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D’Amiens au STO en Allemagne, 1943-1945

Monsieur Bastien né en 1922 à Amiens

dimanche 12 novembre 2006, par Frederic Praud

Les conditions de vie dans le milieu ouvrier d’avant-guerre.

Je suis né le 3 septembre 1922 à Amiens. Nous habitions une banlieue ouvrière d’Amiens. Mes parents étaient tous les deux ouvriers d’usine et j’étais enfant unique. J’étais le seul sur soixante gamins de mon âge dans le quartier à pouvoir aller, après douze ans, à ce que l’on appelait l’école primaire supérieure, l’équivalent en beaucoup plus fort des collèges d’aujourd’hui. C’est vous dire si le quartier était vraiment pauvre !

Les autres partaient travailler à douze ans. Les gosses pouvaient frapper à la porte d’une usine, n’importe laquelle et s’entendaient répondre : « Oui, bien… Tu viens travailler lundi. » Les patrons prenaient tout le monde pour travailler. Les gosses amenaient ainsi un petit quelque chose en plus à leurs parents pour pouvoir vivre.

J’étais le seul du quartier à avoir fait des études jusqu’au brevet élémentaire de l’époque, jusqu’à seize ans. Il préparait à l’École Normale, pour former les instituteurs. J’ai arrêté à seize ans, parce que mes parents n’étant pas riches, je ne pouvais pas continuer. Il fallait que je travaille. J’ai alors été embauché comme auxiliaire à la poste, à trier des lettres, pour devenir fonctionnaire plus tard. Je touchais six cents francs par mois en commençant. Je gagnais plus que mon père qui travaillait en usine. Le rêve des ouvriers était de devenir fonctionnaire. On passait tout de suite à un stade supérieur.

Ce qu’était la pauvreté à l’époque ?… J’allais manger chez une brave femme qui faisait un pot au feu tous les jours, tous les midis. Elle faisait un pot au feu pour six avec une demie livre de plat de côtes. Le reste était composé uniquement de légumes. Seul l’homme mangeait la viande. Les autres mangeaient les légumes et c’était tout. Cette femme comptait les sous. Ce brave monsieur n’avait droit qu’à un paquet de tabac par semaine parce qu’elle ne pouvait pas en payer plus.

Intellectuellement, psychiquement, nous n’étions pas malheureux. Tout le monde s’entendait bien. Nous avons habité dans ce que l’on aurait pu appeler des corons, des rangées de maisons… douze maisons. Le soir, l’été, à sept heures, tout le monde sortait ses chaises sur le trottoir, et les douze maisons passaient la soirée dehors en parlant du tour de France, de tout ce qui se passait à l’époque. C’était une autre façon de vivre. Nous étions pauvres, mais pas malheureux.

Dans le quartier, tous étaient ouvriers d’usine. Seul le curé avait une voiture. Même le directeur d’école n’en avait pas ! Il était logé mais n’avait pas de voiture. Il n’y avait pas d’écoles de riches et d’écoles de pauvres, puisque de toute façon, il n’y avait pas de riches dans ce quartier laborieux.

Il y avait beaucoup de tissage à Amiens, des teintureries. C’était la ville du velours. On teignait et on travaillait le velours. Les gamins partaient donc dans les usines. Ils commençaient par passer les canettes dans les métiers à tisser pour le tisseur ou la tisseuse…

Mon père a également travaillé à douze ans dans une usine où l’on traitait le lin. Pour le traiter, il fallait le battre à coups de marteaux sur des tables en fer. Une trentaine de gosses tapaient sur le lin avec un marteau, dans une grande pièce, sur des tables en fer, pour en faire sortir les fibres qui seraient ensuite travaillées.

Jeune, ma mère habitait dans une autre banlieue d’Amiens, pas plus riche que la mienne d’ailleurs. Elle faisait cinq kilomètres à pied, matin et soir, pour aller travailler chez Carmichael, à Ailly sur Somme, et tout ça pour gagner à l’époque, cinq francs par semaine ce qui ne représentait certainement pas grand-chose. A l’époque, un litre de vin coûtait un franc cinquante, deux francs, alors vous voyez ce que pouvaient donner cinq francs. Mon père touchait à peu près pareil.

