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Arméniens - 20ème siècle - un siècle de passeurs de mémoire

Famille Sarafian - trois génération d’arméniens de Sarcelles

jeudi 11 juin 2009, par Frederic Praud

texte Frederic Praud


Mmes Sarafian (grand-mère, mère, fille)

Afin de favoriser la clarté du récit, les propos de la fille (S.F : )et de la petite fille de Mme Sarafian sont retranscrits en italique. Ils sont en plus précédés de trois astérisques(SPF) ***pour la petite fille .
Les propos de Mme Sarafian grand mère sont en caractère normal (SGM).

Mihalitch, village arménien de Turquie

SGM : Je suis née en 1921 en Turquie, dans le village de Mihalitch, à une quarantaine de kilomètres de Boursa (Brousse). Mon père était bottier et ma mère travaillait dans les champs, où l’on cultivait les mûriers pour le vers à soie. C’était une activité spécifique au village. Toutes les femmes s’en occupaient. Par contre, les hommes avaient tous des métiers manuels.

Nous avons quitté la Turquie un an après ma naissance. En 1915, je n’étais pas née mais ma famille n’a pas été déportée car mon père faisait son service militaire dans l’armée turque. Bien qu’étant arménien, il y était obligé ! Toujours est-il qu’on ne touchait aux parents de quelqu’un qui était sous les drapeaux. Ils le savaient ! Dans les villages, il y avait des mairies. On appelait ça des « bilayets » Ma famille a donc été épargnée… Elle n’a pas été déportée à cause de ça…

Nous sommes restés au village jusqu’en 1922. Á l’époque, il y avait la guerre entre les Grecs et les Turcs. Les Grecs envahissaient la Turquie pour sauver les Arméniens et récupérer pour eux, ce qu’ils pouvaient de terres. En 1921, ils sont arrivés jusqu’à notre village et s’y sont installés.

Le grand patron du village, l’Arménien le plus notoire, était banquier c’est-à-dire « saraf ». Notre nom, Sarafian, vient de là. Les Arméniens ont coutume de prendre des noms de famille en rapport avec la profession. Lui, c’était un « saraf » et nous sommes devenus les Sarafian, mais notre vrai nom est Parnakian. Sarafian est resté parce qu’il s’est transmis de père en fils. Quoi qu’il en soit, cet homme avait une maison tout à fait grandiose parce qu’il était très riche, comme la plupart des banquiers.

Alors, quand l’armée grecque est arrivée, le capitaine s’est installé avec sa garnison dans la maison. Il a demandé asile. Il fallait bien qu’ils logent quelque part ! La maison était très grande. Moi, je n’avais qu’un an à l’époque. Seulement, par la suite, les Turcs ont fait reculer les Grecs. Ils ont repris du terrain et leur offensive a été dévastatrice, après presque une année d’occupation grecque… C’était un peu comme la retraite de Russie ! C’était la débâcle…

Ma grand-mère était cuisinière gouvernante du « saraf » et elle habitait avec sa famille dans les dépendances. Elle n’a pas été brûlée mais les Grecs, pour éviter que les Turcs ne prennent cette belle maison, ils l’ont incendiée… Ils ont détruit tout ce qui était beau pour ne pas que les Turcs en profitent…

Seulement, après le départ des Grecs, les villageois ont eu peur des représailles ! Ils avaient fait la fête aux Grecs qui étaient proches de nous ! Ce que les Turcs ont très mal pris… En conséquence de quoi, les villageois en ont conclu : « Il ne faut pas qu’on reste… Sinon, on va payer… » Tout le village s’est donc mis d’accord pour fuir en Bulgarie… C’est quand même fort ! Les Arméniens ne se séparent jamais… Ils se regroupent toujours car l’isolement n’est pas facile… Je suis donc partie avec mes parents en Bulgarie… J’avais un an.

SF : Comme les Arméniens s’étaient alliés avec les Grecs, le gouvernement turc de l’époque avait décidé d’en finir une fois pour toute avec ce qu’il restait des Arméniens. C’est en 1921-22, qu’a donc eu lieu la deuxième vague du génocide commencé en 1915. Á ce moment là, les derniers Arméniens qui restaient encore disséminés ici ou là ont décidé de partir…

Quatre ans d’exil en Bulgarie

SGM : Tout le village s’est donc retrouvé en Bulgarie. Nous y sommes restés quatre ans. J’ai d’ailleurs une sœur qui est née là-bas. Mais, je n’ai pas beaucoup de souvenirs de cette période parce que j’étais très jeune. Par contre, je sais que certains hommes du village avaient refusé de partir en Bulgarie. Au moment du génocide de 1915, il n’y avait pas eu de protections extérieures pour récupérer les Arméniens qui auraient pu se sauver. Mais en 21, les gouvernements occidentaux, notamment la France, ont eu connaissance de ce qui se passait et ont voulu venir en aide aux réfugiés qui acceptaient de venir chez eux. Ils ont donc proposé des contrats de travail aux familles pour ne pas qu’ils aient peur, pour qu’ils aient quelque chose !

