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Le Saint Denis ouvrier

Mr Lormeau né en 1933 à Paris

samedi 25 novembre 2006, par Frederic Praud

texte Frederic Praud


Je suis né le 2 août 1933 à Paris, dans le 15ème. Mon père était ouvrier boucher et ma mère vendeuse de chapeaux à la Samaritaine, au rayon Z. Mon père, juste avant de partir en 1939, avait acheté une petite boutique à Saint-Denis. Mais malheureusement, il est parti à la guerre et n’est revenu qu’en 1945. Etant très pris par leur travail, mon père et ma mère m’avaient mis en nourrice chez mes grands-parents à Cloyes, dans l’Eure-et-Loir. Finalement je n’ai donc bien connu mon père qu’à l’âge de douze ans.

Je suis revenu à Saint-Denis en 1939 car ma mère avait senti le besoin de m’avoir à nouveau près d’elle. N’ayant pas trop connu mon père avant, à part quand même quelques visites de temps en temps, je n’ai donc vraiment fait sa connaissance qu’à douze ans, quand il est revenu.

Ma mère s’est débrouillée comme elle a pu pour tenir cette boutique car la vente de chapeaux, cela n’a rien à voir avec le bifteck. En six ans, elle a employé deux ouvriers bouchers, deux commis qui ont tenu la boutique assez consciencieusement. Ma mère n’y connaissait rien mais mon père a quand même été satisfait en arrivant. Beaucoup de collègues qui étaient restés là pendant la guerre lui montraient leur chronomètre en or… alors que lui, évidemment, n’avait pas profité du marché parallèle, du marché noir. Quand il est arrivé, ma mère avait cependant réussi à payer les billets de fonds, car mon père avait achetée la boutique à crédit. Une tante de Dijon, une foraine, lui avait prêté de l’argent.

Mes grands-parents

Avant la guerre, je n’avais pas six ans. Mes souvenirs familiaux renvoient donc à l’époque où j’étais chez mes grands-parents. J’étais chez eux et je les adorais. Ils faisaient du jardinage. Mon grand-père travaillait dans une scierie. Il se tapait sept, huit kilomètres à pied ! Il avait des grandes moustaches et quand il arrivait, lorsqu’il gelait, je remarquais des glaçons dans ses moustaches !

On buvait beaucoup de lait à l’époque. J’ai bu du lait au biberon jusqu’à je ne sais quel âge, avant la guerre, on ne buvait que du lait. J’étais à l’école, évidemment. J’apprenais à compter avec des bûchettes que mon grand-père me faisait puisqu’il travaillait dans le bois.

Au moment de la déclaration de guerre, j’étais chez mes grands-parents. Je n’ai alors pas pigé ce qu’était une guerre. Mon grand-père avait fait la guerre de 14 mais nous n’avions jamais eu de conversation ciblée là-dessus… jamais. Je l’ai quitté en 1939 et à l’âge de cinq ans, on ne vous parle pas de tout ça. Je n’ai donc aucun souvenir de la déclaration.

Ma mère m’a fait revenir mais je suis revenu avec beaucoup de regrets car j’étais très attaché à mes grands-parents. Là, j’étais un peu déphasé. La vie à Saint-Denis changeait de celle de cette petite bourgade provinciale où j’étais tout môme. A Saint-Denis, on m’a inscrit à l’école privée, non pas par conviction religieuse, mais parce que cette école avait la renommée de serrer la vis et d’être très sévère. Mère m’a inscrit là et j’ai fait toute mon enfance dans cette école, y compris pendant la guerre.

L’exode à Dijon

Je suis parti en train à Dijon, où j’avais beaucoup de famille. J’ai toujours été marqué par les bombardements. Le train s’arrête sur un pont. J’avais peur que les avions nous canardent. J’étais vraiment très anxieux. Les alertes m’ont vraiment marqué. J’avais la trouille !

