responsabiliser les jeunes, pour que l’on puisse leur dire : « Ne faites pas ça ! », il faut d’abord qu’ils aient bon fond. Par exemple, lorsqu’ils jouent au ballon devant la porte, je leur explique : « Les enfants, je n’aime pas que vous jouiez devant la pharmacie » car il faut se donner la peine de leur parler ! Je ne vois pas d’autre solution…
Cela fait plus de dix ans que j’ai la même voiture. Je me la fais parfois abîmer ailleurs mais ici, je n’ai jamais eu une seule égratignure. Alors, il faudrait que les journalistes viennent ! J’aimerais bien leur en parler… J’aimerais leur dire qu’ici aux Rosiers, c’est formidable… Seulement le problème, c’est qu’il faut que chacun apporte sa contribution. Quand il m’arrive d’en parler avec certaines personnes, j’entends souvent : « Oh, ne vous tracassez pas… De toute façon, ça ne sert à rien… » Je ne suis pas d’accord ! Il ne faut jamais dire ça ! Lorsqu’il y a quelques petits problèmes, il faut les régler.
Un jour, un jeune qui n’était pas des Rosiers est venu me voir à la pharmacie. Il voulait prendre des médicaments sans ordonnance. Et bien, quand je lui ai dit : « Non, ce n’est pas possible ! », il m’a lancé : « Toi, tu n’auras bientôt plus de voiture ! » Ça m’a beaucoup choqué… Ce ne sont pas les jeunes de chez nous qui auraient pu me dire une chose pareille ! Sûrement pas…
De mon pays, je garde surtout le souvenir d’une existence décontractée… En Asie, du fait de notre métier, nous n’avions aucun soucis matériel et notre quotidien était beaucoup plus tranquille, beaucoup moins stressant. En France, les clients ne sont pas toujours patients et certains sont parfois loin de faire preuve d’une considération mutuelle. Alors, ce n’est pas toujours facile… Évidemment, ce n’est pas propre aux Rosiers ou à Sarcelles ! C’est comme ça partout ! Il arrive donc que nous soyons quand même un peu dépités…Mais bon, c’est la vie…
Nous avons vécu dans la Marne avant de venir nous installer à Sarcelles. Là-bas, les gens sont plus fermés mais nous avons la chance d’être très bien acceptés… Á l’époque, nous étions encore dans la restauration et il n’y a jamais eu de problème. Il faut dire que le fait de savoir parler français facilite considérablement les choses ! On peut communiquer avec les autres ! Autrement, j’ai trouvé que la vie en France était très dure comparée à l’Asie…
La raison qui nous a amenés à Sarcelles est très simple. La petite pharmacie que nous tenons aujourd’hui avait du mal à vendre. Nous pouvions donc l’acheter à moindre coût. Mais à l’époque, tout notre entourage nous le déconseillait ! Moi, je me suis dit : « De toute façon, nous n’avons pas l’intention de faire fortune. Du moment que l’on a un travail, c’est l’essentiel… » Souvent, il faut reconnaître que les journées sont dure ! Mais, lorsqu’on a vécu à ciel ouvert pendant des mois et des mois, sous la pluie, lorsqu’on a mangé de l’herbe pour survivre, on est bien content d’avoir au moins un toit et de quoi se nourrir...
En plus, ce qui nous aide à tenir, c’est que nous sommes tellement pris par notre travail et les soucis de la vie que l’on ne peut pas se relâcher. On n’a pas le temps de se dire : « Mon Dieu, la belle vie que j’ai eue… » Ce n’est pas possible ! Par exemple aujourd’hui, je suis venue raconter mon histoire avec un immense plaisir mais je suis pressée de retourner travailler. Nous n’avons pas l’occasion de s’arrêter sur les difficultés… Par contre, dès que j’ai un petit moment, dès que des clientes m’apportent des gâteaux ou un peu de couscous, je suis contente. Je me dis : « Quand même, ils nous aiment et nous sommes bien ! » Voilà notre récompense… Et lorsque des petits jeunes viennent discuter avec moi, je sens très bien qu’ils me parlent parce qu’ils m’estiment… Je suis une vraie sarcelloise ! Et des Rosiers en plus…
Message aux jeunes
J’aimerais qu’ils restent raisonnables. Dans la vie, il n’y a pas que la facilité ! Il faut sans cesse lutter ! Nous, même à notre âge, on se bat tous les jours ! Tel client n’est pas content parce que tel médicament n’est pas remboursé, tel autre parce que nous ne prenons pas telle mutuelle, etc. C’est une bataille éternelle ! Je crois que c’est notre époque qui veut ça. Ce n’est pas difficile qu’en France ou en Europe ! Même en Asie, la vie est devenue beaucoup plus dure que lorsque j’y vivais. Alors, il ne faut jamais se décourager…
D’autre part, il faut se respecter : non seulement respecter les autres mais se respecter soi-même. C’est très important… Moi, à minuit, je n’hésite pas à circuler dans notre quartier ! L’idée de faire attention parce qu’il fait nuit ne me vient pas à l’esprit ! Je suis convaincue que personne ne voudra me faire du mal car je me donne de tout mon cœur… Il faut donc agir selon sa conscience et se dire : « Je suis quelqu’un de bien. » Il faut être à l’écoute des autres et essayer des les aider quand ils ont un problème. C’est ce que je fais dans le quartier. Bien sûr, tout le monde a des soucis ! Mais, certains en ont de beaucoup plus graves… Et même si on ne peut pas y faire grand-chose, il faut malgré tout les soutenir car pour quelqu’un, se sentir épaulé est déjà beaucoup…
Voilà dans quel état d’esprit nous devons selon moi élever nos enfants. J’ai reçu une éducation très sévère, très stricte, mais je n’en ai jamais voulu à mes parents au contraire parce qu’aujourd’hui, j’arrive à m’en sortir. Si je me sens bien à Sarcelles, c’est aussi parce que je mets toujours tout mon cœur dans ce que je fais. Je suis toujours à l’écoute… Chacun devrait faire la même chose ! Il y a toujours un problème plus grave que l’autre et il est bon d’avoir des avis différents. C’est en se concertant qu’on peut trouver le moyen de s’en sortir !
Il ne faut jamais baisser les bras et se dire : « Ce n’est pas la peine d’aller travailler ou d’aller à l’école… » Quand on est salarié, on doit toujours être à l’heure au boulot et quand on est élève, on ne loupe pas les cours, on ne fait pas l’école buissonnière. C’est la plus grande recommandation que je puisse faire aux enfants et aux jeunes de notre quartier. Pour moi, c’est très important…
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