Récit
Les arméniens de Sarcelles, intégration et parcours familial sous la Libération
Monsieur KATCHIK KATCHIKIAN
texte Frederic Praud
De l’Arménie à la France
Beaucoup d’Arméniens ont vécu un parcours à peu près identique. Les trois quarts de nos familles ont été décimées lors du génocide. Les Américains se sont quand même intéressés à ce fameux génocide et ont récupéré les enfants pour les mettre dans des orphelinats, notamment en Grèce où se trouvaient les trois quarts des orphelinats. Ma mère a été récupérée par une fondation américaine dirigée par une femme. Elle est restée quatre ans dans cet orphelinat. On comptait quatre ou cinq orphelinats séparés : ceux des garçons et ceux des filles. Ma mère a dû y rentrer à l’âge de huit, neuf ans.
Ils ont pu acquérir une instruction normale dans ces orphelinats mais les Américains ne voulaient pas les garder éternellement. Leur objectif était de les diriger vers l’Europe occidentale et les Etats-Unis. Certains enfants devaient aller en France, d’autres en Angleterre et aux Etats-Unis. La langue étrangère qu’ils enseignaient, indépendamment du grec et de l’Arménien, était la langue du pays vers lequel on les avait orientés ou celle du pays dans lequel ils avaient souhaité aller. Ma mère était destinée à aller en Angleterre et surtout aux Etats-Unis. Elle avait donc appris l’anglais. Une de ses camarades était destinée à venir en France. Elle avait un frère dans le même orphelinat mais dans la section des garçons.
Au bout de quatre ans, ma mère et sa camarade ont débarqué à Marseille. C’était le point d’attache. Certains restaient là dans des familles mais les orphelins étaient ensuite remontés sur leurs destinations propres. Le deuxième stade était Lyon puis Paris, et de Paris dans les autres pays suivant les demandes des pays. Mais lorsqu’ils sont arrivés à Paris, quelques familles se sont quand même intéressées à eux, des riches. Ils ont remarqué ma mère. C’était une belle fille, blonde, avec les yeux bleus, ce qui est très rare chez les Arméniens. Ils ont proposé : « Cette fille-là, on va la marier. » Sa meilleure copine étant destinée à rester en France, cela l’embêtait d’aller seule en Angleterre. Elle s’est donc demandé : « Pourquoi pas ? »… Mais on lui a proposé un époux âgé de vingt-cinq ou trente ans de plus qu’elle… Elle avait à peine seize, dix-sept ans. Cela ne lui a pas plu et elle s’est sauvée pour vivre dans un hôtel avec sa copine.
Beaucoup d’entreprises arméniennes produisaient des perles et elle a été embauchée comme enfileuse de perles avec sa copine. Ils ont régularisé les papiers de séjour. 1927-28 était l’époque des Charleston et des perles.
Au bout d’un moment, sa copine a demandé à ce que son frère vienne également puisqu’ils avaient un point d’attache. Ils l’ont envoyé automatiquement à Paris. Son frère est donc arrivé là. Ma mère et sa copine vivaient dans une seule pièce. Le frère est arrivé. Ils se sont plu et ils ne pouvaient pas rester infiniment l’un sur un fauteuil et l’autre à côté. Ils ont alors décidé de se marier.
L’installation
Il fallait bien aller quelque part car ils ne pouvaient pas rester à l’hôtel ! Ils ont cherché un endroit pour aller se loger. Ne connaissant que difficilement la langue, il était hors de question d’entrer dans une entreprise française. Ils recherchaient une communauté arménienne pour les aider. On leur a indiqué que dans la banlieue nord de Paris, on trouvait des petites communautés arméniennes très bien implantée, à Arnouville, et Sarcelles. « Sarcelles, après tout, pourquoi pas ? ».
Un monsieur Dabaguian, arrivé vraisemblablement vers 1920, avait acheté beaucoup de parcelles, au moins une dizaine, dans la rue du Moulin à Vent. Il les vendait aux Arméniens qui voulaient venir à Sarcelles. Mes parents allaient se marier. C’était l’aubaine : une communauté arménienne, des personnes arméniennes qui les entouraient ! Il y avait également des Arméniens rue Beauséjour.
