Tunisie : nous sommes partis en 1955 par précaution

Mr Moïse Bensimon né en 1932 à Tunis

texte Frederic Praud


Je suis né le 26 février 1932 à Tunis. Ma mère était femme au foyer et mon père, fonctionnaire. Á l’issue de son service militaire, il était resté comme agent civil au magasin d’habillement militaire. Il était donc tout le temps là-bas. Puis en 40, il y a eu le statut juif et on l’a licencié. Il est alors resté sans emploi jusqu’en 43, date à laquelle il a retrouvé son poste, en touchant les trente six mois durant lesquels il n’avait pas travaillé.

La Libération

Ce ne sont pas les Américains qui sont arrivés les premiers à Tunis. Ce sont les Anglais, le 7 mai 1943, un vendredi. D’ailleurs, ce soir-là, un voisin qui avait vu les tanks rentrer de loin est venu nous dire : « Attention, j’ai bien peur que ce soient des Allemands déguisés en Alliés qui veulent tester notre réaction ! » Mais, c’était
bon… C’étaient bien les Anglais pénétraient dans Tunis… Le lendemain samedi, on est sortis pour voir et il m’a semblé qu’il y avait aussi des Américains avec eux.

Apprenti à douze ans

En 1945, lorsque la guerre s’est achevée, j’avais treize ans et j’étais apprenti. Dans mon quartier, il était rare que l’on aille à l’école jusqu’à seize, ce qui est obligatoire en France aujourd’hui. On la quittait à treize quatorze ans. Mais, comme c’était la guerre, j’ai arrêté dès l’âge de douze ans. Á ce moment-là, les Allemands étaient à Tunis et ma foi, nous n’avions pas tout ce qu’il fallait pour aller à l’école… On manquait de tout ! Même de nourriture !

En 43, mon oncle était cordonnier et je suis rentré chez lui en apprentissage. Quand on est apprenti, on commence généralement par faire les courses ! C’est : « Va me chercher ci ! Va me chercher ça ! » Souvent, il fallait emmener les chaussures dans une autre usine où ils avaient des machines pour réaliser les coutures car chez nous, tout se faisait à la main. Mes conditions de travail étaient relativement enviables. J’étais plutôt chouchouté comparé à ceux qui travaillaient chez des étrangers ! Mon oncle ne me faisait pas faire les choses difficiles…

Rêve d’adolescence

Dans notre milieu, qui n’était pas un milieu aisé, on ne pensait qu’à apprendre le métier pour pouvoir gagner un peu d’argent et faire ce qu’on a envie de faire : s’habiller correctement, sortir le dimanche, aller où bon nous semble, tout ce qui nous était interdit parce que nous n’en avions pas les moyens.

Au bout d’un an ou deux chez mon oncle, je suis rentré dans l’usine de chaussures Bata et j’y suis resté jusqu’en 52. En janvier 53, j’ai été incorporé dans l’armée française.

L’image de la France

Bien qu’habitant Tunis, la France était mon pays puisque je suis né français. Mon père et mon grand-père avaient déjà la nationalité française ! Mon grand-père paternel était né en Algérie et avait bénéficié des accords Crémieux. J’étais donc français en tant que descendant d’un grand-père né en Algérie. Mais, c’était un cas particulier ! Ceux qui avaient vu le jour à Tunis, de père et de mère nés en Tunisie, avaient la nationalité tunisienne.

Mais, la France avait beau être mon pays, je n’avais pas l’intention de venir. Ce sont les évènements qui ont fait que nous avons quitté la Tunisie. Nous sommes partis quelques mois après mon service militaire…Ce n’est qu’à partir de 53-54 que la tension est montée, que les mouvements d’indépendance se sont développés. Avant, il n’y avait rien ! On était tranquille !

Á la maison, on parlait français. En classe aussi d’ailleurs ! On n’apprenait pas l’arabe. Par contre, je sais que certaines écoles en dispensaient quelques heures.