Les conditions de vie générales ressemblaient à l’Assommoir de Zola et cela n’a pas changé jusqu’à la guerre de 1939. Les enfants travaillaient en moyenne et au minimum dix heures… et souvent douze heures par jour, par équipe : de 5 heures du matin à 1 heure de l’après-midi ; de 1 heure de l’après-midi à 9 heures du soir ; et une autre équipe de 9 heures du soir à 5 heures du matin. L’usine tournait en permanence. Elle n’arrêtait pas.

Mes activités

Mes parents étaient complètement athées, mais moi, je ne sais pas pourquoi, à neuf ans, je suis parti au patronage catholique ! J’étais accroché à la paroisse. On avait la chance d’avoir un curé et des séminaristes qui venaient faire le patronage le jeudi après-midi. On était entraîné dans ces groupes. On jouait au foot, même avec le curé ! Il mettait une épingle à nourrice à sa soutane pour pouvoir jouer avec nous ! Nous vivions quand même dans une ambiance amicale… vraiment amicale.

Je pense que l’Église de France a fait une terrible boulette en ne s’occupant plus des patronages. C’était quand même un sacré vivier ! Nous étions occupés tout le jeudi après-midi. L’été, nous faisions des sorties dans les bois. Nous allions à la messe le dimanche matin et étions occupés l’après-midi dans une salle où l’on passait des films de cinéma, des films muets, même pas parlants. Presque tous les enfants du quartier se retrouvaient facilement là.

Bien que je ne sois pas allé avec eux dans les usines, je n’ai jamais été rejeté. J’étais considéré sans problèmes comme l’un des leurs. J’ai eu la chance de ne pas rentrer en usine, de faire des études qui m’ont permis après d’avoir des places vraiment intéressantes, mais je n’ai jamais été rejeté par mes camarades, qui, eux, travaillaient en usine.

1936 : le Front Populaire

Il n’y avait pas d’espoir à l’époque. On était embranché dans un système d’exploitation par les patrons. C’est sûr… l’exploitation totale par les patrons. On subissait. Il y avait des révoltes par à coups. Des grèves se lançaient comme ça. Mais finalement, ça retombait comme un soufflet parce qu’il fallait bien de l’argent pour manger. Les pauvres malheureux ouvriers retournaient souvent travailler la tête basse sans avoir obtenu grand-chose… Mais il y eut une grève formidable en 1936. Tout le monde s’est soulevé parce que tout le monde en avait marre. Et là, ils ont quand même obtenu les quarante heures, les congés payés. 1936, c’était le mai 68 de l’époque ! Le Front populaire est arrivé avec Léon Blum…

Mon père était en grève. Ma mère ne travaillait plus à l’époque. Cela a duré un mois. Il n’y avait plus de salaire… Je ne vous dirais plus comment on a vécu car je ne m’en rappelle plus mais nous avions toujours des aides… Les syndicats, ou autres, arrivaient en apportant du pain ou des choses comme ça. Nous ne sommes pas morts de faim mais nous avons eu un passage difficile pendant un mois.

La Garde républicaine n’a pas chargé chez nous comme dans le Nord où c’était plus violent… même si Amiens était alors une ville anarchiste à 100%. Un oncle paternel n’a pas voulu faire son service militaire et a été emprisonné. Il s’est pendu dans sa cellule. Il eut un enterrement comme la ville d’Amiens n’en verra jamais plus. Toute la ville était tendue de noir… de drapeaux noirs. Des milliers de personnes ont suivi le deuil du frère de mon père avec des drapeaux noirs.

En 1936, j’étais encore à l’école… et donc en dehors du conflit, car les écoles n’ont pas arrêté. Seules les usines étaient en grève, pas les écoles. J’allais à l’école en vélo et je n’étais pas gêné par les transports en grève. J’étais à deux ans du brevet. Il fallait quand même travailler…

En 36, ils ont obtenu les congés payés qui n’existaient pas avant. Mes parents ne prenaient jamais de vacances et travaillaient douze mois sur douze ! Six jours sur sept, dix heures par jour… Les quarante heures sont arrivées avec bien du mal d’ailleurs. Les patrons ont eu du mal à les mettre en place.

