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Recit

De Sarcelles à Mathausen : itinéraire d’un résistant de la première heure

Monsieur Jean, né en 1917

jeudi 9 novembre 2006, par Frederic Praud

texte Frédéric Praud


Je suis né en 1917 de parents d’origine Italienne. Après de nombreux voyages en Orient, en Asie et d’autres pays, je suis arrivé à Sarcelles en 1928.

Je suis allé pendant deux ans dans une école de missionnaires catholiques avec des sœurs et des frères dominicains. J’étais très croyant. Je suis issu d’une famille très croyante, très pratiquante mais maintenant c’est fini, j’ai perdu la foi. Avec la guerre, ce n’est pas possible… On ne peut plus avoir la foi.

J’ai eu une éducation plutôt rigoriste. Dans l’église des missionnaires italiens, un prêtre servait, faisait la cuisine, le jardin… C’était un Franciscain. J’étais toujours fourré avec lui, derrière lui dans le jardin et cet homme-là jurait comme un damné toute la journée ! Cela me choquait, tout gosse empli de religion. Je lui disais :
« Et bien, mon père, ce n’est pas beau ce que vous faites.
  Ecoute Jean, fais ce que je te dis, mais pas ce que je fais ».
C’est quelque chose qui m’est restée jusqu’à aujourd’hui et j’y pense souvent. Quand je décide ou fais quelque chose, je pense à ce qu’il m’avait dit alors.

Constantinople et la langue française

Il y avait de tout à Constantinople, ville très cosmopolite, c’était pire que Marseille ! Un port immense sert de transit entre la Mer Noire et le fin fond de la Russie. C’est incroyable ! Des milliers et des milliers de cargos et de voyageurs y passent ! Le français était alors la langue de communication, pas l’anglais.

Et sur ce port, des « hammals », des porteurs se chargeaient les marchandises sur le dos. Ces gens-là étaient kurdes. Ils venaient des montagnes… des gars, des malabars, des costauds, mais qui ne connaissaient aucune langue en-dehors de leur dialecte. Ils ne savaient ni lire ni écrire, et pourtant ils baragouinaient le français ! Ces gens-là arrivaient à s’expliquer en français avec les voyageurs ou n’importe qui passant par là.

Mon père est rentré en Italie car toute sa famille était là-bas mais ce n’était pas la joie, les temps étaient durs sous Mussolini. Il n’y avait pas de travail et on était mal reçu… et pas seulement par les pouvoirs publics mais aussi par la population. Les gens nous disaient : « Vous venez manger notre pain ». Ils ne voulaient pas nous voir.

Nous sommes restés dix-huit mois là-bas et il a fallu que l’on fiche le camp parce que ce n’était pas vivable. Or nous avions de la famille en France, des oncles, des tantes, des Arméniens que mon père avait plus ou moins aidés, familiarisés, reliés avec le beau-père de ma mère. Tout cela avait créé des liens. Mes parents ont donc décidé de venir en France mais on ne nous donnait pas la possibilité de venir. On ne pouvait pas, et on ne faisait pas ce que l’on voulait. On nous donnait bien un passeport mais un passeport pour retourner en Turquie et pas pour venir en France. A force de se débattre et de chercher, les parents, ont quand même décidé de prendre ce passeport pour la Turquie. Ils ont enlevé la destination et opté pour la France. Il a fallu imiter l’écriture du fonctionnaire qui avait précédemment écrit…

Nous sommes ainsi arrivés en France en passant par Marseille où l’on a pris le train. Nous sommes arrivés à Paris où l’un de mes oncles nous attendait. C’était le matin, vers six heures, six heures et demie. Nous avons pris le métro pour aller à la gare de l’Est parce qu’ils habitaient dans la banlieue Est. J’avais toujours en tête ce que j’avais appris chez les sœurs : le Français était un homme, un ouvrier avec un béret, une musette et sa baguette de pain. Je voyais toujours cela comme ça. Et chose curieuse, en descendant du train à la gare de Lyon, les premiers à partir au boulot (des ouvriers) avaient effectivement tous des bérets et une musette ! Ils avaient tous leur musette, ce qui correspondait exactement à l’idée que je m’étais faite.

Je ne parlais pas français mais j’ai pactisé avec les gosses dans la rue, qui me faisaient dire des mots. Quand une dame passait, ils me demandaient : « Dis-lui ça ! Dis-lui ça ! »… et ils me faisaient dire des gros mots… mais moi je ne savais pas !

L’arrivée à Sarcelles

C’était également la crise en France. Il n’y avait pas de travail. Les immigrés de cette époque-là, étaient appelés "les étrangers" et les étrangers étaient exploités. Des entreprises avaient trouvé une bonne combine : ils les faisaient travailler afin qu’ils obtiennent des papiers pour pouvoir rester là mais ils les faisaient travailler pour rien. Mon père a réussi à rentrer à Saint Brice dans une carrière de plâtre qui n’existe plus actuellement, une carrière où ils extrayaient de la pierre et en faisaient du plâtre. Il a travaillé là pendant un an et demi mais pour un salaire… disons, inexistant. Tout cela pour avoir une carte de séjour ! Pour rester en France, il fallait avoir une carte de séjour et une carte de travail. Si vous n’aviez pas de carte de travail, on ne vous donnait pas de carte de séjour, et si vous n’aviez pas de carte de séjour, on ne vous donnait pas de carte de travail ! C’était un cercle vicieux. On ne pouvait pas avoir l’un sans l’autre ! Cela se faisait donc toujours par combines et les entreprises en profitaient.

Nous avons habité à la gare de Sarcelles, dans un hôtel qui existe toujours d’ailleurs près du passage à niveau. Ma mère restait dans la banlieue Est avec mon frère et ma sœur. Comme j’étais turbulent et qu’il n’y avait pas moyen de me tenir (je n’étais vraiment pas marrant), mon père avait proposé : « Je le prends avec moi ». Il venait travailler à Saint Brice et habitait à la gare de Sarcelles, dans l’hôtel. En journée, quand il travaillait, j’allais traîner. C’était possible car il n’y avait alors que des champs et des vergers le long de la ligne de chemin de fer en allant sur Saint Brice et Groslay. Alors pour un gars de huit ans… la liberté. J’étais à plat ventre dans les fraisiers toute la journée ! Je n’avais que ça à faire, jusqu’au jour où il a fallu trouver une solution.

On m’avait mis à l’école Lelong, une toute petite école, dans une classe de troisième avec des gosses encore plus jeunes que moi. Ils apprenaient 2 et 2 font 4, 1 et 2… la France ceci… Je connaissais la géographie sur le bout des doigts ! Je connaissais le monde entier, malgré mon âge, et j’étais peut-être doué pour tout ce qui est chiffres et calculs, ce qui fait que pendant que les gosses mettaient deux heures à faire 2 et 2, il fallait bien que je fasse quelque chose. Mais tout ce que je pouvais faire, était d’embêter les autres… jusqu’au jour où j’ai eu des problèmes.
Au bout de trois mois, ou je me faisais mettre à la porte, ou je fichais le camp moi-même ! J’avais donc dit à mes parents : « Je m’en vais. Je ne reste plus à l’école. Je vais aller travailler. » Je suis donc allé travailler à Paris, au faubourg Saint Antoine, faire mon apprentissage en ébénisterie. A douze ans, je me débrouillais, je prenais le train tout seul…

Mon adolescence

Adolescent, je n’avais pas un caractère facile. Je n’aimais pas l’injustice… Je ne pouvais l’encaisser… Je ne pouvais vraiment pas la supporter ! Même à douze ans, je me serais battu contre une injustice. Il n’y avait pas de commissariat à l’époque à Sarcelles, juste la mairie, qui n’était pas loin de l’église. Il y avait là un poste de police avec trois gendarmes. Les étrangers devaient tous passer par là pour faire leurs papiers de séjour. Beaucoup d’Arméniens venaient ici pour faire leurs papiers et l’amusement des gendarmes et des autres à la préfecture de Versailles était de les faire courir, de leur dire : « Aujourd’hui il vous faut un acte de naissance. On ne vous en a pas fait un ? », « Ça ne suffit pas. Il faut un certificat de domicile… » Et encore autre chose… au lieu de vous dire tout à la fois !

Je voyais des femmes, des mères de famille, sortir en pleurs. Les mères de mes copains avec qui je jouais. La colère me prenait. Je les prenais par la main et je rentrais avec elles. Je tempêtais ! J’avais douze ans mais je leur faisais une vie de chien, ce qui fait que j’étais considéré comme un voyou. On me traitait de voyou mais je ne l’étais pas du tout. Au contraire ! Chez moi, il fallait bien se conduire. Ma mère n’aurait jamais admis, que l’on appelle le président de la République « Chirac » au lieu de « Monsieur le Président de la République ». J’aurais pris deux claques dans la figure, si je n’avais pas dit « Monsieur le Président ». C’était une question d’éducation : je ne pouvais supporter l’injustice et j’étais donc toujours en butte avec les pouvoirs publics, la police et les gendarmes.

L’intégration à Sarcelles

Nous parlions six, sept langues couramment chez nous, à tel point, qu’à table, quand on mangeait, l’un disait en français « Passe-moi le pain », l’autre répondait en arménien et le troisième disait « Passe-moi le vin » en italien ! Cela se faisait couramment, sans faire attention et cela m’a énormément servi. Je n’avais pas appris ces langues à l’école mais dans la rue.

Les enfants d’immigrés sont souvent de bons élèves et j’ai l’impression qu’actuellement c’est encore pareil. Ils sont peut-être un peu voyou, casquette de travers, tout ce que l’on veut, mais question scolarité, ils travaillent… car ils se sentent en difficulté. Ils sentent qu’ils ne sont pas chez eux. C’est humain. A l’époque, tous les Arméniens étaient dans les premiers des classes. C’était pareil pour les autres étrangers.

J’étais un voyou mais ma sœur était toujours première avec des notes à faire la fête, que personne ne pouvait battre. Elle n’était pourtant pas plus âgée que les autres. Elle était comme eux. Pareil pour mon frère, ainsi que pour les autres enfants d’autres nationalités. Alors à la sortie de l’école, quand les mères allaient chercher leurs gosses et que l’un arrivait avec une punition et l’autre avec des petites médailles ou des bons points, ça s’accrochait un petit peu… mais c’était humain.

L’apprentissage

J’avais commencé à faire de l’apprentissage dans l’ébénisterie mais n’arrivant pas à trouver mon compte financièrement, j’ai changé. J’ai voulu faire de l’électricité. Je suis alors rentré comme électricien apprenti dans une entreprise. J’étais payé cinq francs par semaine, la carte de chemin de fer Sarcelles/Paris coûtait quatre francs cinquante et la carte de métro, deux francs quatre-vingts ! Ma mère devait donc rajouter sur ma paye rien que pour me payer mon transport !

De plus, à dix-sept, dix-huit ans, on mange ! Le matin, j’amenais ma gamelle comme tout le monde. J’étais à la charge de mes parents. J’avais mon casse-croûte pour le matin, à 9 heures, et ma gamelle pour midi, mais j’avalais déjà mon casse-croûte en courant jusqu’à la gare au lieu de le garder pour manger à 9 heures. Arrivé au chantier, je commençais le travail et comme tous les apprentis, je faisais l’homme de peine, le coursier. Je mangeais ma gamelle…et à midi je n’avais plus rien à manger. Si je voulais manger quelque chose, il fallait que ma mère me donne encore quelques sous pour pouvoir acheter. Des petits bouis-bouis vendaient des pommes de terre, des haricots verts, des trucs pas chers et j’achetais une petite portion.

1936

En 36, j’étais embauché comme électricien, petit ouvrier, petit compagnon. Sur les chantiers, à midi, les peintres, les maçons, les menuisiers, les électriciens faisaient chauffer leur gamelle et on mangeait tous ensemble dans le milieu du chantier. J’entendais discuter mais la politique n’était pas un truc qui m’emballait tellement. Ça ne m’empêchait pas pour autant d’écouter et de raisonner. Je m’intéressais qu’au sport. J’étais un maniaque du sport ! J’étais sur un terrain de sport dès que j’avais une minute.

A midi, j’entendais et pensais : « Ce que les patrons sont bêtes quand même ! Ils donneraient à manger simplement à tous mes collègues qui sont là… Ils auraient simplement de quoi manger, sans le souci de leur casse-croûte, plus un ne ferait grève ! Tout ce qu’ils veulent c’est manger ! C’est tout. Ils ne veulent pas avoir un compte en banque, ce qu’ils veulent c’est manger ! »
Ce sont des raisonnements que l’on fait en temps difficile, des raisonnements de jeunes, de gosses. On voit maintenant les choses différemment grâce à la radio, à la télé, à l’école, à l’instruction.