Distractions de jeunesse

Le quotidien d’un jeune de dix-huit vingt ans dépendait de son milieu. En ce qui concerne ma famille, nous n’étions pas aisés. Nous vivions tout juste… Mon père était le seul à travailler et gagnait juste de quoi faire vivre sa femme et ses sept enfants. Aucun de nous n’a donc pu vraiment suivre des études… Seul mon frère cadet né en 34 a dépassé le Certificat d’études. Il a continué deux ans après.

On peut dire que le Certificat d’études de l’époque équivalait au Brevet élémentaire aujourd’hui. D’ailleurs, un de nos voisins avait obtenu le Brevet supérieur. Et bien, il l’avait encadré chez lui, dans l’entrée ! C’était comme le Bac ! Là où nous habitions, dans notre milieu, c’était quelque chose ! Les gens disaient : « Tu te rends compte de ce qu’il a Gaston ! » Moi, à ce moment-là, je ne connaissais personne qui avait passé le Bac !

Quand on sortait, on allait au cinéma, on allait jouer au football dans la rue, sur un terrain vague, on allait assister aux matchs de boxe. En ce qui me concerne, c’était surtout ça : football et boxe. Je ne jouais ni au basquet, ni au volley-ball. Je me suis essayé à la boxe, je me suis entraîné, mais je n’ai jamais fait de combats.

J’avais deux sœurs, l’une née en 37 et l’autre en 39. Dans la famille, nous étions cinq garçons et deux filles. Chez nous, il n’y avait pas grande différence entre l’éducation des filles et des garçons mais il est vrai que nous faisions beaucoup de choses que les filles n’avaient pas le droit de faire. Nous par exemple, on pouvait sortir le soir, après l’école. Après les devoirs, les copains venaient nous voir et on descendait se promener. Ce n’était pas le cas des filles… Elles donnaient plutôt un coup de main à leur mère dans la cuisine…

Service militaire

Quand j’ai été appelé à vingt et un ans, j’ignorais où j’allais faire mon service. Mais comme beaucoup, je redoutais d’être envoyé en Indochine ! En plus, c’était la bataille de Diên Biên Phu à l’époque ! C’était ça notre angoisse ! C’est à ça que nous pensions ! Pas à ce qui allait se passer en Tunisie… L’Indochine, c’était la France ! Et on y envoyait des Algériens, des Marocains, des Sénégalais ! En 54, la guerre d’Algérie a éclaté à son tour mais malgré le fait que mon grand-père en était originaire, elle ne me touchait pas beaucoup… Ma grande peur, c’était vraiment l’Indochine… Mais heureusement, je suis resté sur le sol tunisien…

J’ai été incorporé dans l’armée de l’air. D’ailleurs curieusement, quasiment tout le monde dans ma famille a fait l’armée de l’air ! Moi, mon frère, mes fils. Pourquoi pas l’armée de terre ? Je n’en sais rien. La marine encore, je comprends, c’est un peu spécial ! Mais sinon, la plupart des gens font l’armée de terre ! L’armée de l’air, c’est beaucoup plus rare.

J’ai été incorporé le 20 janvier 53, quelques jours seulement après mon mariage, qui a eu lieu le 10 janvier 53. Ce n’était pas volontaire ! On avait prévu ça peut-être trois mois avant ! Á ce moment-là, je ne savais pas que j’allais partir à l’armée le 20 janvier ! J’ai donc reçu ma feuille de route alors que la date du mariage était déjà fixée et dix jours après avoir épousé ma femme, j’étais militaire…

En 53, on ne connaissait pas encore d’insurrections dans les villes tunisiennes. Il y avait de temps en temps quelques petits attentats, ici ou là, mais rien de vraiment grave. Dans certains quartiers, on s’attaquait parfois à un magasin de Français installés là-bas ; c’est tout… Par contre, à partir de 54, les choses ont commencé à s’activer. Mais, ils s’en prenaient essentiellement aux Français qui venaient de métropole ! Rarement aux personnes qui comme moi, étaient nées là-bas.