La population

Il n’y avait alors pas de Noirs dans la population d’Amiens… seulement des métropolitains. L’immigration était essentiellement polonaise. Dans mon quartier beaucoup de familles polonaises avaient été appelées par les patrons de textile pour venir travailler dans leurs usines. Il y avait des Kaszumanski, des Popinanski… autant que vous voulez. On a tout de suite fraternisé avec eux. Ils se sont intégrés tout de suite. Tout le monde était égal dans la pauvreté et ils avaient la même religion. C’étaient des catholiques, donc obligatoirement, ces braves gens se sont amenés tout de suite à l’église et il n’y a pas eu de problème d’intégration.

Les patrons avaient construit des maisons pour les loger… des cités entières. C’était déjà un peu comme Sarcelles actuellement ! C’était bien cadré. Les Polonais logeaient dans des cités, à un endroit bien déterminé, mais malgré cela, ils se sont intégrés. Des Polonais se sont mariés avec des Françaises et vice-versa. Il n’y a pas eu de problèmes de nationalité, ni quoi que ce soit. Il n’y avait pas d’Italiens, seulement des Polonais… gentils pour la plupart. Evidemment, ces braves vieux ne parlaient pas français ! Comme leurs enfants venaient à l’école, ils leur servaient donc d’interprètes. Ils travaillaient aussi bien que nous, suivaient les mêmes cours que nous et ont passé leur certificat d’études en même temps que nous. Beaucoup de Polonais sont encore enterrés au cimetière là-bas.

Il y avait peut-être un petit groupe protestant à Amiens – qui existe toujours d’ailleurs – mais la religion était principalement catholique.

La montée du conflit

On a commencé à sentir monter le conflit, en 1938 avec Munich car il y eut une mobilisation partielle des réservistes en France. J’ai été embauché comme ça. Les réservistes étant obligés de partir à l’armée, il a fallu les remplacer dans les bureaux de tri. On sentait venir la guerre. On se disait bien que les accords ne tiendraient pas, car dès l’instant où l’on donnait un morceau, c’était fini... Et ça a continué.

Mais il n’y avait pas de racisme, de montée du fascisme à l’endroit où j’étais. On continuait de vivre tranquillement…

1939-1940

Puis est arrivé 1939. J’ai eu dix-sept ans le jour de la déclaration de guerre, le 3 septembre. On sentait venir la guerre, mais cela ne changeait rien dans notre façon de voir, de se connaître, de parler. Cela ne changeait rien du tout.

Nous avions la trouille des Allemands, parce que notre région avait déjà été occupée en 1914 et en 1870. On nous entretenait dans une peur de l’Allemand qui allait arriver et tout casser…« Ils vont arriver, tuer les gosses, violer les femmes ! » Ils ont peut-être tout cassé, certes, mais pas de la façon que l’on attendait. C’était la suite des précédentes occupations. En 1870, ils avaient connu les Prussiens et en 1914 l’occupation allemande où ils avaient particulièrement souffert. Les gens du coin avaient donc peur et disaient : « Ça y est, ça va recommencer comme en 14 ! »

Mon père avait fait la guerre de 1914. Il eut la chance de passer à travers mais il a quand même fait cinquante-deux mois de front ! Il était ce qu’on appelle un agent de liaison à cheval. Il allait porter les plis à cheval d’un Etat-Major à un autre ou même dans les tranchées... Il n’a donc pas vécu la guerre des tranchées. Il n’y avait plus de chevaux début 1918, on les a alors réformés pour en faire des fantassins dans l’infanterie.

L’armistice est arrivé et ils ne sont pas montés au front comme l’avaient fait beaucoup de soldats auparavant. Mon père finalement n’avait pas peur des Allemands … pas du tout.

C’était un sentiment général : « Quand ils vont arriver… ». L’exode résulte du sentiment de peur entretenu dans la population. Quand les gens ont senti que les Allemands arrivaient, ils sont tous partis… sans savoir où ils allaient, d’ailleurs.