Mon père, qui était bottier, faisait des chaussures en Bulgarie avec le frère de ma mère. Mais dans l’espoir sans doute d’une vie nouvelle, il a signé ce contrat comme d’autres hommes du village et finalement nous nous sommes pratiquement tous retrouvés en France, par vagues successives. Mais, le bateau est la seule chose dont je me souvienne… J’avais à l’époque cinq ans …

Arrivée en France : de Tours à la banlieue parisienne

SGM : Après avoir débarqué à Marseille, nous sommes arrivés directement à Tours. C’était la destination prévue dans les papiers, sur le contrat ! Là-bas, mes parents ont commencé à travailler dans une usine d’armement. Ma mère aussi avait signé un contrat de travail ! Il fallait bien qu’ils aient de l’argent ! Mais, en arrivant en France, ils ne savaient pas ce qui les attendait, ce qu’ils allaient faire… Finalement, ils ont atterri dans une usine d’armement où ils étaient magasiniers. Ils devaient empaqueter des armes ou des balles. Je ne sais pas très bien ce que c’était mais ils étaient au magasin, à faire des paquets…

Le problème, c’est que mon père était quelqu’un de très indépendant et il ne supportait pas d’être enfermé, de travailler comme ça, à l’heure. Il voulait être autonome, travailler pour son compte. Il nous a donc expliqué : « Il faut que l’on rejoigne nos amis ! » Il savait que certains étaient montés sur Paris, en banlieue parisienne, et il savait où les retrouver. Il y avait une filière. Mais pour être dégagé de leur contrat, il fallait que mes parents se fassent renvoyer. Quand un contrat est signé, on ne peut pas faire ce qu’on veut ! Ils ont donc commencé à dire qu’ils étaient malades, qu’ils ne pouvaient pas venir, etc. C’est passé une fois, deux fois, puis ils ont été licenciés.

Nous avons ensuite atterri à Noisy-le-Sec, où nous avons retrouvé deux trois familles du village où je suis née !!! Il y en avait notamment une, les Vartanian, qui était un peu aisée. Ils avaient pu sauver leurs bijoux et le peu d’argent qu’ils avaient, contrairement à mes parents. Et bien, c’est Bardasar Vartanian, je ne sais pas par quelle filière, sans doute la Croix Bleue des Arméniens, qui a pu joindre mon père pour lui dire : « Monte sur Paris ! Viens à Noisy-le-Sec ! » Finalement, nous y sommes restés vingt ans, jusqu’en 1946.

Noisy-le-Sec

SGM : Á Noisy-le-Sec, les Arméniens étaient regroupés et s’entraidaient. Dans notre rue, nous occupions six ou sept maisons, alignées. Ceux qui avaient de l’argent avaient de belles maisons et ceux qui étaient pauvres, comme nous, vivaient dans une cabane en bois…

Monsieur Vartanian était arrivé lors du premier exode. Je ne sais pas comment il avait réussi à se sauver mais il était là depuis 1915. Il s’était installé à Belleville et dans les années 20, on y trouvait beaucoup d’Arméniens qui étaient fabricants de chaussures. Ça, c’est connu ! Et Vartanian avait déjà un grand atelier où il travaillait avec ses quatre frères. Alors, quand mon père est arrivé, il lui a dit : « Ne t’inquiète pas ! Si tu veux travailler, viens chez moi et tu verras ce que tu peux faire ! » Mon père était un bottier complet ! Il savait tout faire ! Toutes les parties de la chaussure. Dans une fabrique, il y avait plusieurs spécialités. L’un s’occupait du talon, l’autre des semelles, etc.

Mais quand il a vu dans l’atelier tout le monde en ligne, il a dit à Vartanian :
« - Moi, tu me donnes du travail mais je le ferais dehors.
  Comment ça ?
  Et bien, je ferais des ailettes ! Mais, je travaille chez moi ; pas à l’atelier. Je ne viendrais pas ici. »
Vartanian fabriquait des chaussures de qualité à l’époque ! Tout était fait à la main ! Les ailettes servaient à les protéger pour ne pas qu’elles se déforment. Elles étaient collées sous le cuir.

Mon père a donc commencé à travailler chez lui, aidé par ma mère qui mettait également la main à la pâte. Il était payé à la pièce. Il faisait des paquets de cinquante et toute la journée, il coupait ça. Quand il avait envie de faire son jardin, il s’arrêtait. Ça lui plaisait beaucoup de ne pas être enfermé ! Il nous demandait souvent : « Si vous voulez, vous pouvez faire des paquets. Si vous nous aidez un petit peu, on vous donnera la pièce et vous irez acheter des bonbons… » Parce qu’il coupait, il coupait et ça s’entassait ! Après, il fallait les mettre par cinquante. Alors, on donnait un coup de main. On était content ! Les bonbons, on n’avait jamais connu ça ! On faisait donc des paquets et ils nous apprenaient à travailler pour eux… Si on voulait des bonbons, il fallait que l’on travaille…

L’apprentissage du français

SGM : Je suis d’abord allée à l’école à Tours, chez les sœurs. J’y suis rentrée à l’âge de quatre ans et c’est là-bas que j’ai commencé à apprendre le français. On apprend vite quand on est jeune ! Après, je suis allée avec mes deux sœurs à l’école de Noisy-le-Sec mais comme elle était beaucoup trop loin, on nous a admises à l’école de Montreuil-sous-Bois, qui était plus proche, à deux kilomètres. J’y suis restée jusqu’au Certificat d’études.