Mais il fallait acheter le terrain (ce qu’ils ont fait à crédit) et construire la maison. L’homme qui vendait la maison étant également maçon, il leur avait assuré qu’il construirait également la maison. Ils sont donc restés à Sarcelles, ont construit leur maison et se sont mariés officiellement.
Je suis né le 18 juin 1930, exceptionnellement à Paris. Les méthodes à l’époque étaient un petit peu différentes. Les médecins, les sages-femmes dans le coin n’étaient pas équipés pour faire face à une difficulté d’accouchement aussi ont-ils transporté ma mère d’urgence à l’hôpital, le plus près étant Lariboisière. Nous sommes ensuite revenus sur Sarcelles. Je suis né étranger et j’ai été naturalisé français en 1934.
L’activité de mes parents
Mon père avait appris l’activité de tailleur dans l’orphelinat. Il a alors exercé ce métier de tailleur en fabriquant des vestes et des pantalons. Ma mère a abandonné son métier d’enfileuse de perles après son mariage car je suis né quelques mois après. Elle restait à la maison et aidait son mari à faire ce métier de tailleur à domicile.
Mon père avait appris un peu le français puisqu’il était destiné à venir en France mais la langue maternelle était l’arménien ! Des personnes âgées ont eu la chance d’échapper au génocide sont également arrivées. Il n’y avait pas que des jeunes ! Ce fut le cas notamment de la famille Fermagnian et d’une de mes grands-mères. Or, ces femmes-là ne parlaient que l’arménien ! On parlait arménien dans toutes les familles !
Je ne parlais pas français comme beaucoup de mes camarades quand je suis entré à l’école maternelle et primaire. Je l’ai appris à l’école. On le maîtrisait difficilement pendant peut-être six mois mais nous avons tous pris des cours particuliers. On nous appelait « Arménien, tête de chien » mais bon… pour les Polonais il y avait un autre nom, pour les Italiens un autre… C’était l’époque. Il fallait s’y faire !
Nos parents se forçaient à parler en français avec nous, de façon à ce que l’on cultive cette langue. La première école arménienne a été créée tout à fait au bout de la rue Beauséjour en 1936. Il y avait vingt-cinq à trente enfants ! J’habitais tout à fait au bout de la rue du Moulin à vent. Nous allions tous les jeudis à l’école arménienne rue Beauséjour.
Les cours ont continué chez madame Balayan pendant la guerre. La langue arménienne n’a jamais été abandonnée en tant que cours. Mme Balayan a également fermé pour des histoires de locaux. Il n’y avait qu’une petite pièce pour beaucoup d’enfants. Les cours ont continué rue du Moulin à vent, chez les Dabaguian qui avaient un peu plus d’espace pour finalement s’arrêter en 1945.
L’intégration
Les familles arméniennes et françaises ne se visitaient pas mais s’entendaient très bien, en tout cas dans notre rue. Il y avait autant d’habitations françaises qu’arméniennes et on s’entendait parfaitement : on se respectait. Les enfants jouaient les uns avec les autres. Il y avait même une enfant française dans notre rue qui allait à l’école arménienne avec nous, rue Beauséjour. C’étaient nos copains… alors pourquoi pas ? Elle a donc appris la langue arménienne. Il n’y avait aucun regard négatif vis-à-vis de notre communauté qui arrivait en masse. Un de mes meilleurs camarades était Robert Cornet, et on a toujours vécu ensemble.
Il y avait très souvent des fêtes champêtres l’été et chaque Arménien arrivait avec son panier. On faisait la fête au Haut du Roy autour du lac. Le deuxième lieu très prisé par les Arméniens, était rue des Sources, près du kiosque à musique. Il y avait des espaces libres à côté du lavoir. Le petit Rhône passait là. C’était un lieu de rassemblement le dimanche, quand il faisait beau, pour toutes les familles arméniennes du coin. Il y avait également beaucoup d’Arméniens dans l’équipe de football de Sarcelles avant la guerre… de très bons joueurs.