Nos sorties

Nos sorties se résumaient à la place du 11 novembre à Sarcelles, une petite place en bas de la place des écoles, où passait le petit Rhône à ciel ouvert. Il y avait un parapet sur le bord de la route et le petit Rhône passait en dessous. A côté, on trouvait comme un abreuvoir où les chevaux des paysans venaient boire quand ils descendaient, le soir avant de rentrer. On passait notre temps sur le parapet, ce qui fait qu’il était usé et creusé. On se cotisait parfois pour aller au café d’en face boire un café crème. C’est tout ce que l’on pouvait se payer… un café crème ! On allait traîner dans les champs ou sur le terrain de sport à Chauffour.

C’est pratiquement moi qui ai commencé à aménager ce terrain. J’ai construit le premier vestiaire. Les jeunes faisaient comme moi. On passait notre temps sur le terrain de sport. Notre bande de jeunes, une douzaine, portions des pantalons marins avec le bas très large et les poches devant. Nous étions était fiers !

Les jeunes garçons de Sarcelles rencontraient les jeunes filles dans les champs. Tout se passait dans les champs. Il n’y avait que ça… Il y avait très peu de bals. Cela a commencé après 1936 mais nous n’en avions pas avant. Nous allions conter fleurette dans les champs. Ce n’étaient que des champs à perte de vue et nous allions là, dans les blés…

1936 : la guerre d’Espagne

La guerre d’Espagne a beaucoup touché et traumatisé les jeunes. Cette guerre ne les emballait pas. On ne peut pas dire qu’ils se révoltaient, mais elle leur donnait des soucis. Nous avions des informations par les partis de gauche, le Front populaire. Cela créait une dissension dans la population, le gouvernement français ayant décidé la non-intervention alors que le côté des rebelles était aidé ouvertement par l’Allemagne et l’Italie. Les Républicains n’avaient donc rien pour les soutenir.
Je savais que les Allemands bombardaient les villes espagnoles. Je travaillais dans une boîte à Saint Denis. Le fils de gens que j’ai connus s’était ainsi porté volontaire dans les Brigades internationales. Ils ne l’ont d’ailleurs jamais revu. Beaucoup de jeunes y seraient partis si le lien familial ne les avait pas retenu ici. Je suis sûr que les jeunes sont comme moi, l’injustice est quelque chose qui les touche au plus haut point.

D’ailleurs, les Républicains espagnols ont participé à la guerre 39-45, jusqu’à la Libération et ils l’ont payé très cher… Ils ont payé un lourd tribut à la dernière guerre (39-45). L’officier qui dirigeait les premiers chars Leclerc arriver à Paris par la porte d’Orléans, était un noble. Il aurait pu être du côté des Hitlériens mais il était dans l’armée de Leclerc. Les soldats formant ce commando, dans ces trois premiers petits chars, étaient des Républicains espagnols. Les chars avaient des noms espagnols : Guernica, Barcelone, Madrid…

Je me suis toujours considéré, de tout temps, Français. D’ailleurs, un Français qui parlait mal de la France, je l’aurais mangé… La France m’avait accueilli et je l’aimais. Même avant de venir en France, en Turquie, en Asie, quand j’entendais mon père parler de la France, ce n’était pas rien… J’ai subi la guerre de plein fouet et quand je vois l’attitude de certains Français pendant cette guerre-là ! Ce n’est pas possible…

L’approche de la guerre

J’ai senti monter la peur autour de nous en 1938. Je me souviens que cela ne plaisait pas à la population quand Daladier est revenu de Munich. J’étais alors ouvrier célibataire. J’aurais dû faire mon service militaire en Italie, parce que j’étais italien, mais j’ai refusé. Je n’avais pas la nationalité française. Il fallait payer pour être naturalisé et on n’en avait pas les moyens.

J’étais tributaire de ce que les lois françaises m’accordaient en tant qu’étranger pour pouvoir vivre. Je ne pouvais surtout pas aller me plaindre ni dire, « je vais aller en Italie », parce que je me serais fait bouclé en Italie où je passais pour un déserteur.
On m’avait simplement demandé d’aller faire mon service militaire. J’avais choisi la position de celui qui ne veut pas y aller.

Quand des bruits de guerre ont commencé à courir, à la veille de la guerre, j’ai voulu m’engager dans l’armée française mais je ne pouvais m’engager qu’à la légion étrangère. Il me fallait aller à Versailles au bureau de recrutement, rue des Abreuvoirs, derrière le château. J’y suis peut-être allé dix fois ! Et dix fois, on m’a écarté, trouvant toujours un prétexte pour repousser huit jours après puis encore huit jours après. La dernière fois, c’était la veille de la débâcle. Je suis arrivé rue des Abreuvoirs où il y avait des camions militaires, des soldats, des paquets de cartons, de documents, de papiers. Ils chargeaient les camions puis partaient. J’ai vu un gradé, un capitaine, que j’avais déjà rencontré les fois précédentes. Il m’avait reçu et parlé gentiment. Je suis allé le voir et je lui ai dit : « Bien alors, je veux y aller, moi ! Qu’est-ce que vous attendez ? Pourquoi ? »
Il m’a répondu :
« Ecoute mon garçon. Tu vas sauter dans un camion et tu vas ficher le camp avec les autres ! »
C’est tout ce qu’on m’a dit. C’était la débâcle. Effectivement, le lendemain il n’y avait plus rien et trois heures après les Allemands étaient là. Je n’ai donc pas pu m’engager.

La débâcle

Je suis revenu et j’étais à Sarcelles lors de la débâcle. Les derniers jours, l’avant-veille, c’était le défilé sur la rue de Paris, la nationale qui venait du Nord. La rue était bourrée de gens avec des charrettes. Tous les réfugiés du Nord descendaient, les paysans, les ouvriers, les familles, les voitures, tout…

Tous les habitants partaient de Sarcelles mais nous n’avions pas de voiture. Nous avons décidé de partir alors qu’il ne restait plus personne. Partir en exode, s’en aller, ne pas se trouver devant les troupes allemandes… Mon père, vieux et blessé, avait mal à une jambe et ne pouvait marcher. La mère d’un ami alsacien (qui n’était pas là) une femme âgée de quatre-vingts ans et impotente, et quelques voisins étaient également restés. Ma mère a dit : « On ne peut pas la laisser. Il faut qu’on l’emmène avec nous. »
Mais comment l’emmener ? On ne pouvait pas l’emmener sur notre dos ! Je suis allé dans le pays et j’ai trouvé une voiture à bras. Je suis revenu avec pour mettre la grand-mère dessus.

On a mis toutes nos affaires et celles de nos voisins dans la voiture et la grand-mère par-dessus ! Je ne sais pas si vous voyez : par-dessus ! Et nous voilà partis dans la cohue, dans la cohorte… C’est malheureux mais c’était vraiment comique, du Clochemerle !

Arrivés à Paris, nous avons fait une halte au jardin du Luxembourg. Nous n’en pouvions plus… Nous avions décidé d’aller jusqu’après la porte d’Orléans. Cette voisine ayant de la famille là-bas, nous voulions faire une halte chez eux. Cette grand-mère avait envie de faire pipi mais le jardin du Luxembourg était plein de monde, bourré de réfugiés et de soldats. Tout le monde se reposait, mangeait, essayait de s’habiller etc. On a donc pris le bassin de la grand-mère dans la voiture et on lui a fait faire pipi bien en hauteur, dans le bassin, devant tout le monde… chose impossible à faire en temps normal !

Nous sommes allés jusqu’à la porte d’Orléans. Le lendemain matin à huit heures avant de partir, après avoir dormi à Montrouge chez ces amis, je me suis dit : « Tiens, je vais descendre jusqu’à la porte d’Orléans voir ce qu’il en est, puis on reprendra la route. » Peut-être un quart d’heure après y être arrivé, je vois arriver un side-car allemand avec des soldats allemands bien habillés… et tout ça défilait. J’étais là sur le bord du trottoir sur la place de la porte d’Orléans. Il y avait plein de monde. Et quand j’ai vu tous ces Allemands défiler, je me suis mis à pleurer. Ce qui me faisait pleurer le plus, c’est que des gens pleuraient comme moi… mais que d’autres les applaudissaient ! Des femmes se précipitaient pour les embrasser ! C’était quelque chose d’impossible à supporter…

Ce n’était plus la peine d’aller plus loin. Nous sommes rentrés. Je suis retourné à Montrouge chercher le restant de la famille et nous sommes revenus à Sarcelles. Nous étions les premiers à revenir. Il n’y avait plus rien. Pendant une semaine, tous les jours, j’ai fait l’aller retour de Sarcelles à Montrouge à pied ! Je partais le matin et rentrais en fin d’après-midi, car nous avions une combine permettait d’avoir du pain.
Je revenais donc avec un pain de quatre livres mais il fallait que je me cache pour ne pas me le faire piquer en cours de route car tout le monde avait faim.

Sarcelles a été très peu occupé au début. Les gens revenaient petit à petit, mais il a fallu au moins quinze jours avant qu’ils ne commencent à rentrer. Pendant ces quinze jours, il n’y avait rien. En partant, chacun avait ouvert son poulailler pour que les bêtes puissent se sauver et se nourrir. Les maisons étant ouvertes, elles étaient plus ou moins pillées. Avec quelque uns, nous avons décidé d’ouvrir une boulangerie et de faire du pain. Jojo Sumacher, qui avait une petite épicerie à cette époque-là, connaissait les cultivateurs au Mesnil Aubry. Il est allé y chercher du blé que l’on a broyé. On a ensuite forcé la porte de la boulangerie qui est à la gare, au passage à niveau, et on a commencé, à deux, trois, à vouloir faire du pain. J’ai fait le premier pain… et il était dur comme de la pierre !

Je n’ai pas recommencé à travailler tout de suite. Il y eut un flottement. Je travaillais auparavant à Saint-Denis dans une entreprise d’électricité dont le patron était parti… en face d’une caserne militaire où, le gouvernement français y a mis des civils anglais pendant la guerre. Au retour d’exode, je me suis dit : « En allant chercher mon pain à Montrouge, je vais passer à l’atelier voir un peu ce qui se passe ». J’y ai vu des Allemands essayer de forcer et de rentrer pour se servir de l’atelier. Je me suis alors précipité et j’ai dit : « Non, non, on travaille, il ne faut pas venir là »… J’avais baragouiné avec eux, mais ils n’étaient pas violents. Ils ont même fait des soupes populaires qu’ils ont distribuées à la population pendant plusieurs jours … des bonnes soupes bien épaisses. J’ai ainsi pu préserver les locaux de l’atelier, des bureaux et du magasin de mon patron. Il était content comme tout quand il est revenu. Sa femme m’a sauté au cou et m’a embrassé. « Tu m’as sauvé tout le matériel mon petit gars ! » Puis j’ai repris mon travail chez eux.

L’occupation au quotidien

L’occupation signifiait ne pas pouvoir digérer la vue des Allemands. La population ne leur était pas tellement hostile. Ils étaient tellement corrects, polis et c’étaient tous des beaux garçons, des gars bien propres, bien habillés... Beaucoup de gens en tiraient profit. Une partie de la population comme moi ne le digérait pas et d’autres s’en arrangeait pas mal.

Avant l’occupation des Allemands, l’entreprise où je travaillais avait été requise avec ses ouvriers pour travailler dans les usines de guerre. Beaucoup d’usines travaillaient pour l’armée à Saint-Denis. Nous, ouvriers, ne devions donc pas quitter la région et devions rester là pour travailler. Je travaillais ainsi dans certaines usines, dont une où j’allais souvent pour dépanner, entretenir. Petit à petit, j’ai réussi à connaître du monde dans ces usines. Je n’étais pas très ferré dans les problèmes politiques. Je rencontrais des gens… C’était le début de la réaction, d’une organisation qui commençait à se monter pour résister aux Allemands, pour faire quelque chose contre eux mais il fallait être prudent. Quand un ouvrier que vous ne connaissiez pas vraiment vous parlait des Allemands, vous faisiez semblant de ne pas entendre.