J’étais chez une tante à Dijon, et d’ailleurs je ne comprenais pas trop bien pourquoi. Ma tante à Dijon m’a hébergé pendant un ou deux mois, puis je suis revenu chez moi. Les convois allemands passaient et cela m’avait d’autant plus marqué que ma tante avait une petite chienne qui s’était fait écraser par un de ces convois. Ils n’avaient évidemment pas fait exprès mais enfin, la chienne avait été écrasée.

L’exode, je l’ai vécu comme un môme, toujours marqué par ces avions. A chaque fois, et longtemps après, même deux ou trois ans après…

La vie de quartier

Le jeudi, pendant la guerre, j’allais au patronage mais nous n’étions pas des saints pour autant. A côté de chez moi, la rue des Poissonniers était très populaire. J’y étais avec tous mes copains dans la cour du 22 ; à côté, un terrain vague avec des égouts désaffectés qui menaient à la Seine. On passait là-dessous et on allait jusqu’à la Seine où un égout collectait tous les déchets de Saint-Denis. Ma mère ne voulait pas que j’y aille. Nous n’étions pas des saints. On y allait avec une épuisette pour récolter « des ballons ». Ils tombaient dans les égouts à Saint-Denis. On attendait qu’un ballon passe pour le prendre avec l’épuisette.

D’autres cherchaient autre chose… Un locataire en haut, au deuxième, M. Broutin avait deux gros chiens. Il venait là aussi pour les nourrir, leur faire la soupe. Il récoltait tous les bouts de gras, les déchets. Il nous empestait un peu, avec ce genre de déchets. L’abattoir de Saint-Denis devait tout vider vers l’égout collecteur à l’île Saint-Denis !
Les bandes

J’avais beaucoup de copains. Nous étions en bandes. Nous allions rue de la République, appelée la rue Cantos. Il y avait beaucoup d’Espagnols en ce temps-là à Saint-Denis. On descendait la rue et on arrivait à se regrouper sans rien prévoir. On ne se donnait pas un rendez-vous. On marchait : « Ah ! Ben, tiens ! ». Et, on se rassemblait comme ça. Le quartier de la rue du port, où j’étais, se situait entre l’île Saint-Denis et la gare. Il y avait également des bandes à Aubervilliers, et on se rencontrait parfois. Ce n’était pas du gâteau ! Je me suis battu très jeune. J’ai été élevé dans ce contexte et je n’étais pas manchot. Mais ce n’étaient que des coups de poings, pas comme maintenant, des coups de couteaux ou des choses comme ça.

Nous allions beaucoup au cinéma. Il y avait cinq cinémas à Saint-Denis dont le Chabrol, un cinéma un peu folklo, caricatural car vous étiez en bas et les gens d’en haut descendaient une ficelle avec un bouchon devant vous ! Il y avait le Casino, le Bijou, le Pathé où j’allais le jeudi après-midi pour voir « Buffalo Bill ». Le théâtre Gérard Philippe était aussi un cinéma, la Kermesse. Celui-là était spécial avec son balcon… après la guerre, adolescents, on y allait pour draguer les filles.

La chaussure de cuir

Les chaussures de cuir étaient introuvables. Il fallait des combines. Ma mère m’en avait trouvé une belle paire. J’allais jouer au bord du canal. Je me prends le talon dans une barre de fer et plouf ! La chaussure dans la flotte ! Alors, là, c’était le drame !... parce que ma mère venait de me les acheter et qu’elle avait eu beaucoup de mal à me les trouver. Nous sommes allés voir l’éclusier. Pendant une heure, il a cherché la godasse avec une gaffe qui lui servait à pousser les bateaux mais pas de godasse… Je suis donc revenu à cloche-pied chez moi, et là j’ai été enfermé. C’était un drame !