La France nous a ouvert les bras parce qu’ils avaient besoin de travailleurs, de main d’œuvre, il faut le reconnaître. L’occident était preneur… toutefois sur les papiers à l’époque il fallait marquer « réfugié arménien ».
La France pour nos parents
Pour nos parents, la France était d’abord le pays d’accueil où on créait une nouvelle vie et où on vivait normalement. Mes parents sont arrivés en France jeunes, seize, dix-sept ans. Quelles étaient leurs opinions à l’époque ? Ma mère est venue ici mais elle ne devait pas rester. Elle devait aller aux Etats-Unis. Finalement, elle est restée, s’est mariée et a ensuite fondé une famille. Elle était heureuse de venir en France. S’il y avait eu un problème, ils seraient partis en Angleterre ou dans un autre pays. Ils se sont plu ici où il y avait, en tout cas dans notre région, une bonne communauté arménienne.
Jusqu’à la guerre, ils faisaient des fêtes tous les soirs l’été, et même quelques fois l’hiver où l’on se rendait visite famille par famille. On allait écouter la radio chez ceux qui l’avaient, ce qui était rare. C’était intéressant et aussi, un prétexte pour boire le café.
Parmi nos compatriotes, parmi les anciens, nos parents, quelques uns ont participé à la vie politique française et ont manifesté à l’époque de 1936, notamment M. André Assian qui défilait dans la rue. Il était en tête du camion. Quelques personnes appartenant à des partis politiques français ont également manifesté dans les évènements de 36 mais ce n’était pas une majorité.
Les Allemands
Les familles arméniennes n’aimaient pas les Allemands avec la fin de la guerre 14 et la chute de l’Allemagne. Talât, le pacha qui avait commencé le génocide, s’était réfugié à Berlin. Il y a été assassiné en plein jour, en plein marché et le tribunal allemand a acquitté son exécuteur arménien.
Les Arméniens avaient peur de la guerre elle-même et donc peur des Allemands. Au départ, ils avaient surtout peur de la guerre parce qu’ils l’avaient subie indirectement, le génocide s’étant produit pendant la première guerre. Ils vivaient auparavant tranquillement, heureux, alors une deuxième guerre…
La déclaration de guerre
A Sarcelles, onze personnes ont été engagées volontaires dans l’armée française. Ils avaient même fait une photo. Ils étaient tous d’origine étrangère et ont été naturalisés au retour des prisonniers en 1945, six ans après. Ils en ont fait la demande mais ce fut très, très difficile.
De septembre 1939 à juin 1940
Mon père étant décédé à l’âge de trente-quatre ans, ma mère était veuve. Elle travaillait chez un tailleur. On avait fait une très, très grande fête pour l’anniversaire du patron de ma mère, ce tailleur, fin août, avec au moins quarante ou cinquante personnes, mais il ne nous avait pas parlé de sa lettre de mobilisation. Il est parti le lendemain 1er septembre. Cela fut très, très mal ressenti, parce que l’on ne comprenait pas pourquoi il avait été mobilisé.
Nos parents sortaient d’une guerre et rentraient dans une autre alors qu’ils venaient d’être heureux. Chacun avait fait sa petite situation et on retombait dans une période de guerre. Ils avaient vécu cela étant gamins et avaient peur de cette guerre, des Allemands, sachant qu’à l’époque ces derniers avaient été les alliés des Turcs.
Ce que l’on nous avait dit à propos des Allemands ? Je parle en tant qu’habitant de la rue du Moulin à Vent où se côtoyaient Français et Arméniens. En 1870, les Allemands avaient fait un certain nombre de massacres, tué beaucoup de Français et les vieilles familles françaises étaient déjà anti-allemandes. Pendant la guerre de 14, il y avait encore eu d’autres massacres. Ils prenaient donc les Allemands pour des assassins et nous disaient : « Attention ! Les Allemands vont arriver, massacrer, violer les femmes. Ils vont faire ci, ils vont faire ça… » C’était un bruit qui courait et la déclaration de guerre a entraîné un exode général, pour rien du reste.