Mes parents ont appris à parler le français progressivement, sur le tas. Nous les enfants, quand on rentrait de l’école, on ne parlait qu’en français à la maison ! Alors, ils nous disaient : « Mais attendez ! Nous, on ne comprend pas ! Qu’est-ce que vous racontez ? » C’était devenu une habitude…

Quand nous étions en Turquie, mes parents ne parlaient que le turc ! L’arménien était interdit ! D’ailleurs, ma mère ne le connaissait pas. Même en Bulgarie, on ne parlait que le turc ! C’était la langue qui avait été imposée au départ… Lorsque je me suis mariée, je ne savais donc pas un mot d’arménien… Á Noisy, quand nos voisins qui étaient du même village venaient de temps en temps jouer aux cartes en dehors du travail, ils ne parlaient que turc ! Alors moi, en grandissant, je me demandais souvent : « Quand est-ce qu’on va apprendre l’arménien… ? »

Du rêve à la réalité

Quand j’étais adolescente, je rêvais de devenir chanteuse. Mais pas en arménien ! De toute façon, je ne le connaissais pas. Je voulais chanter en français et gagner de l’argent comme ça. J’avais une très belle voix ! Au Certificat d’Etudes, j’étais la seule à avoir eu cinq sur cinq en chant. Mais, quand j’ai dit à mon père : « J’aimerais bien chanter papa ! », il m’a emmenée à l’église et j’ai chanté à la messe… Ça ne m’a pas plu…

À quatorze ans, après mon Certificat d’études, j’ai été obligée de chercher du travail. J’ai été prise dans un atelier de couture à Noisy-le-Sec et j’ai commencé mon métier sur le tas… Mon rêve s’est donc brisé sur la réalité… Mais après, j’ai continué à chanter pour mon plaisir ! D’ailleurs, dans la famille, tout le monde chante. Mes deux filles ont de très belles voix.

Mariage et arrivée à Sarcelles

SGM : Je me suis mariée à vingt-quatre ans. Mais, la plupart des Arméniennes de ma génération se mariaient plus tôt, vers l’âge de quinze ou seize ans. J’ai épousé un Arménien mais ce ne sont pas mes parents qui ont décidé… Ils sont décédés en 1943… Ils étaient très jeunes… Papa était devenu indépendant…

S.F : Ses parents étaient morts malheureusement… Maman les a perdu à trois mois d’intervalle… Sa mère est morte d’une crise cardiaque et son père de chagrin, trois mois après… Entre temps, il avait réussi à disposer d’un petit local de cordonnier. Mais, tout ça est tombé pendant la guerre et la situation n’était pas simple, au niveau de l’alimentation, etc. Alors, les filles qui restaient ont pensé à louer ce petit local à un cordonnier. Je ne sais pas par quel intermédiaire ça s’est fait mais celui-ci s’est trouvé être le petit fils du fameux « saraf » du village.

Papa était le petit-fils du « saraf » de l’époque. Il était arrivé en France à l’âge de six ans. Ils avaient fait escale à Marseille un moment et ensuite, ils étaient venus à Sarcelles en 1926 dans le lotissement de la rue Jean-Jacques Rousseau. Mes parents se sont donc retrouvés comme ça, maman étant la petite fille de la cuisinière de cette famille bourgeoise. Ils se sont vus, se sont revus, puis se sont mariés…. Du coup, maman s’est installée à Sarcelles où papa vivait déjà.

Conditions d’intégration

SGM : Á l’époque, je parlais parfaitement bien français et on ne m’a jamais fait sentir que j’étais étrangère…

S. F : Nous n’avons jamais vraiment souffert de racisme ! C’est vrai qu’à la limite, moi, quand j’étais gamine de la communauté arménienne de Sarcelles, on se frictionnait un petit peu avec les Français ! Au Village, à l’époque, nous étions les seuls étrangers ! Bon maintenant, cela a bien changé. Mais de temps en temps, ça frittait ! C’était comme ça… Quand on est gamin, on ne fait pas attention à ce que l’on dit ! Et dès qu’on entendait : « Sale Arménien ! » Paf ! On s’attendait à la sortie ! Dès que quelqu’un était chahuté, c’était parti ! Par exemple, nous avions un petit voisin, pas très costaud qui était souvent malmené et à chaque fois, tous les autres Arméniens attendaient les coupables à la sortie !

SGM : Il faut dire aussi qu’il y avait de la jalousie car les élèves arméniennes étaient souvent très fortes à l’école !
S.F : C’est vrai. Dans la rue Beauséjour, il y avait deux filles de cordonnier qui à mon avis, devaient être surdouées. Elles ont écumé tous les prix et les récompenses que l’on pouvait avoir. Mais nos chamailleries, c’étaient des trucs de gamins ! Tirer les nattes, soulever les jupes… Donc, à la sortie, on réglait nos comptes. Á l’époque, on avait beaucoup de choses à prouver à l’école !
SGM : Leur père leur répétait : « Il faut travailler ! Vous êtes des enfants d’étrangers ! »
S.F : Nous étions non seulement des enfants d’étrangers mais en plus, des enfants de pauvres !

SGM : Moi aussi, j’étais bonne élève à l’école ! Il n’était pas question d’être dans les derniers… Il fallait que l’on se fasse remarquer pour montrer qu’on était capables…
S.F : On voulait mériter l’accueil que nous avions reçu ! C’était aussi une question de reconnaissance envers la France ! Elle était profondément ancrée en nous… C’est ma grand-mère qui nous a inculqué ça. Bien sûr, pour ma fille, c’est autre chose…
SPF : *** Je me sens tellement française. Je suis quand même de la quatrième génération ! Mes arrières grands-parents sont arrivés en France avec ma grand-mère.

SGM : Quand mes parents sont décédés en 1943, ils n’avaient pas la nationalité française. On ne la donnait comme ça pas à l’époque ! Ce n’était pas facile ! Les choses sont devenues plus simples après. Mon mari et moi l’avons obtenue en 1950, deux ans après la naissance de notre fille. Dès qu’un enfant naissait en France, il devenait automatiquement français, sans naturalisation.
S.F : J’avais quand même un certificat de naturalisation dans mes papiers !