Mon père avait décidé qu’il ne partirait pas. Il avait dit : « Il n’y a pas de raison. Je ne vois pas pourquoi on partirait. Quand ils arriveront, on verra bien ce qui se passera. » Finalement, nous sommes restés chez nous, dans notre maison. On a subi la bataille de la Somme, quand les Français ont refait une offensive avec Weygand. Nous étions au milieu. Les Français étaient au sud d’Amiens et les Allemands au nord. Nous avons entendu les obus passer au-dessus de nous, entre les deux armées pendant plusieurs nuits puis les Allemands sont arrivés. C’est assez curieux d’ailleurs. Il n’y avait finalement plus personne. Il ne restait plus qu’une dizaine de familles parmi les civils de notre quartier. Les Allemands ont commencé à piller toutes les maisons, ramasser tout ce qui traînait : café, huile, etc. La vie s’est ensuite petit à petit normalisée.

J’étais postier. Une organisation française a été mise en place par les Allemands pour diriger le pays. Comme il n’y avait plus de trains, on nous a appelés pour être porteurs de plis dans les mairies. On faisait des relais en vélo presque tous les jours, pour aller porter les plis, les ordres reçus, de la préfecture « française » aux mairies « françaises ». Nous avons vécu comme ça jusqu’à fin 1940 où la situation s’est vraiment normalisée et nous sommes repartis trier des lettres.

Les Allemands avaient instaurés des restrictions. Les gens n’avaient plus le droit de sortir la nuit… Tout était bloqué. Nous avions le droit parce que nous avions des brassards P.T.T., mais pas la population. Le couvre-feu était à huit heures.

La Résistance

L’occupation au quotidien, c’étaient les restrictions alimentaires, le couvre-feu. On continuait de vivre à peu près normalement, sauf qu’on ne savait pas si on allait pouvoir trouver à manger. La vie s’est normalisée assez rapidement. Nous étions jeunes. Nous n’avions pas conscience de la gravité des événements… Nous ne nous figurions pas… Même la Résistance était inconnue pour nous. Pour que j’en prenne conscience, il a fallu que, un jour, bizarrement, trois gars ne viennent pas travailler dans notre groupe de postiers. Nous avons commencé à nous demander ce qui se passait. Quelqu’un nous a quand même dit : « Ils ont été pris par les Allemands. » Les Allemands avaient trouvé des armes dans le grenier du centre de tri où l’on travaillait, et ces trois-là étaient résistants. Mais nous, qui travaillions tous les jours avec eux, nous ne nous en étions jamais rendu compte. Leur départ nous a questionné : « Tiens qu’est-ce qui se passe ? » C’est là que nous avons commencé à penser que des gens résistaient quelque part. Mais c’était en 1942 ! Jusque-là, je n’avais vraiment aucune notion de la Résistance, ni des FFI ou tout ce que vous voulez… Rien.

A partir de là, nous avons commencé à voir des trains sauter, les aiguillages partir, des centres téléphoniques sabotés. Là, j’ai réagi : « Effectivement, il y a quelque chose. » Mais jusque-là, on ne s’en rendait pas compte. Il y avait pourtant des réseaux à la Poste. Notre propre directeur départemental a été arrêté et fusillé. C’était un résistant mais on ne le savait pas. Il a été arrêté parce qu’ils avaient saboté un central allemand. Il était dans le réseau. Nous avons été saisis qu’il ait été dedans car nous ne le savions pas mais on ne savait pas non plus qu’il avait été fusillé ! Je ne l’ai su qu’en revenant à la Poste après être rentré d’Allemagne. On ne l’a pas su sur le coup. Dire que nous lui en voulions de ne pas avoir empêché notre départ pour l’Allemagne !

Les sorties pendant la guerre

Je me suis marié avec une amie d’enfance. C’est un amour d’enfant. Nous nous connaissions donc déjà. J’allais chez ses parents. Elle venait chez moi. Elle était l’aînée de dix enfants alors que j’étais fils unique. Finalement, je n’ai pas ressenti ce besoin de sortir. Je le ressentais en 1939 mais la guerre est arrivée et l’a coupé tout de suite. Dès 39, même sans l’occupation allemande, on sentait déjà que la vie n’était plus la même. C’est certain. Mais j’ai passé ça sans me rendre compte qu’il me manquait quelque chose. Toutefois, la guerre nous a complètement bloqués. Il n’y avait pas de bals en France.

Le Service.Travail.Obligatoire

Le départ pour l’Allemagne

J’ai été appelé au S.T.O. en 1943. Au moment où les Allemands avaient besoin de main d’œuvre en Allemagne, ils avaient lancé un appel au volontariat, appel qui n’a pas pris. Ils en ont peu trouvé… Ils ont alors lancé l’échange prisonnier contre civil. Ça n’a pas plus marché, parce que finalement c’était pipé. Ils prenaient bien des civils, mais les prisonniers de guerre ne revenaient pas. Ils l’ont donc rendu obligatoire.