En septembre 39, nous sommes donc partis à pied pour Paris. J’avais un vieux vélo et ma mère et mon beau-père nous suivaient avec les bardas. On a mis sept ou huit heures je crois… et on est revenu car « fausse nouvelle, ne vous inquiétez pas ».
Pendant l’exode de 40, nous sommes restés à Sarcelles en nous disant : « On verra bien ». Ma mère a voulu rester pour éviter d’éventuels pillages. Elle a dit : « Non, je n’abandonnerai pas ma maison. Si je dois mourir, je mourrai dans ma maison ». Ils m’avaient envoyé à Paris chez mes cousins où je suis resté quinze jours.
1940-44 : les bombardements
Les familles arméniennes avaient toutes construit des abris dans leur jardin, car nous vivions essentiellement en pavillon à Sarcelles. Chaque groupement de familles avait donc le sien. Dans notre secteur, l’abri était chez les Hagobian, juste à côté. C’était un abri général fait par tous les Arméniens et où pouvaient tenir au moins une vingtaine de personnes. On y avait stocké au moins deux ans de nourriture ! La crainte des Arméniens étant toujours de mourir de faim. Il y avait de tout, des saucisses, du blé, même une cheminée : on pouvait vivre quinze jours enfermés. C’était la crainte, « ils vont nous bombarder, détruire complètement la ville ».
A l’école, nous allions automatiquement dans les abris quand les avions passaient. Je ne veux pas dire que c’était une joie, mais nous étions contents car l’abri était commun. C’était cocasse ! L’école ancienne Lelong était composée d’une école de filles et d’une école de garçons et les abris étaient communs. Les filles rentraient d’un côté et les garçons de l’autre. Il y avait un point d’air au milieu car il fallait quand même voir. Dès que l’alerte sonnait, les garçons et les filles y couraient pour se rencontrer. C’était un bon moment et quand l’alerte se terminait, on partait mais en se donnant rendez-vous à la sortie… C’était un lieu de rencontre.
Le samedi et le dimanche, il y avait couramment des alertes dans la journée. Les avions passaient et on les observait. Automatiquement les éclats d’obus de la DCA tombaient ce qui était très, très dangereux.
Quelques personnes ont été tuées par la chute de ces éclats d’obus à Sarcelles. Il y avait beaucoup d’éclats dans notre quartier et nous gamins, les collectionnions. Le jour des bombardements, c’était à celui qui allait dans la rue pour récupérer les premiers éclats, et le lendemain à l’école c’était : « T’as vu, moi j’en ai tant », « Moi j’en ai plus que toi ! » Des jeux de gamins… Ma mère m’avait attaché pour que je ne sorte pas et que je n’aille pas chercher les éclats ! J’avais douze ou treize ans à l’époque.
Travailleur de force
Mon père est décédé à trente-quatre ans, en 1934, et ma mère s’est remariée en 1937 parce qu’il fallait quand même élever son fils. Mon beau-père était Arménien d’origine libanaise. Ses papiers étant libanais, il n’a pas été mobilisé mais il a ensuite été réquisitionné comme travailleur de force. De nationalité libanaise, il n’avait pas envie de partir en Allemagne. C’était l’un des seuls hommes dans la communauté. Il faisait de tout. A la fin, il a été obligé d’y aller car cela permettait à un prisonnier du stalag IX A (tous les Arméniens étaient au stalag IX A) malade de rentrer. Ils faisaient un échange. Il a dû partir en 1942-43 mais je ne sais pas si c’était déjà obligatoire.