SGM : Mon mari était de nationalité arménienne. Nous avons eu des cartes d’identité de réfugiés arméniens, jusqu’à temps que nous soyons naturalisés. Ça pouvait encore durer des années ! Mais en 1950, on s’est dit : « On est là. Les enfants naissent ici et nous ne sommes pas près de retourner en Arménie… » Elle n’existait plus ! Le peu qu’il en restait, c’était la Russie qui l’avait récupéré… Nous avons donc demandé la nationalité française…

Retour en Arménie : une tentative avortée

S.F : Vous avez failli retourner au pays, en Arménie soviétique, en 1947 !
SGM : Oui, c’est vrai, une fois… Je ne sais plus sous quel président c’était… Je crois qu’il y a eu un accord avec la Russie. Maintenant, l’Arménie est indépendante mais à l’époque, elle était sous protection russe ! Cet accord stipulait que les tous exilés Arméniens qui avaient trouvé refuge quelque part, où qu’ils se trouvent et même naturalisés, pouvaient retourner au pays. Alors, on s’est dit : « On va le faire, on va rentrer chez nous… » et on s’est inscrits…
Cela se passait à Marseille. Beaucoup de Marseillais sont d’abord partis ! Un bateau pouvait contenir pas mal de monde ! Mais, le gouvernement français a commencé à s’inquiéter. C’est que nous étions nombreux à être inscrits ! Tout Marseille se vidait ! Les artisans, les cordonniers, les tailleurs, les coiffeurs emmenaient tout leur matériel avec eux. Un premier bateau est parti, puis deux, puis trois, avec deux mille personnes à chaque fois. Après, c’est la région parisienne qui allait descendre et les gros fabricants étaient tous à Belleville ! Ils ont donc tout stoppé… C’était fini…
Je ne sais pas si nous avons eu de la chance ! J’ignore comment ceux qui sont partis ont été accueillis là-bas…
S.F : Mon père savait très bien que c’était un pays communiste ! Il était prêt à y aller en toute connaissance de cause, du moins de ce qu’on savait à l’époque, car beaucoup de choses ont été découvertes après…

L’école arménienne

S.F : Quand j’étais jeune, je suis allée en colonies arménienne. J’ai même fait sept ans de collège de jeunes filles arméniennes. J’étais l’aînée et je n’y ai pas échappé, contrairement aux autres…
SGM : Disons que c’était très difficile à l’époque parce que j’avais quand même trois enfants. Et comme elle était très douée, ça me faisait mal au cœur qu’elle s’arrête comme moi au Certificat d’Etudes. J’ai donc dit à mon mari : « Mais, comment va-t-on faire pour pouvoir la laisser aller plus haut ? On n’y arrivera jamais ! »
Alors un jour, je suis allée voir la mère de Katchikian en mairie. Elle avait beaucoup de relations avec l’église d’Arnouville. Je lui ai demandé :
« - Est-ce qu’il n’y aurait pas quelque chose pour aider les enfants d’Arméniens à poursuivre des études ? Annie est très bonne et nous, on ne va pas y arriver ! Ça m’ennuie beaucoup !
  Attends ! Si ! Il y a quelque chose. Le fameux Gulbenkian, le richissime… »

S.F : C’est un type qui avait fait fortune dans les pétroles. Il était basé au Portugal et consacrait cinq pourcents de son argent aux œuvres arméniennes. J’ai donc été boursière Gulbenkian de l’entrée en sixième jusqu’à la sortie de Fac.
SGM : Á une condition ! Qu’elle aille au collège arménien.

S.F : Il a fallu que j’aille au collège arménien. On y suivait un enseignement normal car c’était un établissement sous contrat avec l’Etat mais on avait en plus des cours d’arménien. Quant à l’administration, à la direction, elles étaient tenues par des dames arméniennes. Nous étions au Raincy et c’était les profs du lycée, juste en face, qui venaient donner des cours chez nous. Ma fille n’est pas allée à l’école arménienne. Certainement pas… Ça s’est arrêté à ma sœur, qui a fait un an… C’est assez compliqué… Les communautés sont ce qu’elles sont et il n’y a pas que de la solidarité… Moi, j’étais boursière et fille de cordonnier. Donc, ça n’a pas été facile…Dans tout le collège, nous n’étions que deux boursières alors que tous les autres élèves étaient des enfants de notables arméniens…

J’ai eu beaucoup de chance de pouvoir continuer l’école car la plupart des jeunes Arméniens commençaient à travailler très tôt. Á part moi, parmi tous mes camarades, il n’y a que les filles Papazian, dont on disait qu’elles étaient un peu surdouées, qui ont fait des études. Les autres ont exercé des métiers souvent manuels assez vite… Nous étions des familles quand même très modestes ! Si je n’avais pas eu cette bourse, je ne sais pas si j’aurais pu aller jusqu’au Bac ! Après, tu pouvais te débrouiller, faire des petits boulots et tout ça. Mais, il fallait déjà pouvoir aller jusque là ! Et si je n’avais pas été boursière, je n’aurais certainement pas pu y parvenir…

Dans les années 50, à Sarcelles, il n’y avait que des gens qui habitaient le Village ! Il n’y avait pas les cités ! Sarcelles était une ville paysanne ! On trouvait donc beaucoup de paysans. La plupart de mes camarades avaient de parents cultivateurs. Sinon, dans le Village même, il y avait essentiellement des employés qui partaient travailler à Paris le matin et qui rentraient le soir. Mais à l’époque, dès qu’on était employé, on était au-dessus du cultivateur ou du cordonnier dans la hiérarchie sociale !

Pour autant, il n’existait pas de Sarcelles riche et de Sarcelles pauvre. Comme partout, il y avait le fils du médecin, celui du pharmacien ou du notaire, mais on était tous à la même école ! Il n’y avait pas d’ostracisme, pas de clivage quartier Sud, quartier Nord. Mais moi, j’étais quand même parmi les pas très riches. Ça se voyait aux vêtements, aux fréquentations… Tout le monde ne fréquentait pas tout le monde !

