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JUTIGNY - enfance sous l’occupation

Mr Jean COMPERE

mardi 20 novembre 2007, par Frederic Praud

Témoignage de Mr COMPERE Jean

De Vimpelles à Jutigny

Je suis né en 1932 à Vimpelles, où j’ai vécu de 1932 au 21 février 41. Nous sommes arrivés à Jutigny en février 1941 et nous nous sommes installés dans la ferme des Fosses. En 41, il y avait au moins une dizaine de fermes. Il en reste trois aujourd’hui.

Le travail de la ferme

Nous vivions à la ferme qui comptait des chevaux, des vaches et éventuellement un troupeau de moutons. Les chevaux servaient à tirer une charrue, à tirer une herse, à tirer un canadien, un chariot… Un canadien est un matériel avec de grandes dents pour travailler le sol. Je conduisais une paire de bœufs, qui servait de tracteur.

Pendant la guerre, il y avait très peu de tracteurs dans notre région. Je n’en connaissais qu’un seul, celui de Mignot à Longueville, un vieux tracteur avec des bandages en fer, des roues de fer. Il n’y avait pas de tracteurs dans les autres fermes. Quelques-uns dans les grosses exploitations, mais pas dans nos petites fermes où l’on ne trouvait que des chevaux.

Pendant la guerre, pendant l’Occupation, on travaillait avec des bœufs, parce que les Schleus avaient réquisitionné la plupart de nos chevaux.

Pour nourrir les animaux, nous faisions pousser de la luzerne, des betteraves fourragères, du trèfle, du maïs. Nous mettions la betterave fourragère en silo pour l’hiver, avec un peu de paille dessus et vingt-cinq à trente centimètres de terre. On en recouvrait le silo jusqu’en haut. L’hiver, nous allions retirer cette terre pour extraire les betteraves et nourrir les vaches.

Le jeudi, au lieu d’aller jouer avec mes autres copains, j’allais retirer la terre, retirer la paille avec un crochet, assez loin, sur Longueville. Tout dépendait où étaient installés les silos. Mon père et mes frères aînés venaient ensuite chercher les betteraves. J’avais douze ans, treize ans, dix ans même.

Nous faisions tout à la main avec des crochets, des fourches, des pelles, des pioches… Il n’y avait pas de moteurs, pas de moteurs à essence, pas de moteurs diesels, pas de moteurs électriques ou très peu. Nous faisions tout à la main.

Nous faisions des bottes avec la paille. On torsadait de la paille pour pouvoir ficeler le blé ou l’avoine. C’était assez léger !

J’ai commencé à travailler de bonne heure, tout môme, avant neuf ans. J’étais encore à Vimpelles. Nous décrottions les betteraves à la main avant de partir à l’école. Nous prenions une betterave et nous enlevions la terre, les racines, avec un couteau. Mes frères tournaient un coupe racines, une roue avec des dents actionnée manuellement, parce qu’il n’y en avait pas de mécanique. Cette roue était fixée sur un cône et nous mettions les betteraves dans le cône. Par leur poids, elles descendaient et avec une manivelle, nous tournions cette roue dentelée qui coupait les betteraves. Je mettais les betteraves dans le coupe racines et nous coupions ainsi les betteraves. On les mélangeait avant de partir à l’école.

Nous commencions la classe à 9h. Nous devions donc nous lever de bonne heure pour travailler, avant d’aller à l’école communale.

L’élevage des animaux

Les animaux étaient installés dans une bergerie ou dans une étable. Nous les mettions parfois dans les prés. On les emmenait boire tous les jours à la Voulzi. Les cheptels des divers agriculteurs, de chez nous, de chez Hugé, de chez Picard, avaient des heures pour aller boire à l’abreuvoir, parce qu’il ne fallait pas mélanger les troupeaux. Un troupeau descendait boire au Vieux Moulin, un autre allait au moulin de Gouaix.

Nous n’avions pas beaucoup de cochons. Ils restaient dans leur cour, avec les poules. Nous avions également des lapins, des canards, des pigeons… Nous ne vivions que sur l’élevage de nos bêtes ! Nous n’achetions pas de viande ou très peu. Toutes les vaches et les chevaux avaient un nom, même le cochon qui s’appelait Paul. Les animaux reconnaissaient bien leur nom ! On les curait tous les jours. Aujourd’hui, ils parqués sur des tas de fumier et rarement dans des prairies.

Le gain de la ferme venait du blé et principalement des betteraves. Nous n’avions pas d’engrais pour faire pousser le blé comme aujourd’hui. Les récoltes étaient donc maigres… Nous avions des saisons assez dures. Les blés gelaient certaines années. Nous ne récoltions alors rien du tout. Quand il pleuvait, nous mettions les bottes en tas pendant la moisson et nous venions les étaler pour qu’elles sèchent. C’était le rôle des jeunes et des femmes, que l’on embauchait. Elles venaient travailler quinze jours ou trois semaines, pendant leurs vacances.