La direction des P.T.T. de la Somme a dû fournir quarante postiers pour aller travailler en Allemagne. Il n’y avait même pas à discuter. C’était comme ça. Il fallait qu’ils trouvent les quarante postiers. Ils ont commencé par prendre la classe 1942 – ou 22, ça dépend d’où l’on se place – mais comme il n’y en avait pas assez, ils ont reculé à 21, 20, 19. Je suis ainsi parti avec des copains de la classe 1919.

Nous sommes partis à cinquante d’Amiens pour travailler en Allemagne. On nous a dit que c’était le Service du Travail Obligatoire. On ne savait pas du tout où l’on allait ni ce qu’on allait faire.
Malheureusement, pas mal de camarades – pas des postiers – sont tombés dans des usines et étaient logés dans des camps où ils ont été assez malheureux. Nous, nous avons eu la chance d’être répartis en plusieurs « téléphone troupes », comme ils les appelaient. Nous étions dispersés dans des centres d’entretien de lignes téléphoniques sur un secteur qui faisait plus de cent kilomètres carrés. Nous étions cinq dans un pays qui s’appelait Lüchow.

Arrivés là-bas, on nous a même donné des habits, les bleus pour travailler, les bottes, et on nous a dit : « Lundi, vous venez travailler. C’est là. » On logeait chez l’habitant. Je logeais tout seul chez une vieille fille de cinquante-cinq ans et sa mère. On partait le matin en camion pour travailler sur les lignes téléphoniques ou raccorder les lignes aux abonnés.

Les conditions de vie en Allemagne

Au départ, la vie n’était pas trop difficile. Il y avait des restrictions comme en France. Nous ne pouvions pas être malheureux… Les prisonniers de guerre travaillaient aussi chez les cultivateurs. Ils étaient à quarante, cinquante dans un camp ; alors beaucoup de poules des cultivateurs, leurs canards et jusqu’à leurs moutons, finissaient aux camps de prisonniers de guerre. Comme nous faisions un peu l’agent de liaison entre tous les camps de prisonniers, nous étions bien vus. Ils nous invitaient à manger. On mangeait même mieux avec eux que chez nous, en France, avec les restrictions ! Finalement, nous avons travaillé comme ça jusque début 45.

Deux situations différaient : ceux qui étaient dans la campagne, et ceux qui étaient en ville. Nous, nous étions pour ainsi dire en campagne. La vie n’était pas la même que dans les villes. C’était beaucoup plus libre. Les Russes étaient traités de la même manière. On rencontrait même les prisonniers russes dans la rue et on parlait avec eux. Personne ne nous empêchait de parler aux Russes ou aux Serbes. Il y avait beaucoup de Serbes dans le pays où l’on était et avec qui nous avions d’ailleurs des relations très amicales. Les prisonniers devaient être rentrés au camp le soir à sept heures.
Ils travaillaient librement dans la journée chez leurs employeurs, y compris les Russes. Eux, là-bas, travaillaient beaucoup dans une fabrique de schnaps.
Cela leur a d’ailleurs coûté cher car à la Libération, ils Les Allemands avaient donné l’ordre de vider le schnaps dans la rivière, mais ils n’ont pas eu le temps de tout vider. Les Russes ont piqué tous les tonneaux de schnaps… et se sont saoulés avec. Ils se sont ensuite entretués avec les Américains à la Libération. Ce qui s’est passé est incroyable !

Les informations et les camps

En 1943, quand les Allemands ont commencé à perdre à Stalingrad, nous avons commencé à voir les journaux allemands avec deux pages d’avis mortuaires et la croix des soldats tués. Bizarrement, peut-être parce que nous logions chez l’habitant, nous n’avions pas conscience de cette débâcle. Les Allemands qui travaillaient avec nous en parlaient, mais nous avions du mal à comprendre la langue. On s’y était mis, mais difficilement. Ils parlaient de l’évolution de la guerre entre eux mais pas avec nous. On ne savait jamais. Nous n’étions donc pas tellement au courant de cette évolution, ni des camps de concentration, d’ailleurs.