Petit à petit, j’ai ainsi commencé à connaître un tas de gens dont un gars qui m’avait parlé de la France. Je le voyais souvent sur les chantiers. Un beau jour il m’a expliqué qu’il faisait partie d’une organisation et que si je voulais je pouvais participer avec lui. Ils étaient dans l’illégalité. Vous vous méfiez de tout le monde ! Quand on vous parle vous faites attention à ce que vous répondez, et vous devez toujours être sur vos gardes. Cette organisation spéciale marquait les débuts de la résistance. Il fallait trouver des locaux pour pouvoir faire des planques, mettre du matériel… Au début, il n’était pas question de faire la guerre militairement contre les Allemands. Ce n’était pas possible. Il n’y avait pas d’organisation, pas de matériel, rien. Il fallait commencer. Il fallait décider des gens à vouloir lutter contre les Allemands, mais pour cela il fallait leur expliquer de vive voix ou par écrit, d’où les journaux clandestins, les tracts, les prospectus…

Le premier travail était donc de trouver une planque pour pouvoir mettre une ronéo, une machine à imprimer, afin de sortir des tracts et de trouver des moyens de les distribuer. Des femmes et des jeunes filles les distribuaient ou les jetaient dans les marchés ou sur les chantiers… Beaucoup de jeunes, car ce sont toujours les jeunes qui s’emballent. Un père de famille réfléchit davantage, tandis qu’un jeune... fonce ! J’ai été embarqué comme ça fin 1940. Je ne connaissais pas l’organisation. C’était tellement cloisonné que je ne connaissais pas. C’était l’O.S. (l’Organisation spéciale), organisation formée pour le sabotage, devenue les Francs Tireurs et les Partisans Français par la suite.

Je ne connaissais que deux, trois personnes car l’organisation fonctionnait sur un système de triangle, par trois. Nous avions des consignes à respecter, internes à l’organisation. Théoriquement, nous ne connaissions que trois personnes mais au début nous connaissions davantage de gens parce qu’ils faisaient partie de notre entourage. Nous savions qu’ils faisaient partie de quelque chose sans trop savoir quoi mais, les gens se déplacent. On en envoie un à Marseille, et de Marseille on en envoie un autre ici, les gens ne se connaissent plus. Nous ne connaissions plus que les trois que nous côtoyions.

J’ai fait pas mal de choses dans l’organisation. Mon rôle était de créer ce que l’on appelle des planques, de récupérer du matériel. Il faut trouver des gens qui disposent de locaux, des caves ou des greniers, qui veulent bien vous les céder et où il faut pouvoir se sauver en cas de coup dur, ne pas être pris au piège… un tas de critères.

La difficulté est de donner sa confiance à quelqu’un. Cela demande un certain temps, parce qu’il y a la police de l’autre côté. Elle a ses mouchards, qui font semblant de venir s’engager avec vous mais qui sont là uniquement pour moucharder. Il faut donc arriver à déceler tout ça. C’est un peu spécial.

Après la période de propagande, il fallait préparer l’action et pour cela se procurer des voitures, du carburant, des armes, des tickets de rationnement afin de mener des opérations plus musclées, dangereuses. Quelques exemples : le terrain d’aviation du Bourget pour le carburant, le fort de la Brèche de Saint-Denis pour des armes et le terrain d’aviation d’Orly pour le sabotage des bombardiers. Nous devions faire preuve de beaucoup de discrétion à cette période.

On ne peut pas dire que j’aie été déçu par les gens en qui j’avais donné ma confiance. Seulement, suivant les personnes, certains ont plus de force de caractère et résistent mieux. D’autres ne résistent pas, flanchent, ou font des imprudences verbales… parfois même dans le travail. Il ne fallait absolument pas se balader avec des noms dans sa poche, des bouts de papiers mais il fallait quant même retenir certains noms.

Si par exemple on vous disait : « Tu vas avoir un rendez-vous le 24 à 3 heures du matin à tel endroit avec untel », on le notait mais il n’aurait pas fallu. J’ai été arrêté comme ça, à cause d’un gars qui avait été arrêté avec mon nom sur lui. C’est pourquoi on est venu me cueillir sur mon lieu de travail.

On a bien travaillé dans l’organisation pendant cette période… Au début de la guerre, j’avais essayé de faire quelque chose avec un ancien conseiller municipal de Sarcelles. C’était le seul communiste au conseil municipal, un homme charmant, très honnête, très estimé dans le pays… bien que communiste. Ce n’était alors pas tellement une fréquentation à avoir mais il était estimé et bon père de famille. On avait essayé tous les deux de faire sauter un pylône à haute tension qui alimentait des usines de guerre au Haut du Roy mais on a loupé… On n’a pas pu y arriver car on n’était pas habitué. On ne savait pas. On avait essayé de scier des pieds de pylônes…

C’était l’histoire vraie de beaucoup de résistants de 1940 « de ceux qui croyaient au ciel » et de « ceux qui n’y croyaient pas » du père Jacques au Colonel Fabien.

L’arrestation

J’ai été arrêté le 5 mai 1941. Je travaillais à Saint-Denis chez un marchand de graines. J’étais dans son appartement, au premier étage, quand la dame vient et me dit : « Il y a des gendarmes qui veulent vous poser des questions. Ils sont en bas. Venez voir. »
Je n’aimais pas beaucoup ça. J’avais deux, trois noms dans ma poche, sur un petit carnet. Il y avait un sac de plâtre auprès de moi. J’ai pris mon carnet et je l’ai bourré dans le plâtre pour ne pas l’avoir sur moi à tout hasard. Quand je suis descendu les deux gendarmes m’ont dit : « Monsieur Jean ? »
Ils ont vérifié qui j’étais : « Vous voulez bien nous suivre à la gendarmerie ? »

Celle-ci était à la sortie de Saint-Denis. Nous voilà donc partis à pied. Il y avait ces deux gendarmes, un de chaque côté de moi, mais mine de rien ils ne m’avaient pas mis de menottes, ni rien du tout. Je me disais : « Je suis cuit, il faut que je me tire. »
Or à cette époque les autobus avaient une petite plate-forme ouverte derrière. Nous, les jeunes, avions l’habitude de sauter en marche pour monter et descendre. On aimait ça ! Je me disais donc : « Plein d’autobus passent dans la rue de Paris à Saint-Denis. Si seulement il y en avait un qui passait, je sauterais dedans et j’arriverais à foutre le camp. »
Effectivement, un bus est passé. J’ai essayé de courir… J’ai couru mais les gendarmes couraient derrière. Je prenais de l’avance malgré tout, j’étais jeune. Je courais plus vite qu’eux. Et les gendarmes criaient : « Arrêtez le ! Arrêtez le ! Arrêtez le ! »
Et une espèce d’andouille m’a fait un croche-pied ! Pourtant il ne me connaissait pas. Certains ont essayé de m’attraper, d’autres se retiraient pour me laisser passer et celui-là a allongé sa jambe… J’ai plongé.

Aussitôt, le gendarme qui était le plus près a plongé sur moi et ça y est, j’étais pris. Ils m’ont emmené à la gendarmerie. Là, je me suis souvenu que j’avais encore un papier avec des adresses sur moi. J’ai alors demandé à aller aux toilettes. Ils ne m’ont même pas fouillé... Mais aux toilettes, il fallait que je laisse la porte ouverte, et le gendarme était à côté de moi.
J’ai quand même réussi à jeter le bout de papier dans la cuvette. J’avais demandé qu’ils préviennent ma famille que j’avais été arrêté mais ils m’ont dit : « Non, on ne peut pas. On verra ça demain ».
J’ai demandé à manger. Cela ne m’avait pas coupé l’appétit ! Ils m’ont répondu : « On n’a pas de restaurant ici. Si vous avez de l’argent on va aller vous chercher un casse-croûte ».
J’avais quelques centimes dans ma poche. Je leur ai donné et ils sont effectivement partis me chercher un petit casse-croûte.

Ils m’ont conduit vers minuit au commissariat de Saint-Denis. A cette époque-là, le gouvernement de Vichy avait créé des brigades spéciales de police pour faire la chasse aux communistes, anarchistes, révolutionnaires… aux « terroristes ». Le terme exact employé était « terroristes ». Tous ceux qui étaient anti-Allemands ou anti-vichystes étaient considérés comme terroristes. Ils avaient donc créé une brigade spéciale dans la région parisienne et Saint-Denis en était le centre. J’y suis resté trois jours pendant lesquels ils m’ont torturé pour m’interroger. Ils ne savaient rien sur moi, à part mon nom, mais ils voulaient savoir, tout simplement. Ils m’ont tabassé pas mal, d’ailleurs j’en porte encore des traces même quand je parle...

Puis, ils ont voulu me livrer à la Gestapo. Elle était dans un castelet qui existe toujours, près de l’entrepôt des autobus, près du stade de Saint-Denis. Ils m’ont amené là un matin vers 11 heures. La police avait alors de grosses voitures Citroën décapotables. Ils étaient dix. J’étais dans le fond de la voiture et ils étaient tous sur moi pour m’emmener du commissariat qui était au pied de la mairie de Saint-Denis à la Gestapo ! C’était vraiment ridicule… dix minutes de trajet ! Ils m’ont emmené là et celui qui les dirigeait est arrivé avec son dossier. L’officier SS qui était là lui a demandé ce qu’ils voulaient. Ils lui ont expliqué. Je voyais bien que ça n’avait pas l’air de l’emballer. Je ne comprenais pas trop ce qui se passait mais je voyais bien que ça n’allait pas. Puis au bout d’un moment l’officier allemand a dit :
« Non, non, je n’en veux pas. Remportez-le ! Remportez-le, je n’en veux pas ! »
L’officier s’est fâché et a commencé à crier : « Veg ! Veg ! Veg ! »
Il nous a foutu dehors. Je me disais : « Si seulement ils me laissaient là et qu’ils partaient, je foutrais le camp mais ils m’ont ramené au commissariat et trois jours après à la Santé… la prison de la Santé. A partir de là, j’ai fait tout un périple dans les prisons.

Quand vous entrez dans un commissariat, vous vous trouvez dans une grande salle où ils se rassemblent tous, vont et viennent, rentrent et sortent… Or, à cette époque il y avait des difficultés de ravitaillement et quand certains arrivaient je les entendais :
« Et dis donc machin ! Tu veux pas du fromage ?
  Ah, oui !
  Tiens, chez untel à tel endroit, on a saisi trois caisses de fromage ».
C’était incroyable. Ils se servaient ! Ils faisaient la chasse mais se servaient eux-mêmes ! Ils ratiboisaient ce qu’ils piquaient au marché noir. Et pendant ce temps, d’autres m’interrogeaient. C’est là qu’ils m’ont torturé avec le tisonnier. Ils le chauffaient dans une grosse cloche et me piquaient avec cette machine… puis ils me tabassaient.

La nuit, toujours vers 11 heures, minuit, le patron, je pense que c’était le commissaire principal, était au premier. Un flic me dit : « Tiens, le patron te demande. »
Ils m’emmenaient au premier et lui, tout mielleux :
« Oh, mon pauvre gars ! Comment ils t’ont arrangé ! Ces salauds ! Ecoute, pourquoi tu ne dis pas ce que tu sais ? Dis-le donc, et puis ça sera tranquille… Tu vois bien, ils vont te tuer ces gens-là ! »
Ça a duré comme ça trois jours au bout desquels il m’a emmené à la Santé. Pendant dix jours je ne pouvais plus ni m’allonger, ni rester debout. Aucune position n’était supportable tellement j’avais mal partout…

Ils glissaient un tisonnier dans des poêles en forme de cloche et ils me piquaient avec ça. J’ai eu le ventre ouvert et c’est toujours ouvert. J’en ai aussi sur les cuisses, mais sur le ventre ça s’est envenimé pendant quatre ans ! Une infection s’y est mise et le pus coulait mais coulait à tel point qu’il n’y avait plus moyen de le résorber ! Pendant mon internement en prison française, ils ont tenté de m’opérer deux, trois fois pour essayer de m’enlever cette infection mais ils n’y sont jamais parvenus.
Arrivé en Allemagne, je ne sais pas comment ils se sont débrouillés, mais les Allemands m’ont mis une poudre là-dessus, un coup de pied au cul, et allez... le pus a disparu !

De prison en prison

La prison était tout à fait différente de ce que l’on voit aujourd’hui dans les films ou les reportages, de ce que nous entendons. A la Santé, nous étions neuf dans des petites cellules d’un mètre cinquante de large, sur trois mètres de long… sans toilettes, sans eau, sans rien ! Nous avions juste un petit seau qui n’était pas plus haut que trente centimètres tout au plus, pour neuf ! Et, ils ne le vidaient que le matin… tous les matins.

Et les gardiens ! C’étaient tous des anciens, des gens peu éduqués, pas faits pour ce travail-là. A la prison de Pontoise, quand les gardiens passaient distribuer le courrier le matin, ils nous demandaient : « Tiens, toi comment tu t’appelles ? Bien regarde si t’as tout ton courrier. »
Ils n’étaient pas foutu de le lire !