La mobilisation en 39

Mon père n’a pas fait la guerre de 14-18, mais il avait perdu le sien à la bataille de la Somme. Mon père n’est pas parti en 1939, parce que nous étions cinq enfants.

Nous avons fait l’Exode. L’armée française était en recul assez rapide. Les Allemands avançaient très vite et on nous conseillait de quitter les habitations, de se retirer sur la Loire. Alors, tout le monde partait. Nous voyions arriver les gens de l’Est, du Nord. Ils passaient dans nos pays. C’était une file de charrettes à chevaux, de piétons, de brouettes… (Nous voyions toutes sortes de choses)

Je n’ai pas eu peur. A mon âge, je ne me rendais pas compte de ce qui se passait. Je suivais le convoi comme tout le monde. De Vimpelles, nous avons atterri à Chéroy, dans l’Yonne. Arrivés dans la côte de Ville-Thierry, avant d’arriver à Chéroy, un convoi de militaires français était sur la route et des avions italiens sont venus les mitrailler, les bombarder. Ca fait mal… Ce mitraillage et ce bombardement étaient terribles. Il y avait beaucoup de blessés et de morts. C’est ça qui me choque encore…

Au passage de la Seine, on nous avait informés : « Vous ne passerez pas parce que le pont va sauter ! » Tout le monde avait peur. C’était la bousculade. Tout le monde voulait passer l’un devant l’autre. Cela avançait quand même. Le soir, nous sommes arrivés à Chéroy.

La vision du premier Allemand

J’ai vu mon premier Allemand à Chéroy, pendant l’Exode, sur la grande place. Nous nous sommes couchés sur de la paille, dans des maisons qui n’étaient plus habitées. Tout le monde disaient : « Les Allemands arrivent ! Les Allemands arrivent ! » Nous les appelions « les schleus, les boches, les doryphores, les fridolins… » Mes parents les appelaient les boches.

Mon père veillait à la fenêtre sans arrêt et au matin, un side-car est arrivé avec trois Allemands. Ils ont tourné sur la place. Ils avaient un haut-parleur. Ils nous ont dit : « Tous les émigrants doivent se rassembler demain pour telle heure devant la mairie ! » C’est là que j’ai vu les premiers Allemands. Ils nous ont rassemblés. Ils nous ont dit de ne pas aller plus loin, d’arrêter et d’attendre l’ordre de repartir pour rentrer chez nous.

De retour chez nous, il y avait du chantier dans les maisons ! Les gens qui venaient derrière nous ont fait comme nous avions fait. Ils sont rentrés. Ils ont mis de la paille et ils ont couché par terre.

La présence des Allemands

Ils sont restés dans le village quelques mois en 1940, sous les préaux. Ils ne sont pas restés tout à fait un an mais pas loin. Ils vivaient dans les maisons qu’ils avaient réquisitionnées.

Après 41, quand ils sont partis, nous avons continué à en voir tous les jours. La Gestapo passait souvent, ou d’autres patrouilles. A Jutigny, à onze heures du soir, il ne fallait pas sortir ! C’était le couvre-feu. Il ne fallait pas sortir ! Ils passaient dans tous les villages environnants. Des patrouilles allemandes passaient de temps en temps. Des camions aussi !

Ils étaient plus centrés sur Provins où la kommandantur était installée. Au départ, il y en avait une dans chaque pays. Il y en avait une sur la route de Ste Colombe, une à Sigy et une aux Ormes.

L’impact de la guerre sur les fermes

Nous étions contingentés. Tout le bétail, tout le cheptel, était contrôlé par les Allemands. Ils savaient que nous avions dix vaches, que nous devions avoir tant de naissances de veaux. Donc, nous devions fournir tant de veaux, tant de moutons… Avec dix vaches, il fallait en réserver une pour le service des Allemands. Il prenait aussi du blé. Ils demandaient combien nous semions d’hectares de blé, d’avoine, de betteraves. Quand ils avaient besoin d’un cheval, ils venaient le chercher et ils s’en allaient avec. D’ailleurs, nous attendons toujours le paiement…

L’école et la discipline scolaire

A Vimpelles, nous rentrions à l’école à la queue leu leu, les gars d’un côté et les filles de l’autre. Il fallait montrer ses mains à l’instituteur pour qu’il vérifie si elles étaient propres. Il regardait si notre tenue était correcte. Il regardait aussi les oreilles, grossièrement, mais il regardait bien notre tenue quand même.

Nous rentrions dans la classe sans faire un bruit. Une fois à notre place, nous attendions debout que l’instituteur soit en place à son bureau. Quand l’instituteur avait retiré son cache-nez, sa veste, et qu’il les avait accrochés à son porte manteau, il se retournait et nous disait : « Vous pouvez vous asseoir ! »

Pour nous chausser, nous avions des sabots et des galoches. Les galoches, sont des chaussures avec des semelles de bois, parfois des semelles en bois articulées. L’été, nous portions un genre de spartiates fabriquées par un gars de Ste Colombe, le pays un peu plus loin. Il avait eu l’astuce de pouvoir faire des spartiates avec des vieux pneus. Il fabriquait ça et ça durait ! C’était costaud !