La communauté de Sarcelles dans les années 40-50s

SGM : Mon mari a continué à faire de la cordonnerie à la maison jusqu’en 1960. Il montait des chaussures complètes.
S.F : Les Arméniens vivaient en communauté, c’est-à-dire qu’ils étaient rassemblés dans le même quartier, qu’ils parlaient la même langue et qu’ils ne se mélangeaient pas trop aux autres. Dans la rue Jean-Jacques Rousseau et dans la rue Beauséjour, du côté du lycée de Sarcelles, il n’y avait que des Arméniens. Entre eux, les adultes parlaient turc et, avec leurs enfants, arménien.

Moi, j’ai été élevée en trois langues. Avec ses enfants et ses voisins, ma grand-mère parlait turc. Avec moi, elle parlait arménien et moi, je parlais français à l’école. Ceux qui avaient l’âge de mes parents allaient tous travailler à Paris tandis que ceux qui avaient l’âge de mes grands-parents étaient tous là, dans la rue. Mais, on ne se mélangeait pas ! On ne restait qu’entre nous ! On allait éventuellement jusqu’à la rue du Moulin à Vent, là où habite Katchikian, mais c’est tout ! En fait, il y avait deux communautés à Sarcelles. La petite là-bas et la grande, du côté du lycée. C’était ça la communauté arménienne !

Quand mon père était jeune, il y avait une équipe de foot arménienne, comme il y a aujourd’hui une équipe assyro chaldéenne. Mais, ces derniers sont plus nombreux ! Il faut aussi relativiser par rapport à ce qu’était Sarcelles à l’époque ! Moi, je suis née en 1948 et je ne sais pas combien la ville comptait d’habitants en 1940 mais il n’y avait que le Village ! Le Grand Ensemble n’existait pas ! Par contre, j’ai vu arriver par autocars les enfants des premiers habitants du Grand Ensemble qui sont venus à l’école chez nous pendant quelques mois. Lorsque les premiers bâtiments ont été construits en 56, il n’y avait pas d’école là-bas ! Donc tous les jours, un car les emmenait le matin et les ramenait le soir.

Á ce moment-là, le village c’était quoi ? Ce n’était rien ! Mais proportionnellement à la taille de Sarcelles, les Arméniens représentaient une grosse communauté. Aujourd’hui, les Assyro Chaldéens sont beaucoup plus nombreux que nous à l’époque, mais par rapport à la population globale de la ville, cela revient peut-être au même. Je pense qu’en tout, les Arméniens devaient représenter une cinquantaine de familles, ce qui était considérable par rapport à la population de Sarcelles, mais au fond, ce n’était pas grand-chose.

Ces deux rues arméniennes ont été loties par quelqu’un qui avait acheté la terre et l’avait réparti les lots suivant le nombre de garçons qu’il y avait dans la famille, c’est-à-dire cinq mètres de façade par tête, tradition orientale. Alors, ma pauvre mère et sa copine qui n’avaient qu’un garçon n’ont eu droit chacune qu’à cinq mètres de façade. Les deux familles ont donc fait construire une maison et en ont occupé chacune la moitié. C’est une maison traditionnelle mais elle est coupée en deux. Cinq mètres de façade, ce n’est pas beaucoup ! Par contre, les voisins d’à côté, qui avaient trois garçons, bénéficiaient de quinze mètres. On peut encore voir ça aujourd’hui ! Il suffit de se promener dans la rue Jean-Jacques Rousseau et de regarder. C’est par multiples de cinq mètres. Vous saurez que telle famille avait quatre garçons, que telle autre en avait trois et ainsi de suite…

S.F : Á l’époque, il y avait des petits ateliers partout.
SPF : *** D’ailleurs, on a encore le nôtre au fond du jardin !
SGM : Je n’y travaille plus ! Je suis à la retraite !!!
S.F : Mais, on continue à y bricoler, pour nous.
SPF : *** Tout est encore là, comme à l’origine : les anciennes machines, etc.
S.F : Maman ne veut pas s’en séparer ! Chaque fois que je vais la voir, elles sont toujours là.
SGM : Je m’en sers encore de temps en temps !

Une famille très large d’esprit

S.F : Mes parents ne m’ont jamais dit que je devais absolument me marier avec un Arménien. J’ai une famille originale ! On ne nous a jamais obligées à ce genre de choses… Par contre, dès que j’ai été grandette, des amis de mon père venaient régulièrement à la maison avec des prétendants qu’il a d’ailleurs très mal accueillis. Dès que j’ai eu seize ans, ils voulaient bien sûr organiser le mariage ! Mais, mes parents étaient un peu plus évolués que ça… J’ai eu la chance de ne pas tomber dans ce créneau… Je n’ai pas épousé d’Arménien. J’ai même un peu oublié de me marier !!! J’avais vingt ans en 68. C’est donc tout une autre conception ! C’est dire aussi à quel point mes parents étaient larges d’esprit ! Ils ne m’ont jamais posé de problème par rapport au fait que j’ai eu un enfant sans être mariée, ce qui dans la communauté arménienne, est évidemment moins bien passé… Il faut dire que ce n’est pas commun ! J’ai fait les colonies arméniennes, l’école arménienne mais j’ai été une rebelle tout du long et ça a été terrible… Mais, c’est pour mon père que ça a été le plus dur…
SGM : Il était très chagriné…