Je suis allé à la Santé, à Fresnes. Ils me trimballaient. On m’a emmené à Pontoise parce que je devais passer au tribunal de Pontoise mais cela ne s’est pas fait. Un beau jour, deux gars du consulat italien sont venus et sont même rentrés dans ma cellule, chose qui n’existe pas dans une prison. En principe, un civil autre qu’un gardien n’entre pas dans la détention. Même les avocats n’entrent pas ! Ils restent au parloir… Ces deux Italiens sont quand même entrés dans ma cellule et m’ont proposé de m’engager dans l’armée italienne. Ils me feraient sortir de prison à condition que je m’engage. J’ai répondu non. Je ne sais pas comment cela aurait pu tourner, mais j’ai refusé. Peut-être trois semaines après, ils sont revenus et m’ont proposé d’aller dans les bataillons de travailleurs. A ce moment-là les Italiens étaient en Libye où ils avaient envoyé l’armée et des bataillons de travailleurs uniquement civils, non combattants. J’ai refusé comme la première fois. Du coup, je suis resté en prison un moment.

Ils m’ont ramené à la Santé et je suis passé au tribunal. J’ai alors été condamné à vingt ans de travaux forcés… Un avocat devait être nommé d’office à la dernière minute ou dix minutes avant d’entrer en séance. Les avocats n’osaient rien dire. Ils ne voulaient pas se faire remarquer. J’ai réussi, soixante ans après, à obtenir du palais de justice une copie de l’acte d’accusation ainsi que la décision et la composition du tribunal. Rendez-vous compte, j’ai été condamné par la première cour spéciale, présidée par le premier Président de la Cour d’Appel de Paris ! C’était l’une des plus grandes instances juridiques de France !

Neuf autres personnes ont été arrêtées comme moi suite à l’arrestation du gars qui avait les noms sur lui. J’étais séparé des neuf ! Les autres sont passés au tribunal tous ensemble et moi, tout seul à huis clos. Certainement à cause de leur enquête : un coup ils me retrouvaient en Egypte, un coup en Turquie… Ils avaient cherché dans tout mon passé mais ne comparaient pas l’année de naissance et les dates qu’ils retrouvaient. S’ils l’avaient fait, ils auraient vu que j’étais un gosse et donc que je ne pouvais être ni politicien, ni terroriste à cet âge-là. Ils m’ont donc condamné à vingt ans parce que j’étais « susceptible » d’avoir fait… « susceptible » !

Je gardais quand même des contacts avec ma famille. Nous avions des parloirs et recevions des colis parce qu’il n’y avait pas grand-chose à manger en prison. Ma famille prenait ça très mal car elle était en plus dans une situation financière difficile. Mon père a été malade. Mon frère a commencé à travailler pour essayer de ramener à manger à la maison et ma mère parlait difficilement le français. Une mère, c’est quand même quelque chose ! C’est là que l’on voit ce que c’est. La volonté d’une mère remue des montagnes ! Ma mère ne parlait pas bien français mais quand j’étais à la prison de Fresnes, elle arrivait à venir me voir toute seule au parloir : à prendre le train, le métro, à retrouver les stations de métro. Elle arrivait aussi à venir me voir à Pontoise et à la centrale de Caen. Elle est venue à Caen toute seule !. Elle a réussi à prendre le train, son billet, tout ça. C’est incroyable !

Après mon arrestation, au début, ma famille a été surveillée par les gendarmes d’Ecouen. Ces gendarmes sont revenus me voir après la guerre :
« Ah, t’es bien rentré ! »
Alors qu’après mon arrestation, ils rôdaient autour de la maison de ma mère pour voir. Ils se collaient derrière les volets pour écouter, voir de quoi ils parlaient. C’étaient les Français, ça !

Je n’avais plus de contacts avec les gens du réseau mais ma mère a reçu un soutien moral de la population de Sarcelles. C’est incroyable ! Pas de question de parti politique, ni d’Allemand, ni de pro Allemand ou d’anti-Allemand… C’était vraiment sympathique pour une femme en difficulté qui a des problèmes avec son fils. Elle a reçu de l’aide de quelques commerçants, d’inconnus, d’employés de la mairie…

Après avoir été condamné j’ai fait plusieurs prisons, des centrales de travaux forcés. Les maisons d’arrêt comme la Santé, Pontoise, Fresnes, récupèrent les condamnés de droit commun ou autres qui ne dépassent pas cinq ans de prison. Les maisons de travaux forcés sont destinées aux autres. Avant la guerre, les travaux forcés étaient à Cayenne : au bagne. Après leur temps de bagne, les condamnés étaient relégués. Ils n’avaient pas le droit de revenir en France et devaient rester là-bas en Guyane. Mais le gouvernement avait supprimé Cayenne à l’époque où j’ai été arrêté, et créé deux, trois centrales de travaux forcés en France, notamment celle de Fontevraud et celle de Caen. Ils y ont ramené tous les détenus de Guyane et tous ceux qui étaient ici condamnés aux travaux forcés. Je suis donc allé à la centrale de Caen.

La prison au quotidien

A Caen, il fallait travailler dans des ateliers, souvent à du rempaillage de chaises, de fauteuils, de bergères ou de petits meubles… Nous étions quatre-vingts là-bas. A cette période, Pucheu était le ministre de l’intérieur du gouvernement de Vichy. Quand les Allemands avaient un problème et voulaient prendre des otages, soit ils les prenaient directement, soit ils demandaient au gouvernement de Vichy d’en donner. Pucheu donnait des listes de gars qu’ils venaient en chercher dans les centrales. Pendant ma période de centrale de Caen, les Allemands sont venus en chercher trois fois pour les fusiller. Ils venaient le matin, vers quatre heures…

Les droits communs étaient couchés en dortoir à trente, quarante selon l’importance des dortoirs, mais nous, les politiques, couchions dans des petites cellules individuelles. La centrale dispose d’une prison interne car les détenus peuvent être condamnés à une peine de mitard pour vol, indiscipline ou autre. Le mitard est la prison de la prison. Et, bien nous, les quatre-vingts, couchions dans le mitard installé dans l’ancienne chapelle de l’abbaye de la centrale. Nous étions au premier étage dans les galeries où étaient auparavant installées des petites cellules de moines. On couchait à quatre, cinq là-dedans.

Ils sont venus chercher les gars par trois fois. On les entendait à quatre heures du matin. On entendait d’abord les Allemands avec leurs bottes sur les galeries en fer : « boum, boum, boum, boum, boum… » Le directeur ou le sous-directeur venait et ouvrait la porte, des grosses serrures, des grosses clés : « clac, clac… » Il se pointait à la porte et s’il avait une liste : « Alors, untel, untel… » Deux ou trois. Il n’y avait parfois pas de liste, alors il en prenait comme ça. « Kommen, kommen ! » On savait que ceux qui partaient allaient être fusillés.

Les gars qui partaient se levaient donc et venaient embrasser ceux qui restaient, pour leur dire : « Tu diras ceci à ma fille, à ma mère ou à ma femme ». C’étaient leurs dernières volontés. Je n’ai jamais vu un gars flancher. Et les gars partaient comme ça… Insoutenable ! J’avais des insomnies rien qu’à y penser.

Un Allemand est venu une fois dans notre cellule où nous étions cinq. Il n’avait pas de liste, l’officier était accompagné de deux SS avec leur mitraillette à la main, le doigt sur la gâchette. « Kommt, kommt ! ». Il m’avait appelé. Il en a appelé trois, puis il regardait… Il se retourne d’un seul coup et fait « Veg, veg, veg ! (Va t’en !) » Je me retourne. Il en a repris trois et m’a laissé partir. J’ai failli partir à un cheveu près, à une humeur de cet Allemand. Pourquoi ? Allez savoir… On ne dort plus après ça.

Cette période de prison a duré deux ans, jusqu’en 1943. Ils avaient du mal à nous garder dans les centrales… Nous portions une tenue pour les travaux forcés : un droguet marron, des gros sabots et un béret. La discipline voulait qu’un détenu soit toujours au garde-à-vous et enlève son béret dès qu’un surveillant, ou un surveillant chef, un directeur ou un sous-directeur passait. De plus, il fallait s’adresser au surveillant en l’appelant chef. Par exemple, si on était dans l’atelier et qu’on voulait aller faire pipi, il fallait frapper des mains :
« Qu’est-ce que tu veux ?
  Chef, je voudrais aller au pipi ».
Nous ne voulions pas être traités comme des droits communs, ce qui fait que l’on ne voulait pas les appeler « chef », tout en restant corrects avec eux. On les appelait donc « monsieur le surveillant ». C’est correct, « monsieur le surveillant »… Mais, ça les rendait fous parce que c’était la première fois qu’ils voyaient un détenu leur tenir tête. C’était une révolution dans les prisons ! Depuis que le monde existe, on n’avait jamais vu ça. Des détenus qui tenaient tête à des surveillants ! Ce n’était pas possible ! On avait toujours la bagarre.
« Chef, chef, vous savez pas ce que ça veut dire chef ?
  Oui, monsieur le surveillant
- Non, monsieur le surveillant ». Ils en éclataient de rage

Ils m’ont emmené de Caen à la centrale de Fontevraud. Là, comme on ne voulait pas travailler, ils avaient organisé ce qu’ils appelaient un atelier inoccupé dans une courette et une grande salle. On ne travaillait pas et ils l’ont admis. Nous étions soixante dedans et il fallait rester assis pendant que l’un faisait la lecture. C’était curieux… Le gars qui faisait la lecture ne lisait rien du tout. Il racontait tout un tas de trucs : « Tiens, tu te méfieras de ceci. » ou « On va faire cela. » puis « On va commencer ceci. » ou « Il faut refuser de travailler. » et ainsi de suite. Le gardien ne comprenait rien du tout !
On allait chercher nos bouquins à la bibliothèque. On prenait toujours un bouquin de Stendhal où il y avait un passage sur la vie d’un détenu qui disait : « Les gardiens de prison qui le surveillaient étaient aussi bêtes que la serrure qui fermait la porte ». Alors parfois, le gars répétait ça ! Mais, le gardien ne comprenait rien.

A Fontevraud, un brigadier avait la maladie de fouiller. Et la fouille n’est pas seulement dans la cellule mais sur vous. Les droits communs ont de ces combines ! Ils arrivaient même à avoir de l’argent et jouer au poker mais il fallait le cacher. Ils arrivaient à le rouler et à se le mettre dans le trou de balle ! Quand le brigadier venait :
« Allez, la fouille pour tout le monde ! »
Il fallait alors baisser son pantalon, montrer son derrière et écarter ses fesses bien comme il faut et ils venaient regarder comme ça, voir si on n’avait rien dans le trou de balle. A chaque fois qu’il passait : « À poil ! À poil ! » Les soixante répétaient « À poil ! À poil ! »
Alors, ça le rendait furieux. Les surveillants devaient le répéter à leur famille le soir quand ils rentraient, car quand le brigadier sortait à l’heure de la relève, les gosses qui passaient dans la rue chantaient : « À poil ! À poil ! ».

Nous étions plus ou moins bien informés de ce qui se passait. Nous avions des informations assez précises grâce aux parloirs, aux communications des parents et aux courriers. On avait le droit d’écrire une lettre par semaine.

Le courrier était bien sûr censuré mais on arrivait à se créer un langage spécial avec la famille : quand il était question de l’Union soviétique, quand les Russes avançaient, je mettais : « Le père moustache a fait ceci, n’a pas fait cela » et mon frère comprenait.

Je suis parti en camp de concentration en Allemagne fin 1943. A un moment donné, le gouvernement de Vichy a vu qu’il ne pouvait plus nous garder à Fontevraud. Cela devenait trop difficile parce qu’un détenu, quel qu’il soit, de droit commun, politique ou autre, n’a qu’une chose en tête : l’évasion…. Il ne pense qu’à ça du matin au soir, et du soir au matin. Nous étions organisés à l’intérieur par petits groupes et les gardiens n’arrivaient plus à être maîtres de nous. Ils avaient peur que l’on réussisse à s’évader et que l’on entraîne les droits communs avec nous. En cas d’évasion collective avec les droits communs, les gardiens ne s’en seraient pas sortis vivants. La différence était là, et ils en avaient une trouille ! Ils ont voulu nous séparer des droits communs.

La prison de Blois

Ils ont construit une prison toute neuve à Blois où ils ont regroupé les politiques de différentes centrales. Nous étions cinq cents. Le directeur était l’ancien économe de la centrale de Caen. Là-bas, la cloche de la chapelle rythmait nos journées : deux coups, trois coups, c’était le réveil, la soupe, ainsi de suite. Mais quand il y avait des fusillés, cet homme-là sonnait le glas pour que la population de Caen sache que des gars allaient être fusillés. La cloche s’entendait de l’extérieur. Il fallait avoir un sacré culot, les Allemands l’auraient immédiatement fusillé s’ils s’en étaient aperçus.

Nommé comme directeur à Blois, nous avons bénéficié des facilités avec lui. Nous nous sommes vraiment tous retapés parce qu’il nous a laissé rentrer des colis et à manger. Nous avions passé un accord. Il y avait parmi nous des politiques, des gaullistes et des communistes d’un niveau assez haut. Ils ont pris contact avec le directeur et pris l’engagement de nous laisser en paix si nous ne lui faisions pas de problèmes.