Des péniches étaient accostées sur la Seine, avec du sable dedans. On glissait comme des singes sur le filin… J’ai manqué de me retrouver dans l’eau parce que la péniche s’était rapprochée et le filin s’était détendu.
La rue du Port

La rue du Port où j’habitais était très ouvrière. A Saint-Denis, on trouvait Hotchkiss, la THT, Sulzer et à côté de chez moi "Les chantiers de la Loire". Un peu plus loin, rue de la Gare, les Wagons-Lits, Christophe et Petit Didier dont je voyais la cheminée derrière chez moi. Je voyais des femmes sortir de cette usine toute teintée, bleu rouge. Il y avait également Combes, qui ne sentait pas trop bon car il pratiquait le tannage des peaux.

Il y avait un monde dans cette rue ! C’était bourré dès le matin, à six heures, des Espagnols, des Italiens, des Polonais… La rue était noire de monde à pied, en vélo… La boulangerie était ouverte tôt le matin ; et à six heures, il y avait déjà plein de monde ! Tu venais chercher le pain pour le casse-croûte et tout ça. Le monde affluait dans cette rue-là car les gens allaient à la gare et en revenaient à pied. Ils venaient de Villeneuve-la-Garenne, de L’île Saint-Denis à pied pour prendre le train et aller sur Paris. Ça grouillait ! Arrivant de chez mes grands-parents, cette animation permanente m’avait choqué.

La faim

Il n’y avait pas de lait tous les matins. Je mangeais donc de la soupe. Je ne l’appréciais pas tellement, tout comme la cuillère d’huile de foie de morue qu’on s’envoyait.

J’ai vécu une enfance normale pendant la guerre si ce n’est que j’ai quand même su ce qu’était la faim. J’ai eu faim et cela m’a beaucoup marqué. La boutique de ma mère n’était ouverte que le matin, car il n’y avait pas assez de produits… Je sais aussi qu’il y avait quatre-vingt-dix grammes de viande la semaine et deux cents grammes de pain. Ce n’était pas la joie ! J’ai aussi fait la queue pour aller chercher les rutabagas…
Ma mère n’avait donc pas le temps de s’occuper de moi quand je revenais de l’école. C’est là que j’ai essayé mes premiers rudiments de cuisine, il fallait que je me débrouille tout seul à midi. J’étais assez indépendant et livré à moi-même aussi bien la journée que le dimanche.

Il y avait des restrictions sur la nourriture : les cartes J1 étaient pour les mômes, J3 pour les adolescents… Les rations dépendaient de votre âge. Les terrassiers avaient droit à beaucoup plus de nourriture. Les gens étaient obligés d’aller toujours chez le même commerçant. Ma mère avait sa clientèle mais c’était toujours un problème quand il fallait couper quatre-vingt-dix grammes de viande, et cent grammes avec os… C’était quand même un peu compliqué !

Pendant les vacances, ma mère voulait toujours m’envoyer quelque part. J’étais allé à la colonie de la ville de Saint-Denis, vers Sancerre. Mais je n’ai pas eu de chance car j’étais chez des particuliers. Il semblerait que ceux qui étaient dans les casernements n’ont pas subi le même traumatisme que moi. J’ai eu très faim chez ces particuliers. Les gens donnaient les pluches de pommes de terre cuites à l’eau aux lapins. Elles étaient sur les cages. Or sur ces pluches, il restait toujours des petits bouts de pommes de terre. Eh bien j’ai mangé ça ! Et je peux vous dire le goût que ça a : c’est très amer. Alors, on passait et on piquait du sucre. On avait faim. Dans les casernements, ils étaient mieux nourris que nous. Nous, on n’avait pas beaucoup de pain.
Une tour dominait la ferme, tour avec une sentinelle à qui l’on faisait des pieds de nez. La femme nous avait pourtant dit : « Surtout ne faites pas ça ! » parce que lui, là-haut, le voyait et baragouinait en allemand. Je ne sais pas ce qu’il disait évidemment.

Nous couchions à trois dans un grand lit. L’hygiène n’étant pas parfaite et sûrement par manque de vitamines, j’ai attrapé la gale quand je suis revenu de cette colonie. J’avais des boutons entre les doigts. Je suis ensuite allé chez ma grand-mère à Dijon qui m’a fait prendre des bains sulfureux. Cela m’a beaucoup marqué.