La Résistance
La Résistance a utilisé des enfants pour les transmissions de message. On disait : « Tiens, tu donnes ça… Il y a une lettre à porter, moi je n’ai pas le temps, tu veux l’emmener ? » On a su bien après qu’il y avait un réseau de résistance à Sarcelles lié à l’école… par l’intermédiaire de certains enfants. Je l’ai fait. Ce n’était rien : « Tu donnes une lettre à untel. On n’a pas le temps ». Mais nous n’en parlions jamais dans nos familles arméniennes. Je ne l’ai su qu’après la libération, parce que j’ai vu les FFI au grand jour : des personnes que l’on connaissait et qui avaient tous le brassard. C’étaient des personnes qui côtoyaient les Allemands, on disait : « Tiens, je croyais que c’était un collaborateur ». Enormément de Sarcellois portaient le brassard et appartenaient à un réseau. Mais combien d’entre eux ont mis le brassard juste pour la Libération ?
J’étais trop jeune pour savoir mais nos aînés savaient certainement qui étaient les vrais et les faux résistants. Certains se prenaient pour des résistants alors qu’ils ne l’étaient pas : ils portaient leur revolver à la ceinture.
L’occupation
Au-dessus de mon quartier, rue du Moulin à Vent, il y a des champs, des vergers, des espaces de verdure et beaucoup d’arbres, pommiers et autres. On voyait des Allemands y passer avec des filles françaises pour faire ce que vous devinez. On voyait cela d’un mauvais œil et, connaissant bien sûr le coin beaucoup mieux que quiconque, avec une bande de copains, on allait les surprendre et leur jeter des pommes ! Ils criaient dans tous les sens en allemand mais ils ne pouvaient pas nous poursuivre car on connaissait le coin. C’était courant, il y avait les champs, des arbres, c’est l’idéal.
L’occupation n’était pas oppressante dans Sarcelles. Les Allemands n’avaient occupé aucun lieu spécifique ou aucune ferme dans la commune. On n’a donc pas ressenti de crainte vis-à-vis d’eux. Juste à côté de la briqueterie, il y avait trois, quatre pièces où des Allemands avaient fait un bureau. Nous lancions des pierres à leur porte puis allions nous cacher dans les tunnels de la briqueterie.
Les enfants étaient contre les Allemands mais pas dans la crainte. On essayait de les enquiquiner. Lorsque le bureau était fermé, on leur lançait trois ou quatre pierres puis on partait… c’était cet esprit-là ! Mais il est certain que nous étions contre eux depuis que nous avions vu nos jeunes femmes embarquées là-haut… mais on n’en parlait pas à nos parents.
Les bandes
Les bandes de jeunes ont toujours existé. J’appartenais à la bande à Kobus. Il habitait le coin et était le type le plus évolué. C’était notre territoire. On jouait à la petite guerre, mais gentiment, le jeudi, seul jour où l’on était libre : on essayait de récupérer les territoires des autres. On se bagarrait à coups de marrons. On faisait des prisonniers, c’était amusant, mais le soir il fallait quand même qu’ils relâchent les ennemis parce que gare aux parents ! C’était sympa alors que maintenant ils s’entretuent, se bagarrent, il y a des morts… Nous, c’était l’esprit de la guerre avec des fusils en bois, des lance-pierres et encore on faisait attention parce que c’était dangereux : quelqu’un avait été blessé à l’œil. On jouait à la petite guerre mais les bandes étaient sérieuses.
Des familles italiennes, portugaises, polonaises étaient arrivées avant nous à Sarcelles, mais pas dans notre quartier. C’étaient des familles isolées, en petit nombre.
L’occupation pour mes parents
L’occupation première pour nos parents était de nourrir leur famille. C’était primordial. Ils se passaient de nourriture pour nourrir leurs enfants ! Ma mère a toujours travaillé. Pour les habits, on s’arrangeait entre nous : dans notre communauté où il y avait beaucoup de tailleurs, de travailleurs manuels, de cordonniers, de coiffeurs…
Pétain
A l’école on nous distribuait régulièrement des bonbons vitaminés rouges et des biscuits vitaminés ; cela avait été institué par Pétain. Alors nous, nous étions contents.
Nous étions dans des classes avec un certain nombre d’élèves et notre instituteur, Monsieur Morin. Il déclarait toujours une fois et demi plus d’élèves pour avoir davantage de bonbons et de biscuits.