L’accord ainsi passé, il nous laissait les portes des cellules ouvertes dans la journée pour que l’on puisse communiquer. Ils nous enfermaient au moment du coucher. La prison est devenue une véritable université dans la journée. Il y avait de tout dans cette prison, des profs, des industriels, des ingénieurs, des savants, des hommes politiques et autres… Chacun faisait des cours pour ceux qui étaient intéressés par leurs connaissances. Certains faisaient des cours d’anglais, d’autres des cours de maths, d’autres des cours de politique, et ainsi de suite. Toute la journée ! À tel point que la quinzaine de gardiens présents étaient tous ébahis, suffoqués par les colis de bouquins que l’on recevait. Il n’y avait jamais un bouquin de quatre sous, que des bouquins d’étude. Ils n’en revenaient pas ! Les gardiens étaient corrects pourtant ils risquaient gros car il y avait trois cordons de surveillance : les gardiens à l’intérieur de la prison, les miliciens dans le chemin de ronde et les Allemands à l’extérieur. La prison était vraiment surveillée !

J’avais toujours des problèmes depuis qu’ils m’avaient crevé le ventre avec leur fer rouge au commissariat de Saint-Denis. Ils avaient déjà essayé de m’opérer à Caen mais n’y étaient pas parvenus, même chose à Fontevraud. Là, c’était un droit commun qui m’avait opéré. Il était infirmier en prison mais avait dû tuer une dizaine de personnes, son père, sa mère, ses gosses. Le gars, un Nord-africain, était gentil comme tout avec nous. J’étais allé à la visite, ignorant et pensant : « Tiens, je vais aller me planquer à l’infirmerie. »
Il m’avait dit : « Sois tranquille, on va t’arranger. Ça va aller ! » Effectivement, le surveillant qui servait de toubib m’a dit :
« Bon, tu rentres à l’infirmerie et je vais prévenir le chirurgien. »

Quand les droits communs ont un problème médical assez important, même les grosses peines et les peines à perpette, on les amène à l’hôpital sous surveillance mais nous, les politiques, il n’y avait rien à faire, il ne fallait pas qu’on sorte de prison. Même un mourant, il ne fallait pas l’emporter ! Je ne pouvais donc pas aller à l’hôpital.

Le Nord-africain qui servait d’infirmier, me dit : « Tu verras, le patron vient mais il est bourré comme pas un. Tous les soirs, il vient vers onze heures et il s’en va le matin quand il a fini sa ronflette. Il s’amène là et dort complètement mûr. C’est moi qui vais t’opérer. Tu sais, depuis le temps que j’en fait, des hernies et des appendicites, je connais ça ».
Et effectivement, c’est lui qui m’a tripatouillé. Je ne sais pas ce qu’il a fait parce qu’il m’avait anesthésié. Il m’avait filé un masque à gaz avec de l’éther. Mais ça n’a pas fait grand-chose et j’ai recommencé à suppurer.
Bernadac en parle dans un de ses romans. Il dit que des copains dans la cellule où j’étais justement, se plaignaient que ça sentait mauvais, que je lavais mon mouchoir tous les matins, et que le soir, il était toujours trempé de pus. Le directeur de la prison a fait venir un toubib. Il m’avait prévenu dans la journée :
« Ce soir on viendra vous chercher pour vous soigner ».
Or, après l’heure du coucher, le soir, une fois les cellules fermées, il peut y avoir un tremblement de terre, le feu, la révolution ou n’importe quoi ils n’ont pas le droit d’ouvrir les cellules ! Il n’y a rien à faire.
Le règlement est tellement strict qu’ils ne peuvent pas. Pourtant, vers onze heures du soir, le directeur est venu ouvrir la porte, m’a appelé, et m’a conduit dans son bureau, où, effectivement, il y avait un monsieur que je ne connaissais pas. Je n’ai jamais pu réussir à le retrouver. J’aurais bien voulu pourtant. Il m’a allongé sur son bureau. Un copain servait d’infirmier. Emile me tenait les pieds et le directeur me tenait les mains à la tête derrière. Le monsieur m’a dit : « Ne vous inquiétez pas. Je ne peux pas vous anesthésiez mais je vais vous faire des anesthésies locales et je vais arranger ça »
Je sentais effectivement des doigts se balader sur mon ventre mais je n’ai pas eu mal, rien. Puis à un moment, il m’a dit : « Bien, vous avez de la chance, le péritoine n’est pas tellement touché. Ça va aller ».
Il m’a refait un pansement, est reparti et je suis rentré mais le pus a continué à poindre. Seuls, les Allemands ont su l’arrêter !

Tout était préparé pour nous évader à Blois, toujours trois par groupes de trois, les groupes de combat. Chacun avait ce qu’il fallait. Pendant qu’on se révolterait à l’intérieur, le colonel Fabien devait venir attaquer la prison par l’extérieur avec ses gars, les F.T.P (Francs Tireurs Partisans).

Le FTP était un réseau créé par des communistes et dirigé en grande partie par eux mais les membres n’étaient pas tous communistes pour autant. Nous devions, donc, nous évader mais les Allemands sont venus nous chercher la veille de l’évasion. Au matin, branle-bas, ils nous emmènent...

Compiègne

De Blois, ils nous emmènent à Compiègne dans un grand camp de rassemblement. Je ne savais pas encore que j’allais être envoyé à Mauthausen. C’était incroyable ! Il y avait de tout : des gaullistes, des communistes, des anarchistes, des Espagnols, des anarchistes de Barcelone, des durs à cuire et, des prêtres. Eux voulaient faire leur messe tous les jours car il y avait des croyants parmi les détenus mais c’était défendu. Le père allait quand même faire la messe dans une cabane, plus exactement une baraque, constituée de grandes chambrées. Mais comme les Allemands l’auraient fusillé s’ils l’avaient su, les anarchistes montaient la garde derrière la porte pour qu’il puisse faire sa messe à l’intérieur ! D’autres faisaient semblant de se bagarrer sur le parc, devant, pour attirer l’attention des SS… pour qu’ils s’occupent d’eux pendant que le curé faisait la messe. Ce sont des trucs incroyables !

Nous n’étions surveillés que par des SS mais nous avions tout de même assez de liberté dans le camp. C’était bien organisé. Nous avions la liberté de recevoir autant de colis que nous voulions : dix par jour si on voulait, des vêtements, n’importe quoi. Nous savions que nous allions partir en Allemagne, tout le monde demandait des vêtements chauds à sa famille. Ma mère a réussi à m’envoyer une canadienne ! Ils ont dû l’acheter au marché noir. Ça a dû leur coûter les yeux de la tête ! Elle m’avait tricoté des chaussettes en laine et m’avait envoyé tout ça.

Habituellement dans les centrales, quand les Allemands fusillaient les gars, ils faisaient un colis avec leurs vêtements, leurs affaires et les renvoyaient à la famille. Celle-ci savait ainsi que le fils ou le mari avait été fusillé. A Compiègne, je ne sais pas comment ça se fait, ils ont fait un colis d’une partie de mes vêtements et du linge de corps, et l’ont envoyé à la maison sauf ma canadienne qu’ils ont gardée ! Ce qui fait que, depuis cette époque-là, on ne nous envoyait plus de courrier, plus rien. Mes parents ont supposé que j’avais été fusillé. Pourtant, ma mère ne l’admettait pas. Elle disait : « C’est pas vrai. Il ne peut pas être fusillé. Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! » Les problèmes d’une mère qui ne veut pas admettre que son fils est mort.
Ils ont cru que j’étais fusillé jusqu’à mon retour d’Allemagne en 1945.

Les Allemands commençaient à se prendre une pâtée en Russie fin 1943 et c’est pourquoi ils devenaient de plus en plus mauvais. A partir de cette période, ils ont commencé à accélérer la solution finale et l’élimination maximale des détenus…

Camp de Neue Brem

Ils ont pris les cinquante plus grosses peines de mon groupe et en ont fait un convoi spécial. Nous sommes donc partis de Compiègne, pensant qu’ils allaient nous faire travailler, nous donner à manger (notre souci était toujours de manger) et que nous allions être tranquilles.

Parmi les cinquante, il y avait des syndicalistes, des hommes politiques très connus : Marcel Paul, futur ministre du général de Gaulle ; Colette, jeune Breton d’extrême droite, des Croix de feu qui avait voulu tuer Laval ; London du film « L’Aveu », un futur ministre tchèque et bien d’autres.

De Compiègne, avant d’aller à Mauthausen, nous nous arrêtons au camp de Neue Brem, à Sarrebruck, un tout petit camp de deux cent cinquante, trois cents détenus. L’officier supérieur de ce camp, un nommé Drocourt, homme assez âgé, était un charcutier de Sarrebruck. Il avait fait la guerre 14-18 contre la France et s’était engagé en 1939 uniquement pour venir dans le camp de Neue Brem et en faire baver aux Français. Il leur en voulait depuis la guerre de 14-18. Or, c’était lui le chef du camp. Dans ce camp-là, le temps de vie d’un détenu était de deux mois… Mais, on ne le savait pas en arrivant, on ne l’a su que par la suite. Ce camp était tout petit avec des baraques tout autour. Une baraque à l’entrée servait de bureau pour les SS et une autre servait de cantine, de cuisine, toujours pour les SS.

Nous les détenus, n’avions qu’une gamelle de flotte par jour. Dans le milieu du camp, un bassin, disons un grand bassin de quinze mètres sur quinze, était gelé. Les SS cassaient exprès la glace pour pouvoir nous balancer dedans, pour nous faire prendre un bain d’eau froide.

Toute la journée, il fallait obéir : « Allez, hop ! Debout ! À plat ventre ! Courez cent mètres ! Et puis à plat ventre ! » Autour du bassin, toujours. Ce Drocourt était toujours là ! TOUS LES JOURS ! Et quand on était à plat ventre, il venait nous appuyer ses bottes sur les reins pour que l’on soit bien à plat ventre dans la gadoue ! Le terrain dégelait à cause du parcours que l’on faisait et ça faisait de la gadoue. Il venait appuyer sur nos reins ! Et moi, j’avais toujours mon pansement sur mon ventre qui pissait le pus !

La baraque qui servait de cuisine était la seule qui avait un sous-sol, une espèce de cave et je l’avais repérée en faisant le tour. Il y avait un petit escalier sur le bord. Je me disais : « j’irais bien chercher à bouffer. Il doit y avoir à bouffer ! » On faisait toujours le tour et un beau jour j’avais bien calculé mon coup. En arrivant sur le bord, je me suis laissé tomber. Hop ! Couché dans l’escalier. Les autres ont continué à faire leur plat ventre. Je suis rentré. C’était une toute petite cave où j’ai retrouvé les affaires qu’ils nous avaient prises en arrivant : des lettres, des photos que l’on avait dans nos bardas… J’en ai repris quelques unes des miennes et des copains que je connaissais pour leur redonner.

Il y avait trois gros tonneaux avec un grand pavé dessus. Je vais ouvrir pour regarder : du chou était en train de saler pour faire de la choucroute. Il était plein de sel mais quand vous avez faim, il n’y a pas de sel qui tienne, on mange tout ! Je mangeais, mangeais, puis je me suis dit :
« Il faut que j’en fasse profiter les copains. Mais bon sang, ce n’est pas possible. Comment leur amener ? »
J’ai pensé « tant pis », j’en ai attrapé et mis dans ma chemise. J’avais serré la ficelle qui me servait de ceinture et j’avais bourré, bourré puis je me suis dit : « Les copains auront ça ».

Il fallait que je sorte. A un moment donné, quand ils arrivaient, j’ai réussi à repasser, à me recoucher sur la cour et repartir à plat ventre. J’ai fait toute l’après-midi comme ça, couché, debout, à plat ventre, et cette choucroute dans le ventre qui faisait « Flof ! Flof ! » Et mon pus, qui se mélangeait avec tout ça !
Le soir quand je suis arrivé, les copains m’ont dit : « Allez la choucroute ! » Et tout le monde en a bouffé. Bernadac en parle également dans un de ses bouquins. Le copain qui était dans la paillasse avec moi me disait : « Alors, tu l’envoies ta choucroute ? » une choucroute à la sauce pus…
Je suis resté là-bas un bon mois puis, ils nous ont emmenés à Mauthausen. Nous sommes arrivés cinquante au camp de Neue Brem, et nous sommes repartis à cinquante. Certains sont partis à Mauthausen et d’autres à Buchenwald. Marcel Paul, le futur ministre de l’industrie du gouvernement De Gaulle était notamment avec nous.