S.F : En ce qui me concerne, je parle l’arménien mais pas mes frère et soeur, car nous avons dix ans d’écart : neuf ans et demi avec ma sœur et dix ans et demi avec mon frère. Nous avons parlé arménien en permanence à la maison tant que ma grand-mère était en vie. Mais, à partir du moment où elle est morte, nous n’avons plus parlé que français…J’avais quatorze ans à l’époque. Par contre, mon frère et ma sœur avaient respectivement trois ans et demi et quatre ans et demi. Ils ont donc complètement oublié l’arménien…
SGM : Moi l’arménien, je l’ai appris toute seule car je parlais turc avant. D’ailleurs, je parle toujours turc ! Et couramment ! Mais, l’alphabet arménien, je l’ai appris toute seule…
SPF : *** Moi, je me sens complètement française, même si mes origines restent présentes. Nous ne sommes pas du tout traditionalistes ! Dans les repas de famille, on prend plaisir à manger de la nourriture arménienne mais à part ça, je ne parle arménien et personne ne me l’a appris. Ce n’est pas du tout dans ma culture, dans mes racines…

Le génocide arménien : une plaie toujours ouverte

S.F : Nous sommes très très ouverts, très chauds, tout ce que l’on voudra. Comme je l’ai dit, mon père a accepté beaucoup de choses et je suis tout aussi tolérante avec ma fille. Mais, elle a une seule et unique interdiction : c’est de se marier avec un Turc…
SPF : *** Quand j’étais gamine, que j’avais quinze ans, ma culture ne m’intéressait pas plus que ça. Mais, il y avait des Turcs dans ma classe et je ne pouvais pas les regarder, alors que je ne savais pas exactement ce qui s’était passé avant…J’avais vaguement entendu parler d’un génocide, de tout ça, mais c’était ancré en moi… D’ailleurs, encore aujourd’hui, même si je fréquente des amis turcs, je sais qu’aucun contact rapproché ne pourra se faire…

S.F : Á mon avis, tout ceci est dû à l’absence de reconnaissance. Je pense que le peuple juif a moins de haine à l’égard des Allemands que nous n’en avons à l’égard des Turcs. En ce qui nous concerne, les choses n’ont jamais été tranchées, éclaircies… « Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand », c’est un Arménien qui l’a écrit, c’est Manouchian. Je peux le comprendre ! Mais, si nous gardons un profond ressentiment envers le peuple turc, c’est parce qu’encore aujourd’hui, ils sont tous solidaires pour faire le black out sur cette affaire, pour dire qu’il ne s’est jamais rien passé… C’est malheureux car je crois que cette reconnaissance nous libérerait de beaucoup de choses…

Moi, même si j’appartiens à la génération de 68, même si j’ai toujours été rebelle, en opposition, je m’exprime sur ce sujet de la même manière que mes parents. Mais, à mon avis, il n’y a là aucun paradoxe ! D’un côté, il y a ce que l’on vit au quotidien dans la société française, ce qui fait que je suis française à part entière, que je suis même restée élue longtemps ici, etc.,etc., mais de l’autre, il y a aussi ce qui fait nos racines ! Même si notre spécificité n’est pas cultivée parce que nous ne sommes pas traditionalistes, parce que la religion n’a pas une grande part chez nous, contrairement à d’autres Arméniens, ça n’enlève rien à nos origines et au vécu de la famille ! Et le fait qu’on ne connaisse pas d’ascendants ou de co-latéraux, que maman ne sache pas ce que c’est qu’un oncle ou un cousin, ce n’est pas anodin ! Notre famille est née avec mes grands-parents ! Nous n’avons personne au-delà ou sur les côtés ! C’est important ça dans une vie ! Nous avons quand même des cousins parce que maman avait des frères et sœurs, mais ça s’arrête là ! Les autres, on ne sait même pas ce qu’ils sont devenus, où ils sont enterrés ! C’est donc très compliqué…

C’est quoi l’Arménie ?

S.F : Aujourd’hui, l’Arménie est un tout petit pays mais ça a été un très grand pays du Moyen-Orient à des époques assez reculées ! Il a été le premier pays chrétien au monde. Il a adopté le Christianisme comme religion officielle deux ans avant Rome. Il a aussi été l’allié de la France durant les Croisades car c’était le dernier territoire chrétien sur lequel on pouvait s’arrêter.

Ensuite, lorsqu’il y a près de mille ans l’Etat a disparu, la nation arménienne a continué à vivre dans cette partie de la Turquie qui s’appelle l’Anatolie, avec pour seule solution de se souder et de ne pas se mélanger, afin de pouvoir traverser les siècles sans perdre ni sa langue, ni sa culture, ni sa religion…

Tout ceci remonte très loin ! C’est pour ça que c’est un peu difficile à comprendre ! Mais, les Arméniens font partie de ces peuples qui dans l’histoire, ont joué un rôle important. En tout cas, ils représentent une des premières populations qui dans les années 1920-1930s, sont venues s’installer en France, notamment à Sarcelles…

SPF : *** Il est vrai que pour des enfants, concevoir que ma grand-mère est à la fois arménienne et née en Turquie, n’est pas facile. En général, à un moment donné, ça coince… Quand on naît en Angleterre, on est anglais !

S.F : En fait, c’est un peu la même chose avec les Assyro Chaldéens du sud-est de la Turquie, sauf qu’eux sont arrivés récemment. D’ailleurs, là-bas aussi il y avait des Arméniens ! Á l’origine, l’Anatolie faisait partie du territoire arménien ! C’était l’Arménie dans le temps !
SGM : Là où je suis née, c’était l’Arménie ! Quand on voulait me faire remplir un papier, je ne marquais jamais Turquie.
S.F : Beaucoup d’Arméniens écrivaient Asie Mineure !
SGM : Je marquais « Mihalitch, Asie Mineure » ou alors « Mihalicht, Turquie, ex Arménie ». J’ai toujours fait ça !