Un exemple typique… Nous étions en train de travailler sur une ligne qui avait été mitraillée la veille, quand arrive une alerte. On court dans les bois à côté et là, on voit des gars avec des habits rayés… On se dit : « Tiens, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que c’est que ces gars-là ? » Comme il était midi, on se met à manger. L’un s’approche et dit : « Vous ne pourriez pas nous donner un morceau de pain ? » C’était un Français…
« Mais, attendez, qui êtes vous ?
  Nous sommes au camp d’à côté. Nous sommes sur un lieu de travail. On travaille militairement, mais on n’a pas à manger. »
On leur a donné tout le pain qu’on avait… Les sentinelles ont accepté à condition que cela ne soit pas évoqué.

C’est là que nous avons commencé à percevoir – début 45 – qu’à trente kilomètres de nous, il y avait un camp de concentration. On ne le connaissait pas. Nous n’avons pas parlé tellement à ces prisonniers car les sentinelles étaient là. Ils nous ont bloqués dès que l’on a voulu entamer la conversation mais comme ils avaient accepté qu’on leur donne à manger, on leur a donné tout ce qu’on avait. Nous n’étions pas à ça près. Nous mangions bien… mais les sentinelles n’ont pas accepté que l’on entame la conversation avec eux. Finalement, nous sommes restés comme ça : « Les gars sont dans un camp. Mais que font-ils ? » On ne savait rien du tout.

On passait par moments peut-être à dix kilomètres du camp ! Mais on ne s’en rendait pas compte. On ne savait pas. Les civils allemands eux-mêmes ne le savaient pas non plus, sauf certains peut-être... Quand nous sommes rentrés le soir, j’ai raconté un peu l’histoire à la « fraulein » comme j’ai pu. Elle est restée la bouche ouverte. Elle ne savait pas... C’était vraiment le champ d’action des SS, pas du tout celui de l’armée allemande. Il y avait deux choses : les SS et l’armée allemande, avec une nette distinction entre les deux. Les soldats allemands étaient des hommes comme nous. Ils avaient leur famille. Ils avaient vécu là et attendaient que la guerre se finisse pour rentrer chez eux. Les SS, c’était autre chose. Ils étaient là pour maintenir l’ordre…

On sortait la nuit ! On allait à l’auberge la nuit et je rentrais parfois à quatre heures du matin sans que l’on ne nous dise rien. Nous étions libres comme l’air…. mais pas libres de revenir en France. Ça, c’était autre chose. Ils avaient commencé à nous donner des permissions début 1944, bien avant le débarquement mais ils ont vite compris que les gars partis en permission ne revenaient pas ! Ils ont donc arrêté et nous n’avons plus eu de permission pour rentrer chez nous. Nous sommes donc restés là-bas. Mais la vie s’écoulait… On a vraiment senti que ça n’allait plus pour eux début 1945, quand par exemple, on démontait les lignes téléphoniques en cuivre pour les remplacer par du fer. C’était l’exemple typique qui montrait qu’ils étaient en train de tirer leurs dernières cartouches.

La libération de la France

Nous pouvions échanger du courrier avec la France jusqu’au débarquement de juin 44. J’écrivais à ma fiancée et elle m’écrivait mais tout a été coupé. Après, nous avons échangé des cartes pré-imprimées qui passaient par la Suisse et la Croix-Rouge. Nous avons continué à avoir quelques échanges avec la France : un par mois environ. Nous n’avions pas la radio mais on s’en est bien rendu compte à un moment…

On s’est toujours demandé pourquoi l’armée de libération s’était arrêtée aux Ardennes. On les attendait… Mais ils ont été brutalement stoppés aux Ardennes devant une contre-attaque allemande … On ne savait plus rien pendant cette période de trois mois de ce qui se passait. Les ragots, les « bouteillons » traînaient. On nous disait : « Oui, ceci. » « Oui, cela ». On se sentait alors vraiment isolé. D’un autre côté, on sentait que les Allemands n’avaient plus rien. Ils étaient comme nous en France. Ils n’avaient plus de ravitaillement, plus rien. On se disait : « ils vont certainement arriver. » On a traîné comme ça jusqu’au mois de mars 1945. Les Allemands avaient peut-être peur, mais ça ne se sentait pas dans la population civile. On côtoyait les civils tous les jours. On allait boire un coup. C’étaient des Allemands qui tenaient le bar. On achetait du tabac. C’était un Allemand qui tenait le débit de tabac. Cette peur ne se sentait pas dans la population civile.