De Neue Brem à Mauthausen

Nous sommes repartis mais dans des directions différentes. On a bien mis trois, quatre jours pour y arriver, un coup en wagon voyageur, un coup en wagon à bestiaux. C’était très pénible ! Mauthausen est en Autriche, à l’extrémité de l’Autriche. Nous sommes donc passés par Berchtesgaden, dans les montagnes autrichiennes. Suivant les régions où l’on passait, ils utilisaient des locomotives électriques ou des locomotives à vapeur. Nous avions chaud avec des locomotives à vapeur et on gelait avec les locomotives électriques. On n’avait pas de chauffage dans les wagons à bestiaux. Les wagons voyageurs quant à eux ressemblaient aux anciens wagons de trains de banlieues, en bois avec des compartiments et un petit couloir d’un côté, toujours sans chauffage.

Des SD nous surveillaient pour nous conduire. Les SD forment la police intérieure de la Gestapo. Les SS essayaient d’engager des gens de nationalités différentes. Il y avait pas mal d’Ukrainiens et des Arméniens. A un moment donné, quand nous sommes partis dans des wagons voyageurs pour aller de Sarrebruck à Mauthausen, j’ai entendu parler les trois SS qui étaient dans le couloir en train de faire les cent pas… en arménien ! Je me disais : « C’est pas possible, ils parlent en arménien ces deux-là ».
Je le dis à mon copain à côté de moi. Il me répond : « Tu ne comprends pas bien. Tu te trompes. Ce n’est pas possible. Ce sont des SS. Ils ne parlent pas en arménien. »
Je lui propose : « Ecoute, tu sais pas, je vais demander à aller aux toilettes, à aller pisser. Je vais leur parler en arménien, je vais bien voir s’ils arrivent à me répondre en arménien. »
Effectivement, j’ai demandé et l’un est venu me chercher pour m’emmener faire pipi. Il m’amène, reste à côté de moi, et à brûle pourpoint je lui dis en arménien : « Mais tu es Arménien, toi ? »
Il me regarde ébahi. Il n’en revenait pas, pourtant il ne me répond pas.
Je lui redis : « T’es Arménien ou t’es pas Arménien ? T’es Arménien et t’as une tenue comme ça ? Ecoute, tu sais pas, va dire à ton copain qu’il ouvre la portière, on s’en va tous ensemble et on vous emmène avec nous, on vous protégera. On ne les laissera pas vous faire de mal ».
Le gars n’a jamais voulu me répondre. Il m’a ramené dans mon compartiment et je les voyais dans le couloir Ils étaient en train de discutailler entre eux mais ils ne se sont jamais décidés.

MAUTHAUSEN

La quarantaine

Quand on arrive à Mauthausen, c’est d’abord la mise en quarantaine dans un petit camp à l’intérieur du camp ; un endroit un peu clos en quelque sorte, avec juste une baraque et une courette. Ils vous laissent là un certain nombre de jours selon ce qu’ils ont décidé. Il y avait déjà pas mal de monde quand on est arrivé. La courette était pavée, mais pas un pavé n’était à la même hauteur ! Ils étaient tous à des hauteurs disproportionnées et assez différentes. Et toute la journée, il fallait absolument que l’on marche dans cette cour. Les SS et le Kapo nous criaient, nous frappaient avec une schlague, « Veg ! Veg ! Veg ! Veg ! Veg ! » Et ils nous faisaient courir ; mais courir sur des pavés difformes comme ça, c’étaient des coups à se casser les pattes ! Et ça, toute la journée ! Et puis nombreux comme on était, quand l’un tombait, il bousculait l’autre et ça n’arrêtait pas. Toute la journée comme ça…

Nous couchions dans une baraque, mais comme elle était trop juste, nous étions tous couchés par terre, en sardines, tête-bêche. Il ne fallait pas coucher sur le dos mais sur le champ (le côté), pour avoir plus de place. Et une fois collés, si jamais l’un se levait la nuit pour aller pisser, il ne pouvait plus revenir. C’était fini. Tout était plein. Le soir, un SS venait soi-disant pour nous compter, parce qu’ils avaient la maladie de compter. Ils comptaient tout le temps. Il arrivait en cavalant sur nous avec ses bottes, « tutu tutu », « Ein, zwei, drei… » Il comptait quoi ? Rien du tout. Il ne pouvait pas compter, ce n’était pas possible ! Nous sommes restés là peut-être une dizaine de jours.

Presque tous les républicains espagnols pris en France ont été envoyés à Mauthausen, et peu en sont revenus. Les Espagnols étaient dans le camp depuis le début de la guerre. Ils étaient arrivés à obtenir des places à la cuisine, à droite, à gauche. Ils nous ont apporté en douce un bouteillon de soupe de rutabagas. D’habitude la soupe n’était que de l’eau mais là ce n’était vraiment que des rutabagas !

Un copain, Jean Gesland, un monsieur de la haute ne sortait pas de chez lui, s’il n’avait pas pris son bain le matin, s’il n’avait pas mangé son œuf avec son bacon. Alors, vous pensez là-bas ! Il ne pouvait pas manger de rutabagas. Alors je lui tapais dessus, j’arrivais à lui filer des coups de poings pour qu’il mange et vive (voir le livre de Bernadac).

Les douches

En arrivant dans le camp, ils vous passent la visite médicale. Un tas de toubibs et de civils posent des questions, mesurent, regardent puis nous mettent d’un côté et de l’autre. D’un côté c’est le four crématoire, de l’autre le boulot. Ils m’ont mis du côté du boulot. La plupart des gars de mon groupe sont partis du côté du boulot parce que notre passage à Blois nous avait drôlement ravigotés.

A ce moment-là, nous ne savions pas que l’autre côté était le four crématoire. On ne l’a su qu’après, le lendemain, parce qu’on les a vus passer en fumée. On les avait vus rentrer dans la douche qui servait de chambre à gaz. Elle était munie de pommes d’arrosoir pour ne pas que les gars se révoltent pendant qu’on les gazait. Ils rentraient là-dedans. Ils bourraient, bourraient, bourraient du monde puis fermaient. Un Kapo, mettait des bombes de Ziclon B dans une espèce de cheminée… et ils étaient gazés. Ils partaient au crématoire à côté. Ce n’est que comme ça qu’on a su… mais on apprenait vite. Nous, effectivement nous prenions une douche puis nous ressortions, tandis que les autres nous ne les voyions pas ressortir et au bout d’une ou deux heures, nous voyions qu’ils ouvraient pour aérer et sortir les macchabs (cadavres) avec des crochets. C’était vite fait.

L’infirmerie

Une fois arrivé à Mauthausen, être resté en quarantaine, avoir passé la visite médicale, je me suis dit : « Je vais rentrer à l’infirmerie », avec toujours l’espoir de me planquer. Je prenais l’infirmerie comme une planque, mais ce que je ne savais pas, c’est que c’était un mouroir. J’y suis resté peut-être une huitaine de jours pour mon ventre. Ils m’ont mis une espèce de poudre blanche, un bout de sparadrap, une espèce de papier carton, puis hop ! Ils m’ont supprimé le pus. Je n’avais pas de travail à faire dans l’infirmerie.

Dans les baraques, on couchait dans des lits en bois à trois étages mais il fallait coucher à deux ou à quatre par étage. Les SS avaient leurs combines. Ils donnaient exprès des couvertures très courtes. Il fait très froid en Autriche alors les gars se battaient pour tirer la couverture. Comme ils sont quatre, deux tête-bêche, chacun tire la couverture… et se bagarrent toute la nuit. Ils s’entretuent eux-mêmes. Tout était bien organisé.

A l’infirmerie, on ne voyait que du pus couler. Il y avait plein d’Anthrax… des grosses plaies avec du pus… une poche de pus qui se forme sur les bras, sur la tête, souvent la gorge. Ça coule, ça coule, ça coule et c’est mortel. Et il y en avait plein !… Plein, plein, plein, plein, plein ! Plutôt que de rester sur ces paillasses, je me suis donc demandé où trouver une planque et manger une gamelle de plus…

Les kommandos

J’avais repéré un kommando de videurs de chiottes, c’est le cas de le dire, qui vidait les baquets de mouscaille. J’ai demandé à y rentrer et j’ai fait ça pendant quatre, cinq jours. Il n’y avait ni toilettes, ni cabinet. Les cabinets, étaient des bacs, des tonneaux coupés en deux : une grande barre de bois, et les gens se mettaient là pour faire leurs besoins. Il fallait les transporter tous les matins et les vider dans les fosses au bout du camp.

Le kommando qui vidait ça bénéficiait d’une soupe complémentaire. Et qu’est ce qu’on ne fait pas pour une soupe ? L’équipe avec laquelle ils m’ont mis, était composée de Polonais. Ils faisaient ça depuis un moment.

Le gars avec qui je devais le faire me demande : « Bon tu te mets derrière et moi devant ». C’était un gars qui était bien trente centimètres plus grand que moi… Les tonneaux avaient deux oeillets en fer par lesquels on passait deux bouts de bois. On soulevait, on mettait ça sur les épaules et puis on partait. Et il ne fallait pas marcher au pas cadencé pour éviter la balance. Le Polonais qui était devant moi était plus grand que moi, aussi à chaque pas derrière : « Plof ! Plof ! » J’en prenais un bon paquet. Quand on pense que ce qu’il y avait dans le baquet… de la pourriture, des excréments de malades, de mourants qui avaient le typhus, toutes les maladies possibles, et que l’on avalait ça… Mais, j’en avalais des litres et des litres !

On faisait ça le matin et on avait fini vers onze heures. J’étais donc libre jusqu’au lendemain matin mais, en Allemagne dans les camps, si vous vouliez survivre, il ne fallait absolument pas faire celui qui ne fait rien. Il fallait toujours faire semblant de faire quelque chose, ne pas rester le nez en l’air quitte à prendre quelque chose, à le mettre là, le remettre là, puis recommencer cinquante fois. Il faut donner l’impression que vous faites quelque chose.

Il fallait donc que je me planque l’après-midi. Mais que pouvais-je faire tout l’après-midi ? Quand je sortais de ma corvée, j’en avais avalé, c’est le cas de le dire, mais j’en avais aussi plein sur moi. J’étais trempé de haut en bas. Alors quoi faire comme ça ? Il faisait froid mais avec un beau soleil. J’avais repéré les baraques. Je me disais : « Je vais aller me planquer sur le toit ». J’allais donc m’installer sur les toits en tôle ondulée, à plat ventre et je restais tout l’après-midi comme ça, au soleil. Ma mouscaille et mes vêtements qui étaient trempés séchaient au soleil. Et le soir quand ça commençait à rafraîchir, vers quatre heures, quatre heures et demie, et que je voulais descendre, mes vêtements craquaient et se cassaient. Je descendais comme ça...

Ils m’ont ensuite envoyé dans un kommando dans un autre camp à côté de Mauthausen, un camp annexe d’ailleurs très grand où il y avait deux usines : une usine qui travaillait pour Messerschmitt et une usine Steyer qui faisait des armes à main, des mitraillettes... Lors de la visite médicale, j’avais également passé une visite professionnelle. Les Français étaient très courus en tant que professionnels. Dans l’esprit des Allemands, ils savaient très bien travailler, c’est pourquoi les entreprises cherchaient toujours à récupérer des Français pour les faire travailler. Là-bas, j’ai toujours dit que j’étais Français et ils m’ont effectivement donné un matricule français. On avait tous notre matricule avec une lettre, un F pour France, un I pour Italiens et ainsi de suite.

Ils m’ont envoyé comme électricien à l’usine Messerschmitt, ils m’ont mis à l’entretien au lieu d’être à la chaîne de fabrication des avions. Les gars étaient par groupe de cinq avec un Kapo pour chaque groupe. L’un faisait les trous, l’autre mettait les rivets, ainsi de suite.

Comme je faisais la réparation, j’avais un brassard d’électricien qui me permettait de pouvoir circuler dans le camp toujours pour faire soi-disant mes réparations.

Je servais d’agent de liaison dans l’organisation. Chaque ethnie différente avait son organisation et une organisation internationale chapeautait le tout. Mais il y avait quand même des liaisons à faire. Je parlais pas mal de langues, facilement six ou sept, et je servais donc d’agent de liaison. Ma caisse à outil me permettait ainsi d’aller de l’un à l’autre, voir les Russes, les Italiens, ainsi de suite.

Les pommes de terre

Des trains venaient et ramenaient des pommes de terre ou des rutabagas. Le truc était d’aller en faucher, de préférence des pommes de terre… mais encore fallait il les faire cuire ! Comment les cuire ? Les gars venaient me voir en m’apportant cinq ou six pommes de terre. J’avais trouvé la combine. L’atelier était dans un tunnel creusé dans la montagne. Une baraque était installée dans le milieu du hall. Les SS étaient au rez-de-chaussée, ils mangeaient leur soupe, se reposaient. Mon atelier était au-dessus d’eux avec un établi où j’avais mes outils. Les kapos me voyaient travailler de n’importe quel point du hall. Ils avaient un poêle pour se chauffer. Un tuyau traversait le plancher, montait et sortait dans la galerie là-haut. J’ai pensé cuire les pommes de terre dedans. Je prenais les pommes de terre que j’enfilais dans un fil de fer. Je faisais un nœud avec une demi-douzaine de pomme de terre. Je faisais un crochet et déboîtais le tuyau du poêle et enfilais le fil de fer qui ne bougeait pas avec le crochet. Je remboîtais le tuyau et ni vu ni connu !