Quitter la Tunisie avant l’Indépendance

Nous habitions un quartier judéo-arabe, c’est-à-dire où Juifs et Arabes étaient mélangés. Nous étions voisins ! Ils se considéraient un peu comme nous et nous, un peu comme eux. Nous n’avions pas vraiment de problème… Il n’y avait pas de peur particulière qui aurait pu nous pousser à partir…

Nous avons quitté la Tunisie en 55 parce qu’à l’époque, on voyait arriver l’Indépendance et on ne savait pas ce qui allait se passer après. Par précaution, nous avons donc préféré prendre les devants. Toute la famille est partie : mes parents, mes frères et sœurs…

J’ai terminé mon service militaire en juillet 54, mon frère le sien en février 55, et nous avons quitté Tunis en octobre 55. Ce sont mes parents qui ont pris la décision du départ mais ils l’ont fait pour les jeunes, pas pour moi, car j’étais déjà marié. Ils m’ont seulement prévenu : « Nous, on quitte la Tunisie… » et j’ai répondu : « Bon, je vous suis… »

Moi, j’étais français comme mon père et mon grand-père tandis que dans ma belle-famille, ils étaient tous de nationalité tunisienne. C’est lorsque l’on s’est mariés que ma femme a obtenu la nationalité française. J’ai choisi mon épouse moi-même, librement. Chez nous, quand un jeune voyait une fille qui lui plaisait, il sortait avec et les parents n’avaient rien à dire. Ils prévenaient simplement : « J’espère que tu sais ce que tu fais ! » C’est tout !

Arrivée et installation à Sarcelles

Je ne suis pas arrivé directement à Sarcelles. Je m’y suis installé le 15 mai 1962, après avoir vécu deux ans et demi rue des Noyers, dans le XX ème arrondissement de Paris. Ce qui m’a beaucoup plu, c’est que j’ai quitté deux petites pièces avec les toilettes sur le palier, pour un appartement de quatre pièces avec salle de bain et tout le confort. C’était un vrai plaisir !

Á l’époque, aucun membre de ma famille n’y vivait déjà. C’est par l’intermédiaire de mon employeur que j’ai trouvé ce logement. Depuis 59, je travaillais au Parisien et là-bas, on avait droit au un pourcent patronal. Alors un jour, le patron m’a dit : « Si ça vous intéresse, nous avons un appartement à Sarcelles. Allez donc le voir ! » Je suis venu le visiter et comme il n’y avait pas de problème, je l’ai pris.

J’ai habité Sarcelles de 62 à 69, puis j’ai déménagé à Stains car j’ai eu l’opportunité d’obtenir un F5, toujours par Le Parisien. J’y suis resté jusqu’en 82. Ensuite, je suis retourné à Sarcelles et depuis, je vis toujours dans le même appartement, 70 avenue Paul Valéry. Á part moi, aucun membre de ma famille n’est venu s’installer ici. Aujourd’hui, mon petit-fils est jockey. D’ailleurs, un article a récemment été écrit sur lui et je le garde toujours sur moi, car lorsqu’on va au café tous les après-midi, on parle des courses, on parle des courses ! Alors comme ça, j’ai toujours mon petit-fils avec moi…

En 62, à Sarcelles, il n’y avait pas beaucoup de Tunisiens. Les Flanades n’existaient pas ! Il n’y avait rien ! Tous les dimanches matin, je descendais à Belleville, mon ancien quartier, pour de faire les courses de la semaine ! Ici, nous n’avions qu’un Monoprix, situé à l’entrée du Vieux Sarcelles… Á l’époque, on allait assez souvent au Village parce qu’on ne pouvait faire autrement ! Mais après, c’était fini… Ce n’était plus la peine ! On avait tout ici… Désormais, je m’y rends de temps en temps, pour aller voir mon médecin, qui est à Saint-Brice.

Durant ma vie professionnelle, je n’ai pas passé beaucoup de temps à Sarcelles car je travaillais sur Paris. Je ne faisais que des allers retours. Mais aujourd’hui, cela dix-sept ans que je ne travaille plus ! J’ai pris ma retraite en 89 ! En 62, ici, c’était la banlieue dortoir. Autour, ce n’était que des champs ! J’habitais avenue Charles Péguy et en face de mon immeuble, c’était la campagne !