Les bombardements à Saint-Denis

Les nuits, j’avais le trac à cause des alertes. Nous étions sans cesse emmerdés avec ce bruit de sirène qui m’est d’ailleurs resté dans la tête. On se levait. J’étais parfois, en plein sommeil à deux heures ou trois heures du matin. Je me suis une fois enfilé la chaussette sur le bras au lieu de me l’enfiler sur le pied… Il fallait se mettre dans les coins des maisons ou descendre à la cave. Et ça claquait ! Nous habitions à côté de la gare de Saint-Denis où une D.C.A était installée, la flag roulante. Et ça y allait, ça résonnait ! J’avais vraiment le trac. C’était le soulagement quand j’entendais la fin de l’alerte … Ces alertes n’avaient souvent rien à voir avec Saint-Denis, car les Anglais, les forteresses volantes, partaient bombarder en Allemagne mais comme ils passaient sur Saint-Denis, pouf ! C’était l’alerte. Nous étions toujours un peu sur le qui-vive à cause de ce passage. Le matin, notre plaisir était de chercher les éclats d’obus.

Les bombardements me marquaient. J’ai assisté à deux terribles bombardements. Le premier, la nuit, sur la plaine de Saint-Denis. Je n’ai évidemment pas vu mais ça a duré un moment et ça a drôlement canardé.

L’autre eut lieu en fin de soirée. J’ai vu les bombes descendre des forteresses. On m’avait toujours dit : « Quand on entend siffler, ça ne passe pas loin »… et j’ai entendu les bombes siffler. Elles font un bruit un peu spécial. Je les voyais de chez moi. Ils bombardaient Jupiter, à Villeneuve-la-Garenne, une société avec des cuves à essence. Oh ! Ça n’a pas duré deux heures… seulement une demi-heure. Mais quand on voit les bombes descendre des avions, on ne sait pas si c’est une bombe, mais on voit bien que c’est noir, que ça siffle et qu’ils ne vident leurs bagages ! Cela m’avait beaucoup marqué d’autant plus que c’était de jour, donc j’ai tout vu.

L’école

J’allais à l’école évidemment. Mais là, quand il y avait une alerte, j’étais presque satisfait d’aller faire un peu le cirque dans les abris, se bousculer ! Pendant ce temps-là, on se disait : « On n’a pas école ! » C’est la différence entre la nuit avec ma mère, où j’étais assez raidi et anxieux ; là, je me disais : « Ça va nous faire une distraction. » Ils nous emmenaient dans les abris, sur la place de la Résistance où il y a maintenant le monument aux morts. Il y avait d’autres abris un peu plus éloignés, en face de la gare de Saint-Denis.

J’étais trop jeune pour faire des bêtises aux Allemands. La kommandantur à Saint-Denis, était dans un grand hôtel à côté de la basilique. Elle était très gardée. On passait de très loin et cela nous impressionnait. Il ne fallait pas stationner ! Il fallait faire vite…

L’homme de la gestapo

Ma mère ayant une boutique, elle avait été harcelée pendant un moment par un gars de la Gestapo. Il venait souvent à la boutique lui causer. Mon père était alors prisonnier – j’ai d’ailleurs beaucoup souffert de ne pas le voir pendant six ans – et ce gars de la Gestapo a essayé d’intervenir pour le faire libérer. Il avait mis ça en route mais à condition que mon père serve de mouchard dans le camp. Pour mon père, il n’en était pas question. Ce gars-là a été loupé par la Résistance qui lui avait tiré dessus. Il était en civil quand il venait. Je l’ai vu une autre fois avec la tenue réglementaire, brassard noir, croix gammée… On ne l’aimait pas beaucoup… pas du tout même.