Mais des pommes de terre qui cuisent, cela sentait ! Il fallait que je les sorte… mais ne pouvais pas les sortir s’ils étaient là. J’en ai données deux ou trois fois aux copains qui étaient contents comme tout ! Un jour, ils sentent les pommes de terre en bas, je les entends crier, "Kartoffen ! Kartoffen ! Ils sentaient l’odeur et ils se demandaient d’où cela pouvait bien sortir. Ils cavalaient tout le temps. Je ne pouvais pas sortir mes pommes de terre… Les SS qui étaient en train de discutailler en dessous entendent les pommes de terre tomber. « Flof ! Flof ! » Elles avaient cuit mais étaient passées à travers le fil de fer et tombaient dans le poêle.

Ils sont venus là-haut et m’ont filé une tabassée. « Où t’as eu les pommes de terre ? » Je ne leur disais pas. J’essayais de ne pas prendre des coups. Mais quand c’était comme ça, ils pendaient, avec un câble électrique gros comme un petit doigt. Ils pendaient au-dessus de l’établi mais comme ils ne voulaient pas que les gars soient tués tout de suite, ils pendaient de manière à ce qu’ils puissent le toucher la pointe des pieds. Ce qui fait que l’agonie pouvait parfois durer une journée…

Le gars qui était pendu essayait toujours de toucher le sol pour essayer de se soulager. On arrivait même à rallonger son corps à faire tant d’efforts ! Ils m’avaient donc pendu et j’étais en train de me débattre quand d’un seul coup : Flig Alarm.

Les Allemands en avaient une trouille de tous les tonnerres. Il fallait que tous les détenus se mettent tout de suite à plat ventre là où ils étaient, par terre. Les Allemands se sauvaient. Tous les Ukrainiens et autres qui étaient avec eux, se mettaient tout autour avec leurs fusils ou leurs mitraillettes, braquaient puis attendaient que le Flig Alarm se termine. Les copains sont venus me décrocher quand ils sont partis. Ils m’ont tiré d’affaire. Ces putains de pommes de terre auraient pu me coûter la vie ! Je faisais aussi cuire des rutabagas dans le système. C’est bon les rutabagas ! C’est comme de l’ananas. On croirait manger des ananas.

Les conditions de vie

Il n’y avait pas de différence de traitement entre les nationalités, excepté pour les Russes. La plupart d’entre eux étaient des gars de l’armée rouge, des prisonniers de guerre. Ils leur avaient demandé à entrer dans les SS ou autres mais ils avaient refusé et avaient été renvoyés dans les camps. Ils portaient une cible dans le dos, sur leur vêtements, de manière à ce qu’on ne les loupe pas et U.S. marqué en gros aussi bien dans le dos que sur le devant.

Mes camarades et moi étions partis à cinquante mais nous ne sommes revenus qu’à cinq. J’en ai vu deux mourir. Ils sont morts dans mes bras, d’inanition, de fatigue… Vous savez, c’est vite fait. Par contre, certains mettent quinze jours à mourir. Ils sont pratiquement morts, incapables d’ouvrir les yeux, de dire un mot, mais ne sont pas morts cliniquement. Ils traînent pendant quinze jours et d’autres en trois heures de temps, ça y est… Tout dépend de la constitution.

On entendait alors parler de la libération de la France. Cela aidait beaucoup à tenir et en même temps faisait beaucoup de mal, parce que les gars y croient plus que la réalité. Le bruit du débarquement sur les côtes normandes a couru. Cela a été divulgué tout de suite par les différents organismes. Les gars avaient débarqué, certes, mais cela ne voulait pas dire pour autant que la France était libérée ! Chacun a brodé un peu et arrivé au bout, ça y était, la France était libérée. C’est tout juste si les gars ne voyaient pas les Américains au bout de la porte ! Trois jours après c’était la chute morale, ce qui est mauvais parce que le mental, c’est énorme. Celui qui a pu rester vivant, est celui qui a pu résister mentalement.

La punition la plus courante chez les SS était les coups de schlague : dix, quinze, vingt-cinq coups de schlague… au-dessus le gars était mort. Il fallait baisser son pantalon et un SS comptait pendant que l’autre tapait dans le bas des reins avec leurs câbles. J’ai reçu trois fois les quinze coups. Ils voulaient que l’on crie, que l’on pleure, que l’on supplie ! Je criais : « Tape toujours, c’est moi qui t’aurai ! » C’est une question de mental. D’autres pleuraient : « Non ! Non ! Je ne recommencerai pas ! » Là, mentalement, c’est foutu.

J’ai toujours dit « Je reviendrai ». Mais certains à longueur de journée disaient : « Non, nous on est foutu ». Ils n’avaient plus la volonté. Par contre, les Russes disaient tous : « Nous on est foutu, mais il restera assez de Russes pour pouvoir leur en faire baver. » Ils avaient une confiance en Staline. C’était quelque chose d’incroyable…

On fabriquait des avions de chasse de nuit, des petits avions. Les carlingues sont faites avec des panneaux d’alu préformés, qui viennent à leur place, et sont fixés partout par des rivets, tous les trois centimètres. Des gars font des trous avec des chignoles, puis l’un met le rivet et l’autre le fixe mais si jamais le gars qui fait les trous se trompe et fait un trou complémentaire, pour la sécurité de l’avion le panneau est fichu. Il faut qu’ils l’enlèvent, le jettent et remettent un autre panneau. Dans les derniers temps, ils avaient du mal à avoir du matériel et c’était une catastrophe.

Les Russes avaient fait un trou à côté, et allez donc ! Coups de schlague ! Bagarre ! Engueulade ! La chaîne arrêtée. Ils pendaient les gars. Ils pendaient parfois une dizaine de gars comme ça sur un pont roulant. Ils attachaient un rail au pont roulant, pendaient cinq, six gars et soulevaient la grue. Il fallait que tout le monde se mette au garde-à-vous et regarde ! Il ne fallait pas tourner la tête. Il fallait absolument regarder les gars pendus… Ils pendaient un Russe parce qu’il venait de faire un trou et dix minutes après, un autre faisait semblant de tomber et refaisait un trou. Gonflés les gars ! C’était quelque chose ces gars-là… Ils sentaient la fin et avaient surtout la volonté de dire : « Je vous aurai, je détruirai plus ! »

Les Allemands sont encore devenus plus hargneux fin 1944. Ils étaient mauvais, mauvais ! On dit « Il ne faut pas en vouloir au peuple », mais la plupart était pour Hitler. Dans les usines où l’on travaillait les masters étaient des civils, pas des SS. C’était simplement des chefs d’atelier ou des ingénieurs de chez Messerschmitt. Et quelle mentalité ! Le matin, ils avaient l’habitude de casser la croûte. Ils mangeaient deux tranches de pain de mie avec un peu de marmelade, de beurre ou autre. Ils avaient ça dans un papier. Le plaisir de certains, pas tous bien sûr, était de mettre le papier sur la chaîne. Alors les gars se battaient, s’entretuaient pour pouvoir attraper le papier, pour bouffer le papier gras tellement ils avaient faim. Ils s’entretuaient ! Des gars s’entretuaient pour pouvoir piquer le papier ! C’était l’amusement de ces civils…

J’ai vu par deux fois de l’humanité chez certaines personnes. A Sarrebruck, on nous avait envoyés en corvée ramener du bois dans la forêt pour une ferme à côté du petit camp. Ils avaient mis une dizaine de bonhommes du camp à la place des quatre chevaux pour tirer un gros chariot. On est allé dans la forêt et on est revenu avec le bois. Et mine de rien, la fermière nous a glissé en douce un petit bout de pain avec de la marmelade dessus. … ça c’est de l’humanité.

Chez Messerschmitt, mon kapo était un droit commun allemand, un électricien, Walter. Il disait toujours : « Langsam, langsam » doucement, ne t’énerve pas… t’emballe pas, va doucement. Il fallait que j’aille le voir tous les matins. Il avait sa baraque et son lieu de matériel à l’autre bout du camp.
Je prétextais qu’il fallait que j’aille chercher un rouleau de chatterton, une bobine de fusibles ou autre. J’aller le chercher tous les matins. C’est lui qui voulait ça. Et quand j’arrivais : « Alors, Franzuski gut »… Il y avait toujours un morceau de pain sur sa table, posé là, mine de rien. Il ne me le donnait pas mais il le mettait là devant moi pour que je le prenne. Il me le donnait sans se faire voir… Il était humain. C’était un droit commun qui devait être là depuis perpette. C’était pourtant mon chef mais je n’ai jamais, jamais eu de problème avec lui.

1944-1945 : de pire en pire

On dormait dans des baraquements dans le camp à côté de l’usine. Plus ça allait, plus le temps passait et plus ils activaient les décès… des tueries. Tout était prétexte. Ils avaient la maladie des appels. Le matin, ils faisaient l’appel. Le midi ils faisaient l’appel. Le soir ils faisaient l’appel. Ils mettaient des milliers de gars par rang de cinq, par kommando et ils comptaient, ils comptaient et se foutaient dedans. Ils le faisaient exprès ! L’hiver quand vous avez cinquante ou soixante centimètres de neige et que vous êtes là à attendre qu’ils aient fini de compter (et cela dure parfois deux heures ! trois heures !), vous avez les pieds complètement descendus au sol. Cela vous fait comme deux tuyaux de neige…. Des gars tombaient, mouraient ! Alors, il fallait attraper les voisins et les tenir debout pour qu’ils puissent les compter. Morts ou pas morts, il fallait qu’ils comptent.

Le matin quand chaque kommando partait, les SS suivant leur service, donnaient au chef de kommando : le nombre qui devait revenir le soir. Ils partaient cinquante mais devaient revenir quarante, ou trente ou vingt-cinq… Il fallait donc qu’ils en nettoient dans la journée.

Tous les ateliers étaient dans les grottes, dans les montagnes. Il y avait toujours des collines en train de se creuser. Ils avaient l’ordre de nous enfiler dans une galerie, de la murer et de la gazer mais on s’était organisé. Nos organismes intérieurs avaient manœuvré de telle manière que cela ne puisse pas arriver, qu’on se révolte afin de ne pas retourner dans ces galeries. Ils n’ont donc pas réussi à nous faire mettre dedans.

La fin…

Quand vous marchez, et qu’à côté de vous il y a une pile de cinquante, cent macchabs qui sont là. Vous allez un peu plus loin, il y en a deux cents là… tous des squelettes, mélangés… Les mecs tirent avec des crochets pour les mettre au four… Ils les mettent dans un chariot pour les embarquer jusqu’au four à côté… et les têtes font « Bim ! Boum ! », se trimballent, se cassent… Il y a des trucs… On ne peut pas raconter ça, ce n’est pas possible…

Certains devenaient fous. Pendant longtemps tous les gars qui en sont revenus, les quelques uns qui sont revenus, n’en parlaient pas. Ce n’est pas surprenant…

Beaucoup se suicidaient… sur les clôtures électriques. Des clôtures électriques, des grillages et des fils électriques entouraient le camp. Il n’y a qu’à… Bien souvent, des gars se suicidaient mais d’autres y allaient accidentellement parce qu’ils avaient faim. Il n’y avait plus un brin d’herbe dans le camp, plus rien, tout était mangé. Alors s’ils voyaient un brin d’herbe de l’autre côté, dans le chemin de ronde par exemple, derrière, ils essayaient de ramper pour aller l’attraper mais se faisaient électrocuter. D’autres se jetaient carrément. Par exemple à Mauthausen, il y avait Gusen I, le camp annexe, puis ils ont fait Gusen II un deuxième camp annexe. Celui-ci était tellement mortel que les gars se jetaient dans les fils électriques quand ils savaient qu’ils allaient partir là-bas en kommando.

Tant que vous êtes vivant, il y a de l’espoir. Vous êtes battus, mal nourris mais… on verra !

Les Américains nous ont libérés. Une jeep est arrivée avec un petit char. Ils étaient six ou sept. Quand ils sont rentrés dans le camp, l’un des officiers est tombé dans les pommes ! Dans le camp, depuis huit jours qu’ils savaient que les Américains et les Russes arrivaient, les Allemands essayaient de zigouiller et de brûler des gars au maximum.
Les fours crématoires marchaient, marchaient, marchaient… et ils ne crachaient pas seulement la fumée, des flammes sortaient ainsi que des morceaux de chairs… ce qui fait que dans le camp, il y en avait une grosse épaisseur et quand on marchait, c’était comme si on marchait sur un nuage, comme des cosmonautes qui bondissent.