L’arrivée des Américains et des Russes

Les Allemands ont commencé à avoir vraiment peur quand ils ont entendu le canon et les mitrailleuses russes. Nous avons été libérés par les Américains, mais les Russes arrivaient à vingt kilomètres plus loin, de l’autre côté. Les Allemands avaient la trouille d’être libérés par eux.

Quand, plus tard, je suis retourné en Allemagne, il y avait encore la frontière est-allemande. Le rideau de fer – enfin les barbelés – était à quinze kilomètres d’où j’étais. Il n’y avait donc pas d’échange entre Allemands de l’Est et Allemands de l’Ouest.
Les Allemands de l’Ouest que je suis retourné voir – puisqu’on logeait chez l’habitant – n’avaient pas conscience qu’ils étaient à quinze kilomètres du rideau de fer. Ils vivaient normalement, sans se préoccuper du tout de la présence des Russes ou des Est-allemands à quinze kilomètres de chez eux. C’est bizarre... Quand vous réfléchissez après sur ce qui s’est passé pendant les guerres, vous vous dites : « Pourquoi ça s’est passé comme ça ? »

Ce fut un soulagement pour les Allemands quand ils ont vu que c’étaient les Américains … pour nous aussi d’ailleurs. En effet, tous les Français libérés par les Russes ne sont pas rentrés en France tout de suite. Ils ont fait tout le tour par Odessa et sont rentrés trois ou quatre mois après.

Les Américains sont donc arrivés. Des mitraillages ont précédé l’arrivée des troupes. Un matin, nous nous sommes réveillés : les Américains enfonçaient les portes pour visiter toutes les maisons. Ne me demandez pas comment on s’est trouvé des écussons français, je ne m’en rappelle plus du tout, mais on s’est collé tout de suite un truc bleu, blanc, rouge sur le bras ; moyennant quoi, on allait, on sortait.

On était libre et l’on faisait ce que l’on voulait, contrairement aux Allemands, qui eux étaient bloqués par les Américains. Non seulement, ils subissaient un couvre-feu américain, mais ils ont fait ce que j’avais vu faire par les Allemands à Amiens en 1940. Cette année-là, les Allemands avaient coupé Amiens en deux et avaient évacué tous ceux qui étaient dans le Sud vers le Nord. On n’a jamais su pourquoi. Quand les Américains sont arrivés, ils ont coupé le pays en deux. Tous ceux qui étaient côté ouest ont été évacués côté est. Ils ont laissé leurs maisons, tous leurs biens, etc. et sont partis. Le pays, le village de trois, quatre mille habitants où j’habitais, a été coupé en deux. Ce mini-exode des Allemands d’un côté vers l’autre a duré huit jours, puis ils ont eu droit de rentrer chez eux. Je ne sais pas pourquoi… Ils ont dû visiter les maisons, certainement piller, je ne sais pas trop, mais ça s’est passé comme ça

Toutes les troupes de choc américaines étaient des Blancs. Dès que les combattants ont avancé, les troupes d’occupation sont arrivées. Et là, c’étaient des Noirs. Non seulement les Allemands avaient la trouille des Russes, mais aussi des Noirs. C’est vraiment typique.

Le retour en France

Nous n’avions plus qu’une hâte : rentrer en France. On s’est dit : « Ça y est ! On peut y aller. » Il n’y avait même pas de train dans le pays où l’on était. On a alors pris nos paquetages. On s’est tous dirigé à pied vers un pays à quinze kilomètres de là où l’on savait qu’il y avait des trains. On est arrivé dans un camp où l’on était 40 000 : des Serbes, des Ukrainiens, des Russes, des Français, des Belges… Il y avait de tout. J’ai d’ailleurs attrapé des poux… On tournait en rond. On se ravitaillait. Les Allemands avaient peur. On allait chez le boucher. On les menaçait, ils nous donnaient un morceau de viande. On allait chez le boulanger. On les menaçait, ils nous donnaient du pain. C’était comme ça. Et les Russes étaient champions dans la façon de faire. Ils avaient réussi à récupérer je ne sais pas quelle quantité de ravitaillement ! C’était absolument incroyable !