Max…

Un juif habitait en face de chez moi, un nommé Max, qui tenait une petite cordonnerie… un homme d’une gentillesse ! Il n’aurait pas fait de mal à une mouche. C’était le père de la boulangère d’à côté. Mais un matin, on est venu le chercher à six heures et on ne l’a jamais revu. Il était sûrement à Drancy. Il a été emmené en camp de concentration et on ne l’a jamais revu. C’était vraiment un brave type ! Aucune agressivité…
A part ça, je n’ai vu aucun de mes camarades de classe porter l’étoile jaune.

Il y avait une certaine convivialité à Saint-Denis. Il n’y avait pas de voiture, les gens se connaissaient beaucoup mieux que maintenant. Le soir, on était sur le pas de la porte, surtout l’été quand les jours étaient longs. Les gens venaient s’asseoir sur les bancs et discuter. Les gens étaient proches les uns des autres.

Mon cousin

Un cousin à Dijon travaillait chez Simplex. Il était fervent syndicaliste communiste. Il a été emballé et ils l’ont emmené à la kommandantur à Dijon où il est resté huit jours. Sa femme venait chercher ses rechanges. Il était plein de sang car il avait évidemment été tabassé. Puis il a été emmené dans un train en direction d’un camp de concentration mais, il s’est évadé du wagon.

Il s’était évadé du wagon une fois passée la frontière allemande. Il eut donc des problèmes pour revenir en France. Il est venu coucher au moins deux ou trois mois chez nous avec un copain. Sa mère habitait au Gai Logis à côté du Stade de France mais il ne voulait pas rester là parce qu’il avait peur que grâce aux recoupements, les Allemands aillent chez sa mère. Il logeait et mangeait donc chez nous. Ce n’était pas un tendre ! J’écoutais tout ça, mais on me disait : « Surtout, tu ne dis rien ! » Un jour, je l’ai vu arriver avec un browning américain à même la peau ! C’était un résistant et un vrai.

Je reconnais qu’il y avait aussi des cow-boys dans la Résistance mais lui, c’était vraiment un résistant… il avait un revolver ! Il est parti un jour avec son copain dans le Jura. On ne l’a pas revu. Il s’en est sorti vivant et lieutenant.

Je ne sais pas si ma mère était consciente du danger, parce que si elle avait été prise en logeant des gens comme ça, on serait passé à la casserole ! Il avait même des documents qu’il mettaient en dessous le lino : faux papiers, fausses cartes d’identité…

Pendant ces années, j’étais un peu séparé du monde des adultes. Mon père était prisonnier et ma mère n’avait pas le temps de s’occuper de moi, j’étais livré un peu à moi-même avec les petits voyous dans la cour du 22 que l’on appelait la cour des miracles. Il y avait une certaine solidarité même entre mômes. Ma mère me donnait un peu d’argent de poche. J’avais donc parfois de l’argent pour payer la place de cinéma d’un copain que j’emmenais. Notre unique distraction était le cinéma, le cinoche…

La Libération

Je n’étais pas là lors de la libération car il y avait toujours le problème des vacances. J’étais allé à la colonie de Saint-Denis, puis chez ma grand-mère à Dijon où j’ai mangé du ragoût d’oignon, parce qu’il n’y avait plus rien d’autre à manger. Je descendais alors en bas voir un flic qui avait sûrement des combines. Il y avait des mômes et m’en faisait profiter.

J’ai fini la guerre chez un oncle dans une ferme. Il y avait tout ce qu’il fallait : cochon, poules, poulets… Ils n’ont jamais voulu m’emmener mais je savais qu’en haut, au milieu d’une forêt, il y avait une grande clairière où des parachutages avaient eu lieu. J’allais emmener les vaches aux champs. Je faisais deux, trois kilomètres dans les bois et j’ai croisé les premières jeeps avec un gars derrière et deux à l’avant. Je me demandais ce qu’étaient ces voitures que nous ne connaissions pas… J’étais donc dans cette ferme quand Paris a été libéré. Le 24 août, jour de la libération, moi, j’étais en train de traire les vaches ! Je n’ai donc pas vécu la Libération.