Il n’y avait plus de SS quand les premiers Américains sont arrivés. Alors tout le monde se précipitait vers la porte d’entrée. Les mourants se traînaient, se traînaient par terre à plat ventre, rampaient pour essayer d’aller là-bas… et les autres qui pouvaient essayer d’y arriver. L’un des quatre officiers américain est tombé dans les pommes, et pourtant c’étaient des gars qui avaient fait toute la campagne ! Ils étaient aguerris, ce n’étaient pas des rigolos mais quand vous avez vu des trucs comme ça… Ce n’est pas possible… Vous ne pouvez pas…

La libération du camp

On a failli se battre avec les Américains parce qu’ils avaient essayé de nous remettre dans le camp et de nous enfermer à nouveau pour raisons sanitaires. Ce n’était pas par méchanceté mais parce qu’ils avaient surtout peur des maladies, des maladies qu’on pouvait leur filer : typhus ou autre… Il y avait beaucoup de typhus. Au bout des deux, trois premiers jours, les Américains se sont quand même ressaisis puis les troupes sont arrivées et se sont organisées. Mais pour des gens de notre catégorie, savoir que c’était la liberté et se faire enfermés par les siens n’était pas supportable.

Il ne fallait pas que les gars, les mourants, tous, mangent beaucoup. Ainsi la première nuit, quand les SS ont foutu le camp, on a envahi leurs baraques. Tout le monde avait des pommes de terre, des rutabagas, un bout de margarine ou autre.

Il y avait des petits feux partout dans le milieu du camp. Chacun avait fait le sien. Mais beaucoup sont morts comme ça d’avoir mangé une dizaine de patates… L’imprudence ! J’avais récupéré un demi seau de patates. J’en ai fait cuire trois puis je me suis dit : « Bon, bien j’arrête ». Mais il fallait faire un effort ! Un effort terrible pour ne pas continuer à manger ! Ce n’est pas possible !

On s’est organisé pour arriver à nourrir tous les mourants. Il y avait des médecins dans les détenus qui s’occupaient de tous ces malades. Les biens portants, enfin ceux qui étaient encore aptes à pouvoir faire quelque chose, sortaient et allaient dans les villas des alentours, des villas de SS. Il y en avait plein ! De belles villas. On essayait de casser les portes pour rentrer et on retrouvait plein de boîtes de conserve, des bas de soie, de la lingerie qu’ils achetaient en France et ailleurs et qu’ils ramenaient à leur femme. Il y en avait plein les caves !

On a failli se battre une autre fois avec les Américains parce qu’après l’arrivée des premières avant-gardes, d’autres ont stationné. Ils étaient presque tous d’origine polonaise ou allemande. Ils ont alors fraternisé avec la population ce qui fait qu’ils nous faisaient la chasse quand on allait piquer de la nourriture chez un Allemand. Mais nous, qu’est-ce qu’on en avait à foutre d’un Allemand ! Nous sommes rentrés chez un charcutier. Il avait plein de saucisses pendues, de charcuterie… Lui et sa femme sont montés au grenier et se sont enfermés à double tour. Seule la nourriture nous intéressait. Nous sommes allés dans une ferme et nous avons trouvé une vache. Nous nous sommes dit : « Tiens, belle aubaine, on va tuer la vache et on va la manger. » Mais, on n’a jamais été foutu de le faire ! On ne savait pas comment tuer une vache !

Le retour en France

J’ai été arrêté le 5 mai 1941 et les Américains sont arrivés le 5 mai 1945. Je suis revenu un mois et demi après environ. Quand nous avions été libérés, nous avions récupéré la clé des armes des SS. Nous en avions tous. Pas un n’avait pas une mitraillette en travers le ventre. Et on la tenait ! Les Américains voulaient absolument nous désarmer mais nous ne voulions pas alors ça faisait un tas de trucs. En fin de compte, nous voulions juste rentrer…

Mais rentrer ? Les Américains avaient besoin de leurs avions, de leur matériel. Nous on passait après la guerre… Le but n’était pas de nous sauver, mais de continuer la guerre. Cela s’explique. C’est le travail militaire. C’était donc la lutte avec eux. Ils nous ont rassemblés à Linz…... Chaque groupe d’armée avait un officier de liaison dont un Français. Il nous a vraiment bien arrangé les choses parce cela tournait mal avec les Américains. Il n’était pas une question de méchanceté mais nous avions tellement le désir de vouloir rentrer, de vouloir en finir ! Mais eux avaient leurs problèmes militaires. Cet officier de liaison a quand même réussi à faire admettre aux Américains qu’ils cèdent et que les premiers camions de transport de la première armée française, la 2ème DB puissent venir de leur zone, traverser la zone américaine pour venir nous chercher. Ils sont effectivement venus. Nous sommes repartis avec nos armes dans les camions de la première armée avec des gars qui avaient fait tout le Tchad. Nous sommes revenus jusqu’au milieu de l’Allemagne. On traversait des villes, c’était complètement rasé !

Nous devions sortir de la zone américaine mais il n’y a rien eu à faire, il a fallu qu’ils nous désarment à un barrage américain … Il a fallu que l’on cède les armes. On a failli s’entretuer avec les Américains, tout ça par bêtise. On ne voulait pas lâcher les armes que l’on avait pu récupérer et eux avaient un souci de sécurité. C’était quand même dangereux de laisser des armes dans les mains de gars qui sont à moitié fous. Il faut bien admettre que l’on était à moitié fou.

On est arrivé en France comme ça, jusqu’à la frontière où j’ai pu envoyer un premier télégramme chez moi disant que j’étais vivant. La Croix Rouge nous a donné un billet de 1000 francs (ce qui équivaut maintenant à un billet de vingt euros) et un colis avec des pâtes, des pois chiches et des pois cassés. Mais où voulez-vous cuire des pois cassés et des pois chiches ? Par contre il y avait un pot de confiture d’orange… Je l’ai avalé en moins de deux ! Il n’a pas fait de plis celui-là ! Puis petit à petit, nous sommes arrivés jusqu’à la gare de l’Est. Nous avons mis trois jours pour venir jusque là parce que les trains s’arrêtaient, les voies étaient cassées, bombardées…

Arrivés à la gare de l’Est, nous voyons les gardes républicains, les mêmes qui nous matraquaient quand on m’avait arrêté et qui maintenant nous rendaient les honneurs à la descente du train à la gare de l’Est… au garde-à-vous et baïonnette au canon.

J’avais toujours ce billet de 1000 francs qui me démangeait et dont je ne savais pas quoi faire. Je n’avais pas la notion de l’argent. Je ne l’avais plus.

Tous les déportés étaient amenés directement à l’hôtel du Lutecia. Il fallait qu’ils fassent un tri. C’était désagréable pour nous parce que c’étaient des interrogatoires, pas seulement des visites. On rentrait pour que deux sbires en blouse blanche nous foutaient à poil, et puis allez, boum ! Du D.T.T. en pagaille pour enlever les microbes, les poux, puis l’interrogatoire.

Il fallait bien qu’ils nous interrogent parce qu’il y avait de tout dans tous ceux qui rentraient : pas que des déportés politiques mais aussi des volontaires et même d’anciens SS qui se camouflaient en déportés pour rentrer. La police cherchait tous ces gens-là, ce qui entraînait des interrogatoires désagréables à supporter pour nous. Quand vous voyez une telle suspicion, ça énerve ! On pouvait rester, trois, voire quatre jours à l’hôtel Lutécia ! Le temps de faire des papiers, de donner à manger, de prévenir… J’ai donc dit à un autre gars également parisien : « Ecoute, tu sais pas. Je ne suis pas loin d’ici. Je fous le camp. Je laisse le costume, tout et je m’en vais. » Il m’a répondu : « Moi aussi ».

L’arrivée à Sarcelles

Nous sommes sortis de l’hôtel Lutécia tous les deux mine de rien et nous sommes partis prendre le métro. Je voulais aller à la gare du Nord. Devant la bouche de métro, un marchand de quatre saisons vendait des cerises. Je dis au gars : « Je vais acheter des cerises. » C’est quelque chose de formidable, des cerises ! Il me donne un kilo de cerises, à mon copain aussi. Je sors mon billet, toujours très fier et je lui donne. Mais le gars a rétorqué :
« Non, non, tu viens de Lutécia, toi, ça se voit à ta gueule, non, non, garde ton billet. Je t’en fais cadeau, va ! »
Il n’a jamais voulu qu’on le paye. Il le voyait bien à notre bouille. Nous étions maigres comme un clou. Je suis arrivé à la gare du Nord et j’ai pris le train pour venir à Sarcelles.

J’avais télégraphié de Paris, du Lutécia pour dire que j’arrivais. Le curé de Sarcelle, le père Patissier, ainsi qu’une dizaine de personnes, des gens que je connaissais et d’autres que je ne connaissais, m’attendaient à la gare depuis le matin, à tous les trains. Ils attendaient que j’arrive pour me recevoir et ils m’ont ramené à la maison.

J’ai ressenti un décalage pendant trois, quatre mois quand je suis arrivé à Sarcelles. Je ne me suis occupé que des orphelins, des veuves et d’autres qui recherchaient leurs parents. J’ai reçu des centaines de lettres, parce que toutes les familles venaient au Lutécia pour voir… Ils affichaient, posaient des questions et le ministère les dirigeait sur le Lutécia pour qu’ils se renseignent. Je me suis aussi occupé de procurer des nouvelles, des actes de décès pour être sûr, parce que ce n’est pas le coup de dire aux orphelins et aux veuves « il est décédé », encore faut-il en être certain.

J’ai ensuite arrêté. C’est curieux d’ailleurs, je ne me suis pas occupé de moi du tout. Je me suis finalement dit : « C’est pas le tout mais il faut que je me fasse une situation. Je ne peux pas rester comme ça » et j’ai essayé de faire quelque chose. J’ai alors créé une entreprise et fondé une famille.

J’ai été pris à vingt-quatre ans et j’en suis sorti à vingt-huit. Et moi, toujours ma tête de lard… j’ai toujours refusé les décorations, les pensions. Je ne touche pas un centime de pension et j’ai même refusé la légion d’honneur.

J’aurais vu un Allemand quand je suis revenu, mon dieu mais je l’aurais bouffé ! Aujourd’hui c’est passé mais au début ce n’était pas possible. Et il y a des choses que l’on peut dire et des choses qu’on ne peut pas dire.

Je n’en ai jamais parlé. Mes enfants avaient beau me seriner… Ce n’était pas possible. Il faut un certain temps. D’ailleurs je ne suis pas le seul dans ce cas-là. C’était pareil pour presque tous les collègues...

Pourquoi témoigner ?

J’ai commencé à témoigner dans les écoles il y a une dizaine d’années. Ce sont mes petits-enfants qui m’y ont poussé à force de « Alors pépé ! Raconte pépé ! » Il n’y avait plus moyen… et puis mes enfants : « Papa, écris un bouquin… »

C’est comme ça que cela a commencé, puis ça s’est décanté un peu, et il y a eu des évènements, les évènements d’Extrême-Orient actuels. Je n’en dormirais pas la nuit… Les jeunes ça ne les touche pas pareil parce qu’ils ne peuvent pas comprendre mais quand par exemple un jeune maghrébin ou autre, un gosse de quinze ans balance deux, trois cailloux sur un char et qu’il est fusillé ! Qu’il reçoit un coup de mitraillette… Mettez vous à la place de ses parents. Vous avez des enfants, des parents ? Si un jour il arrivait quelque chose et que l’on bousille vos parents ou vos enfants, vous croyez que vous l’accepteriez comme ça ? Ce n’est pas facile. Quand vous voyez actuellement des peuples intelligents comme nous sommes, des peuples avancés, quand vous voyez le progrès, quand vous voyez tous vos engins de progrès et que l’on est encore en train de s’entretuer ! Et pourquoi ? Pour du pétrole ? Et qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Dans dix ans il n’y en aura plus. Alors à quoi ça sert tout ce progrès ? Et toute notre intelligence elle est là ?

Je n’ai plus de haine envers les Allemands mais dans les premiers temps, je ne pouvais pas… Je ne pouvais pas l’entendre. Je ne parle pas l’allemand. Je le comprends mais je ne le parle pas et ce fut un moment très difficile quand, au collège, mes petits-enfants ont pris l’allemand comme deuxième langue. Je n’ai pas voulu intervenir mais cela m’a vraiment déchiré. J’aurais préféré qu’ils prennent une autre langue mais cela se tasse avec le temps…


Voir en ligne : La Bande Dessinée : Les Migrants

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