Nous avons appris qu’un train partait. Nous nous sommes alors précipités à la gare et nous sommes montés dans le train par les fenêtres, parce que les Américains ne voulaient pas nous laisser monter. Nous sommes partis comme ça. Nous avions récupéré un poste de radio. Les Russes avaient des caisses de ravitaillement qu’ils avaient eu on ne sait pas où. Nous avons échangé des caisses de ravitaillement contre notre poste de radio et tout ce qu’on avait pu piquer aux Allemands. On a mis, combien ? Cinq jours, pour aller de Hanovre en passant par Bedfeld…. Ça s’est mis à canarder. On s’est dit : « Qu’est-ce qu’il se passe ? Ça y est. Ça recommence. » En fait, c’était l’armistice du 8 mai. Les Américains tiraient en l’air pour fêter l’armistice.

A la gare d’après, le train s’arrête. A côté il y avait un train de marchandises avec les portes ouvertes. Que voit-on ? Des colis de ravitaillement américain, et à chaque bout du train, des Américains en armes. Vous savez comment sont les Français ! L’un commence à passer la main, savoir ce qu’on pouvait faire, puis nous voilà tous dans le train de ravitaillement américain, en train de passer chacun un colis dans le train de rapatriement français. Les Américains nous regardaient et ne disaient rien. On s’est toujours demandé si c’était voulu, parce qu’ils savaient bien que nous n’avions plus à manger, que nous n’étions plus ravitaillés du tout. Quand ils ont jugé que l’on devait en avoir assez, ils se sont mis à tirer des coups de revolvers en l’air. On s’est donc remis dans notre train et on est rentré. On est passé par la Belgique et on est revenu en France, à Paris.

Nous sommes restés là le temps que l’on nous donne des tickets pour avoir un costume, un tas de trucs, et qu’on écoute pendant deux heures, dans le Rex, un gars qui nous disait qu’il fallait qu’on dénonce les traîtres, etc. Ça faisait quatre jours que nous étions dans le train et que nous n’avions pas dormi. Alors on s’est tous endormi dans les fauteuils du Rex …

Le centre de rapatriement était installé à la gare d’Orsay. On nous a emmenés là-bas en bus, et ils nous ont donné tous les papiers pour pouvoir rentrer. On s’est propulsé par nos propres moyens à la gare du Nord pour essayer de trouver un train qui rentre à Amiens. Je suis ainsi rentré à Amiens, où personne ne m’attendait d’ailleurs, dans la soirée, vers dix heures du soir.

J’ai eu droit à un mois de congés comme rapatrié d’Allemagne, et un mois après j’ai repris mon travail. Je me suis vite marié en septembre 1945.

Message aux jeunes

Je n’ai vraiment ressenti le changement qu’à partir de 1950, quand je suis arrivé à Sarcelles, déjà père d’un jeune garçon. On subissait cette vie, finalement… Enfin, on la subissait… je ne sais pas si on peut appeler ça « la subir »… Je n’ai pas été soldat. Je n’ai donc pas participé à la guerre mais en tant que civil, je dirais qu’on a vécu cette période sous une chape de silence. Je voudrais bien insister là-dessus.

Personne, en tout cas le commun des mortels, n’était au courant de ce qui se passait, à tous les échelons. Nous étions au courant par des bruits, comme ça, mais finalement cela ne nous marquait pas car nous n’étions pas engagés dans le combat. Personnellement, je n’ai pas de mauvais souvenirs des Allemands parce que j’ai été bien accueilli par eux. Nous n’étions pas au courant de ce qui se passait, ni les civils allemands d’ailleurs. On voyait bien des manifestations nazies, les jeunesses hitlériennes, mais cela ne me marquait pas. C’était l’affaire des Allemands qui, pour beaucoup, subissaient eux aussi. J’ai un peu survolé, finalement, cette période. Ce n’est qu’après, quand on a su ce qui s’était passé, qu’on a quand même dit : « Mais, comment se fait-il que l’on n’ait pas été au courant de toutes ces choses là ? Ce n’est pas possible… » Et pourtant, si, c’était possible… Il ne faut pas que ça recommence !

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