Il nous a demandé un jour : « Les enfants, repassez deux fois, parce qu’ils risquent de faire des contrôles et s’ils s’aperçoivent que j’ai de la réserve, je vais avoir des problèmes. » Ils faisaient des contrôles pour voir s’il n’y avait pas de fraudes. C’était sa crainte. Il fallait absolument que son stock de bonbons et de biscuits soit liquidé. Pétain nous nourrissait !
On nous obligeait aussi à chanter « Maréchal » comme dans toutes les écoles, mais cela ne m’a pas marqué. Le souvenir positif c’était vraiment les bonbons et les biscuits vitaminés.
De Gaulle
Le discours de de Gaulle en 1940 était : « On a perdu une bataille mais on n’a pas perdu la guerre ». Un certain nombre de personnes ayant été mobilisées, mes parents et mes amis y croyaient et se disaient : « Ouf ! S’il pouvait dire vrai, au moins la guerre sera terminée rapidement ». Ils avaient un beau souvenir de de Gaulle car ils pensaient qu’il allait les sauver mais la crainte était toujours la même : la guerre.
Le débarquement
A quatorze ans, ayant appris la géographie dans les écoles nous étions très conscients des événements. Beaucoup de camarades de mon âge et de mon école, moi y compris, avaient des cartes chez eux. Quand nous avons appris le débarquement, nous avons alors suivi clandestinement, avec des petits drapeaux, la progression des alliés par ouï-dire et par la radio. Mes parents n’écoutaient pas la radio mais mes camarades français l’avaient et tous l’écoutaient. On s’informait : « Ils sont à tel endroit » et le soir, en arrivant, je pointais l’avance alliée, bien caché parce que si les Allemands étaient rentrés, cela aurait été une catastrophe. Nous avons suivi la progression alliée sur la partie nord de la France, du débarquement en Normandie le 6 juin 44 jusqu’à la Libération.
J’ai appris la nouvelle du débarquement à l’école par mes camarades qui avaient écouté la radio clandestine : « Ils ont débarqué. », mais on ne le criait pas.
La libération à Sarcelles
Il y eut des problèmes à Sarcelles : les forces alliées sont venues puis reparties à cause d’une contre-attaque allemande. A un moment c’était la joie, on était sauvé et l’instant d’après, les troupes françaises ont un peu reculé car des forces allemandes étaient cantonnées au barrage. Ils ne se sont pas retirés mais se sont un peu repliés pour reprendre position et se regrouper, et cela a provoqué la panique chez les Sarcellois. On avait accueilli les troupes françaises les bras ouverts et quand les Sarcellois ont cru que les Allemands allaient revenir, ils ont alors ressenti une crainte énorme des représailles.
Certains sont alors repartis (pas nous) du côté du barrage de Pierrefitte, vers le sud, de peur que les Allemands reviennent. C’étaient des fausses nouvelles. Cela n’a duré que deux jours, le temps que les troupes françaises se regroupent. Il n’y avait que quelques îlots de résistance allemande qui n’étaient pas partis pour des raisons que l’on ignore.
Au coin du secteur, près de la briqueterie, un Allemand avait été attaché à un poteau et battu alors que c’était peut-être un brave homme. Les Allemands n’étaient pas tous mauvais surtout sur la fin car on engageait n’importe qui, soit des très jeunes qui ne connaissaient rien de la guerre, soit des très vieux qui ne demandaient qu’à rester chez eux. Et ce brave Allemand a été battu, lapidé ! Il était en lambeaux. Nous en étions un peu étonnés. C’est aussi pour cela que certains avaient peur des représailles allemandes.
Les troupes françaises sont arrivées ensuite… Ma mère parlait arménien et il y avait deux engagés arméniens, des Libanais, dans les chars de la 2ème DB. « Vous êtes Arméniens ! » Ils sont venus chez nous, sont restés quelques jours, nous ont ravitaillé en chewing-gums et ont partagé avec tout le monde. C’était la fête.