S.F : Comme les Assyro Chaldéens, nous sommes chrétiens mais leur religion et leur langue n’est pas la même que la nôtre.
SGM : De toute façon, on fait bien la différence ! Les Chaldéens et les Arméniens, on les reconnaît ! C’est curieux mais c’est comme ça…
SPF : *** Moi par exemple, on me reconnaît dans la rue. Il n’y a pas si longtemps, une personne âgée qui n’était pas arménienne et que je n’avais jamais rencontrée auparavant, m’a carrément dit : « Vous, vous êtes arménienne ! » Mais, ça m’est arrivé à plusieurs reprises ! J’ai une amie qui est très typée et lorsqu’on est ensemble, on nous prend pour des sœurs. On dit que nous sommes des sœurs arméniennes… Pourtant, nous n’avons aucun lien de parenté !
S.F : En ce qui me concerne, je ne suis pas très typée mais mon frère l’est beaucoup plus, comme bon nombre d’Arméniens. Moi, je suis la plus claire de toutes les Arméniennes mais en général, nous sommes tous très bruns !

Sarcelles dans les années 70s

S.F : Je ne sais pas si dans les années 70s, les gens étaient beaucoup plus mélangés qu’aujourd’hui. Je dirais oui et non. Il fut un temps où à Sarcelles, vivait une très très grosse communauté de Français d’origine. L’extension de la ville a surtout eu lieu à la fin de la guerre d’Algérie, qui correspondait également à la fin d’une énorme crise du logement ayant sévi sur la région parisienne ! C’est à ce moment-là que les bidonvilles de Saint-Denis, Pierrefitte, etc., habités par des Français français, se sont résorbés. Il y avait donc une très très grosse communauté française d’ouvriers qui travaillaient sur la Seine-Saint-Denis et sur Paris, à une époque où la capitale proposait beaucoup d’emplois. Sarcelles était donc ce qu’on appelle une cité dortoir.

Á ce moment-là, la seule communauté vraiment fermée, qui avait tendance à se concentrer dans le même quartier, était la communauté juive. Cela a d’abord été un peu le quartier de Marie Blanche, puis la place André Gide et après les Flanades. Mais dans le reste de Sarcelles, il y avait des fêtes des quartiers mémorables !

Seulement, les choses ont beaucoup changé après… Sarcelles a été la première ville nouvelle en France ! Et c’est une expérience qui a été bien analysée pour ne pas être suivie ailleurs par la suite. Il faut dire les choses telles qu’elles sont… Par exemple, tous les collèges sont à l’extérieur de la ville parce qu’au départ, on n’a pas pensé qui si on mettait trente mille habitants, il fallait peut-être prévoir des établissements scolaires à l’intérieur…

Bon, aux Vignes Blanches, c’est le cas mais cela a été construit après ! C’est un des derniers quartiers de Sarcelles ! Mais auparavant, tous les collèges qui desservaient la ville, Chantereine, Malesherbes et Jean Lurçat, étaient à l’extérieur ! Le tout dernier qui a été construit, c’est Evariste Gallois, dans le dernier quartier de Sarcelles. Mais moi, j’ai un souvenir d’une époque où les choses étaient moins compliquées qu’elles peuvent l’être maintenant…

Sarcelles était une ville dortoir. Tous le monde, y compris les femmes, partait donc le matin pour aller travailler et ne rentrait que le soir. Les hommes n’étaient pas les seuls concernés ! Il est vrai que ça dépend sans doute des communautés. Je ne suis pas en mesure de savoir si par exemple, les femmes de la communauté juive travaillaient ou pas. En tous cas, j’ai l’impression qu’il y en avait quand même pas mal !

Je n’ai pas habité longtemps dans le Grand Ensemble, seulement deux ans, car je suis du Village. Toujours est-il que le bâtiment était vide dans la journée ! Les gosses allaient à l’école, mangeaient à la cantine et fréquentaient le centre de loisirs le soir en attendant qu’on vienne les chercher ! Sarcelles a fourni pendant longtemps les employés et les employées des entreprises parisiennes ! Je ne suis pas sûre que dans les années 70s, les immigrés africains avaient déjà commencé le regroupement familial !

Je dirais que c’est à partir des années 80s que les Français blancs ont commencé à fuir Sarcelles ou du moins le Grand Ensemble. Certains se sont installés au Village mais beaucoup d’autres sont partis dans les premières résidences qui se sont construites à Villiers-le-Bel. Elles ont été remplies à quatre-vingt pourcents par des gens qui venaient de Sarcelles. Du coup, ça a permis de libérer les appartements et en plus, avec l’attribution faite par la préfecture, on n’y envoyait plus que des familles en difficulté… Le parc locatif a toujours été le même à Sarcelles. Il concerne toute la partie du Grand Ensemble situé vers la gare. Il n’y a qu’autour des Flanades et de la place André Gide que l’on trouve de la co-propriété ! Tout le reste ou presque, c’est du locatif…

Vie associative et communautaire aujourd’hui

S.F : Á Sarcelles, il n’y a jamais eu d’église arménienne mais il y en a deux à Arnouville. Comme je l’ai déjà signalé, la communauté arménienne de Sarcelles était importante par rapport à la population totale de la ville à l’époque, mais pas suffisamment pour avoir une école et une église ! Par contre, la communauté d’Arnouville était beaucoup plus importante. Il y a donc deux églises arméniennes à Arnouville.