Ils ont fait la fête dans le village. Des résistants passaient dans le pays mais il y en avait des vrais et des faux qui venaient parfois un peu racketter. Un soir, un résistant arrive avec un prisonnier allemand. L’Allemand n’avait pas l’air malheureux. Ils étaient ensemble. Il nous dit : « On a un prisonnier allemand ». Ils sont restés deux, trois jours manger et coucher mais en fait, cela faisait des mois qu’il se baladait avec le prisonnier allemand. Ils allaient de ferme en village… mais c’était bien un Allemand ! En tout cas, il le parlait. Il était à table et il était heureux aussi. Ils étaient heureux tous les deux…

Les changements dus à la Libération

Mon père n’est revenu qu’en 1945, ce qui a déjà changé beaucoup de choses. J’avais manqué de repères et d’autorité parentale. Il est revenu très tardivement, dans les tout derniers, parce qu’il a été libéré par les Russes qui l’ont emmené jusqu’à Odessa.

Après la Libération, on ressentait quand même une certaine ambiance qui n’existait pas avant. J’ai vus les Américains donner du chewing-gum et tout ça. Il y avait une maison close à deux cents mètres de chez moi, en face la gare… Il faut reconnaître que c’étaient certainement des bons clients. Il y avait plein de préservatifs dans le canal…

Les Américains, c’étaient les gens qui avaient libéré la France. Ils avaient eu des soldats de tués. Ils avaient payé de leur vie… Je les ai vus sous cet angle-là. J’étais content de les voir arriver car c’était une autre ambiance qu’avec les Boches, les Fridolins. On avait quand même le trac de ces gens-là.

L’Europe

L’Europe a amené une connaissance des uns et des autres. Quand on va dans un pays, on est étonnés de voir certaines choses. On découvre. Cela permet de découvrir la vie des autres.

Evidemment, si vous parlez de l’Europe sur le plan de la mondialisation, pour ça : zéro ! L’Europe, pour moi, veut dire que je peux passer la frontière, que c’est la même monnaie… Après, si on parle de l’Europe économique, c’est un autre sujet.

Message aux jeunes

Quel message peut-on donner aux jeunes ? On ne peut pas vivre avec le passé… Je suis marié et avec ma femme nous n’avons pas du tout la même vue sur les Allemands. Elle, elle n’aime pas la langue. Tout ça lui rappelle des mauvais souvenirs. Suivant ce que l’on a subi, il y a toujours des faits qui marquent plus fortement que d’autres.

Nous n’étions pas compatissants du tout avec les SS. Parmi les Allemands, il y avait le peuple allemand. Mon père me l’a expliqué parce qu’il était dans une ferme. Il me disait que ses patrons en avaient marre de la guerre. Ils avaient un môme tué en Russie. Des Allemands comme nous en avaient marre, les anciens, les vieux, mais vous aviez également une certaine jeunesse SS dont personne ne veut plus entendre parler.

Ma femme a ainsi un ressentiment car une dizaine de gens du pays ont été pris en otage et fusillés. Son père était maire. Il s’est planqué et il a eu de la chance car ils les ont fait courir dans un champ : « Allez partez » puis pouf ! Ils ont pris la mitrailleuse et les ont tués.

Mais un jeune Allemand n’a pas connu tout ça. Il n’en est pas responsable et on ne peut pas toujours ressasser… Le peuple allemand veut oublier parce que c’est la honte pour lui. Mais un jeune Allemand n’est pas responsable de ce qu’ont fait les générations d’avant… On ne peut pas continuer à entretenir la haine.

Je dirai aux jeunes de tourner la page… Chacun peut avoir ses avis personnels mais la haine ne mène nulle part. Il vaut mieux l’amour. C’est préférable et d’ailleurs plus agréable.


Voir en ligne : La Bande Dessinée : Les Migrants

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