Les premières troupes françaises que j’ai vues, passaient dans la rue Brossolette puis avenue du général Leclerc, la rue principale.
C’était la joie à Sarcelles. Tout le monde était content mais il n’y a pas eu de fête car la ville de Sarcelles était presque vide, suite au retour présumé des Allemands. Quand ils sont revenus une deuxième fois, il n’y avait plus de commerçant, plus rien, la ville était vide. Je n’ose pas dire que les Sarcellois mouraient de faim mais il fallait manger. Les troupes alliées sont restées quelques jours et ont réquisitionné les boulangers et les épiciers qui étaient fermés pour éviter le pillage et ravitailler les Sarcellois en attendant que ça se réorganise. Ils sont ensuite remontés sur Paris.
L’après-guerre : la libération des jeunes
J’avais seize ans, l’âge de l’émancipation, à la fin de la guerre. C’était une nouvelle vie pour les jeunes… le modernisme. J’ai continué mes études et je suis entré dans une école d’ingénieurs.
La libération, le modernisme américain…. Ils nous ont amené autre chose que ce que l’on avait vécu. Il y a eu un changement d’esprit de la jeunesse. On voulait être moderne. On commençait à mettre d’autres vêtements que ceux qu’on portait avant. Jusque là j’avais toujours porté des culottes courtes et là on arrivait avec des culottes de golf et des T-shirts. C’était un bouleversement complet de la jeunesse. On l’a ressenti avec mes camarades jusqu’à vingt et un ans. Mon adolescence s’est donc passée totalement différemment de ce qu’elle aurait été sans la venue des Américains.
Mes parents étaient surpris mais j’ai eu la chance d’avoir des parents intelligents qui ont suivi l’évolution et n’ont jamais fait obstacle à tout ce que je demandais. C’était normal. Notre éducation était totalement différente de la vie moderne dans laquelle on entrait après 1946 : les sorties, la liberté… J’exprimais cela à mes parents. Ils auraient pu faire obstacle comme certains l’ont d’ailleurs fait. Il y a eu des gros problèmes aussi bien côté fille que côté garçon. Mes parents ont toujours été libres d’esprit. Ils m’ont laissé faire et ça s’est très bien passé : j’ai évolué normalement.
Il est difficile de répondre aux questions des jeunes et ce sera de plus en plus difficile, parce quand leurs enfants leur poseront les mêmes questions, ce sera encore différent. Pour nous, les enfants, partant presque à zéro, restreints et serrés comme on était, la période 45, 47, 48 fut une libération, mais dans un certain créneau.
La liberté était de pouvoir sortir de chez soi. Mes parents m’avaient autorisé à rentrer à minuit le soir ! C’était l’époque des surprises-parties et des rassemblements de jeunes, garçons et filles, Arméniens et Français, chez l’un ou chez l’autre. C’était la liberté, on s’éclatait avec des musiques qui n’existaient pas pendant la guerre, les musiques américaines, de jazz, toute cette musique de l’époque… C’était énorme !
On pouvait sortir jusqu’à minuit ! Bien sûr cela restait strict, soit les parents venaient nous chercher, soit on était accompagné, mais nous avions cette liberté le samedi et le dimanche. Il fallait quand même demander l’autorisation de sortir à nos parents, mais ils nous l’accordaient, chose qui n’existait pas avant dans nos coutumes.
Après-guerre, il n’y avait plus ni Arméniens ni Français, c’était l’intégration complète. Les Arméniens ont alors essayé de s’intégrer davantage aux Français. Et, on a suivi l’évolution… tout au moins on a essayé de suivre l’évolution car nos parents étaient, il faut le reconnaître, très, très durs.
Message aux jeunes
Mon message aux jeunes est qu’ils suivent l’évolution sans excès… je dis bien sans excès. Il faut une évolution, c’est normal. Nous avons évolué, mes parents aussi quand ils sont partis d’Arménie, ou tout au moins de l’Empire ottoman, mais il faut toujours rester dans les limites de l’évolution, sans excès.
Respectez toujours la famille.