SPF : *** Et puis, ça s’est perdu depuis… Du temps de ma mère, il y avait des quartiers et tout ça ! Mais moi, dans ma classe, j’étais la seule à me dire arménienne ! Encore un exemple, à la mairie, nous ne sommes que deux employées d’origine arménienne ! C’est très peu ! Auparavant, les Arméniens étaient beaucoup plus nombreux… Aujourd’hui, ici, cette histoire de communauté n’existe plus… Á Arnouville, ils organisent encore des soirées à la salle municipale parce qu’il y a une grosse communauté là-bas, l’église, etc. Mais sur Sarcelles, il n’y a plus de réseau… Avant, dans la rue Jean-Jacques Rousseau et dans la rue Beauséjour, il n’y avait que des Arméniens ! Seulement maintenant, il doit rester trois familles, tout au plus…
S.F : Il ne reste que quatre ou cinq familles sur les quarante ou cinquante du départ…
SPF : *** Par contre, c’est resté quand même communautaire puisque beaucoup de Chaldéens se sont installés dans le quartier…

Être sarcellois aujourd’hui

SPF : *** Il faut être diplomate pour être sarcellois aujourd’hui ! Il y a tellement de communautés, d’ethnies différentes. Il ne faut pas dire à un Algérien qu’il est tunisien, à un Assyro Chaldéen qu’il est turc, etc., sans parler des affrontements de bandes et des trucs comme ça ! On fait donc attention.
S.F : Ma génération n’avait pas ce problème. Nous étions avant tout des Sarcellois ! Alors que maintenant, les jeunes sont accessoirement sarcellois mais tiennent davantage à leur appartenance de quartier ou d’origine.
SPF : *** Nous dans nos classes, on était mélangés ! Á l’époque au Village, il n’y avait qu’un seul collège, le collège Voltaire. Il était donc fréquenté par tous les élèves qui venaient des Chardonnerettes, des Rosiers ou du côté de Rousseau. Nous étions tous ensemble ! Maintenant, il y a d’autres collèges. C’est donc différent. Mais avant, on allait tous à Voltaire. Maintenant, le Village et le Grand Ensemble sont deux villes séparées !

Message aux jeunes

SGM : Si je m’adressais à mon petit-fils qui a treize ans, je lui dirais : « Tiens bien ta place à l’école et fais pour le mieux. Dans la vie, il faut avoir un bon bagage, un bagage solide ! »

S.F : Je trouve que mon neveu est un peu à l’image de la future Sarcelles. Son père est arménien, sa mère est martiniquaise et je pense que sa propre existence constitue un message pour l’avenir. Elle symbolise la tolérance, l’ouverture. L’amour entre les hommes, moi j’y crois beaucoup. Je crois qu’à Sarcelles, nous avons vécu une période difficile avec des affrontements communautaires entre jeunes, notamment aux Chardonnerettes, dans les années 90s, et j’espère que nous en sommes sortis…

SPF : *** Le collège Voltaire servait de point de rassemblement et d’affrontement déjà entre quartiers, les Rosiers, les Chardonnerettes, etc., mais aussi entre communautés. Le collège avait une réputation assez violente et quand un jeune se faisait agresser, qu’il soit arabe, black ou autre, toute sa communauté déboulait pour régler les comptes… Ensuite, ça dégénérait en affrontement général : Arabes contre Blacks, etc.

S.F : C’est à ce moment-là que l’on a beaucoup décrié Sarcelles ! Même les jeunes rappeurs ont commencé à parler de la ville dans leurs textes !

SPF : *** Tous ceux qui font partie du Secteur A sont à peu près de notre génération ! Tous ceux-là ont émergé à une période où Sarcelles, c’était le ghetto ! Les choses ont commencé à changer… Mais, ça a mis du temps !

S.F : Les villes comme la nôtre sont d’une richesse extraordinaire ! Alors, les gens doivent apprendre à se connaître, à s’apprécier et à aller les uns vers les autres… Je pense que c’est ce message que l’on doit transmettre aux jeunes d’aujourd’hui… Quand on regarde les enfants dans les cours d’école, on s’aperçoit qu’il y a un brassage de population absolument unique ! Et ce sont des gens qui vont faire souche ici ! Certains, pour des raisons X ou Y s’éloigneront de Sarcelles par la suite mais tous les petits qui sont dans les écoles actuellement et qui feront souche ici continuerons à donner à la ville une richesse extraordinaire ! Mais, à condition que les valeurs de tolérance et de respect des uns et des autres soient toujours présentes Sinon, ça risque de vite déraper… Le danger n’est jamais très loin…

SPF : *** Mon message rejoint un peu les précédents. Il faut continuer à apprendre à vivre ensemble. Là, on parle de multiculturalisme mais après, c’est une question de suivi. Nous sommes tous de Sarcelles, nous avons grandi à Sarcelles ; maintenant, on travaille avec les jeunes de Sarcelles et il faut continuer à développer tout ça ! Il faut qu’il y ait un suivi ! Il faut s’impliquer un petit peu dans la vie de la ville, participer et la faire grandir… En tout cas moi, je suis fière d’habiter à Sarcelles, malgré tout ce que peuvent dire les gens ou les journaux… Je suis fière d’être là… Je ne peux pas quitter Sarcelles ! J’ai essayé mais rien à faire. Je suis partie en province, à Laon dans l’Aisne, et je suis revenue deux mois après. J’habitais sous la cathédrale. C’était magnifique mais très ennuyeux… Aujourd’hui, je suis installée aux Rosiers et j’y suis très bien…

S.F : Moi, j’ai habité quatre ans à Villiers-le-Bel mais malgré ça, je suis toujours restée sarcelloise !
SPF : *** Elle continuait à acheter ses cigarettes et son pain à Sarcelles.
S.F : Maintenant, j’habite au Grand Ensemble après avoir été longtemps une villageoise…

récit collecté par :

frederic.praud@wanadoo.fr

parolesdhommesetdefemmes@orange.fr


Voir en ligne : La Bande Dessinée : Les Migrants

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