Je me levais tôt le matin, pour prendre le train à six heures. J’arrivais à six heures et quart à la gare du Nord et je prenais mon service au Parisien, rue d’Enghien, à six heures et demi. Je terminais à quatre heures. Ensuite, je retournais tranquillement chez moi. Comme je ne pouvais aller me promener nulle part, je rentrais directement à la maison. Je regardais la télé, on discutait un petit peu : « Comment était ta journée ? Qu’est ce qui va ? Qu’est-ce qui ne va pas ? » et c’est tout… C’était la même chose tous les jours ! On ne sortait que le dimanche. Nous le passions à Belleville, parce que nous y avions vécu deux ans. On allait au marché et on achetait tout ce qu’il fallait pour la semaine. En 62, il y avait peut-être un marché à Sarcelles mais je ne m’en rappelle pas.

Ici, en 68, il n’y avait rien ! C’est à Paris que ça a bougé ! Surtout au Quartier Latin ! Je ne sais plus comment je voyais les évènement à l’époque. J’en pensais certainement quelque chose ! Mais aujourd’hui, c’est passé… Á ma connaissance, il n’y a pas eu beaucoup de grèves de transports. C’étaient surtout des perturbations, c’est-à-dire qu’au lieu qu’il y ait un train tous les quarts d’heure, il y en avait un toutes les heures. Par contre, il y avait des militaires qui nous prenaient en camion de la gare de l’Est pour nous ramener à Sarcelles ! Et le matin, ils nous descendaient soit à la Porte de la Chapelle, soit à la gare de l’Est. Je n’ai jamais manqué mon travail... Durant les évènements, mon épouse n’a pas eu peur. Elle est restée à la maison et s’occupait des enfants. C’était très tranquille ici !

De Stains à Sarcelles

La vie que j’ai connue à Stains entre 69 et 82 était la même qu’à Sarcelles, sauf que là où nous habitions, il n’y avait pas de grands ensembles. Ce n’était que des pavillons et deux ou trois petits immeubles de trois étages, qu’on appelait la résidence Gérard Philippe. D’ailleurs, quand on prend le train de Saint-Denis ou de Paris pour aller à Sarcelles, on passe devant. Sur la droite, on peut voir ces trois immeubles. Mais sinon, c’était très tranquille…

Je suis revenu à Sarcelles en 82 parce que tous les enfants s’étaient mariés. Avec ma femme, nous retrouvions donc avec un cinq pièces, dont nous n’avions plus besoin. Et puis, entre temps, beaucoup de copains de Tunis étaient venus s’installer à Sarcelles ! La plupart avaient jusque-là habité Paris et quand on a démoli, ils ont eu le choix entre Sarcelles, Ermont, ou d’autres machins comme ça. Finalement, ils ont choisi Sarcelles. Au départ, c’est le hasard qui m’a amené ici mais en ce qui les concerne, certains avaient peut-être un parent déjà sur les lieux. Par contre, c’est parce que les autres étaient là que je suis revenu à Sarcelles.

Message aux jeunes

Je crois que les problèmes que nous pouvons avoir à Sarcelles avec les jeunes viennent du chômage. S’ils avaient du boulot et qu’ils travaillaient toute la journée, ils ne pourraient pas traîner dehors jusqu’à deux ou trois heures du matin !

A l’heure actuelle, mes enfants sont adultes ! Le plus âgé a presque cinquante ans. Mais, je suis bien content qu’ils n’aient pas eu comme moi, à arrêter l’école à douze ans, qu’ils aient pu continuer leurs études. Maintenant que je suis grand-père, je souhaite que mes petits-enfants soient à l’écoute de leurs parents et que ces derniers leur donnent de bons conseils. Si les uns et les autres se font confiance et dialoguent, tout ira pour le mieux….

Il y a aujourd’hui des choses qui sont beaucoup plus faciles qu’à notre époque et malheureusement, d’autres qui sont plus difficiles… Alors, je souhaite bonne chance à tous les enfants, à tout le monde…

récit collecté par :

frederic.praud@wanadoo.fr

parolesdhommesetdefemmes@orange.fr