J’étais un peu rude à l’école, alors j’ai un peu subi toutes sortes de choses. J’ai eu les oreilles tirées bien sûr ! A Vimpelles, si je faisais quelque chose de mal à ma table, l’instituteur me lançait une gomme ou une craie. Il fallait que je la lui ramène au bureau où il m’attendait avec une règle. Il fallait que je mette la craie ou la gomme au bout des doigts. Et tac ! La craie ou la gomme tombait. Il fallait que je la ramasse et ainsi de suite comme ça… Il me tapait sur les doigts.

Nous avions des punitions comme aller au coin, aller sous le bureau ou alors dans la cave. Là, c’était plus terrible ! Parce que la cave de l’école était profonde ici ! C’était terrible parce que l’on te mettait vraiment dans un cachot. Dans le noir et dans une cave, ce n’est pas joyeux ! Il fallait attendre dix minutes, un quart d’heure, une demi-heure…

Les corvées quotidiennes

A l’école, il y avait toujours des enfants de corvée, comme par exemple ceux qui allaient chercher le bois parce que l’hiver, il fallait alimenter le poêle au milieu de la salle. Les filles étaient de corvée de nettoyage des tables avec un chiffon, balayer, tout ça… Un autre était désigné pour mettre le bois dans le feu pendant la classe, sans faire trop de bruit.

L’école buissonnière

A Vimpelles, j’ai débuté l’école à six ans. Nous étions soixante cinq pour un seul instituteur. Mon frère aîné était dans le cours du Certificat d’études Rentré à l’école comme tous les autres, on ne s’occupait pas de nous. Nous étions dans le cours enfantin. Comme le maître d’école avait fort à faire avec les plus grands qui avaient treize, quatorze ans, qu’il les emmenait au Certificat d’études, d’autres élèves du cours supérieur nous faisaient écrire au tableau. L’instituteur nous délaissait un peu.

Comme nous étions nombreux, nous nous faufilions entre les tables. Une grande porte s’ouvrait au fond de la classe, avec un bec de canne. On appuyait sur le bec de canne, nous fermions la porte tranquillement et nous nous sauvions de l’école à trois, quatre, cinq, mais il y en avait toujours un pour dire : « Tiens ! Ils sont partis ! Ils sont partis ! » Alors, le maître d’école envoyait les plus grands nous chercher dans les rues. Nous étions fatigués de toujours rester là sans travailler.

Un instituteur pour tous le niveaux

Tous les niveaux en même temps, tous les cours, étaient faits par le même instituteur. Il y avait le cours enfantin, le cours préparatoire, le cours élémentaire première année, le cours élémentaire deuxième année, le cours moyen première année, le cours moyen deuxième année, le cours supérieur et le cours de fin d’études scolaires : celui du Certificat d’études. Nous allions à l’école jusqu’à treize ans.

J’ai eu une dispense en tant que fils d’agriculteur. J’ai quitté l’école à treize ans, alors que les autres quittaient l’école à quatorze ans, à condition d’avoir le Certificat d’études. Il y avait quatre niveaux à partir de six ans. Pour les plus grands, dans la grande école, il y avait également quatre niveaux. Nous sortions avec le Certificat d’études primaires, que nous passions à Donnemarie en Montois. Tout était mixte !

Le collège, c’était uniquement pour aller au Brevet. Il n’y en avait pas à Jutigny. Il n’y en avait pas non plus à Donnemarie. Il fallait aller à Provins ou Nangis, mais c’était complet.

Nous écrivions sur des cahiers comme aujourd’hui, mais ce n’étaient pas des belles feuilles comme ici ! Il y avait encore les copeaux.

Une institutrice pro-allemande

Dans la cour de l’école, pendant l’Occupation, nous avions deux institutrices, Mademoiselle Brissot et Mademoiselle Le Gac. A la récréation, au lieu de jouer, la maîtresse nous faisait défiler au pas de l’oie. Le pas de l’oie était une marche hitlérienne. Nous faisions ça pendant toute la récréation. C’était en 41. Ces institutrices parties, nous avons eu un autre maître d’école, Monsieur Lepeytre. Le climat avait changé

Mademoiselle Le Gac donnait des coups de martinet. Elle était pour les Allemands. La vie hitlérienne pour elle, c’était un bien. Elle fouettait un petit peu, des petits coups, mais enfin ça allait. Nous étions rustiques à cette époque là !

Nous avons chanté Maréchal, nous voilà, avec Mademoiselle Le Gac. Nous ne l’avons jamais chantée avec l’autre instituteur. C’était l’opposé !

Méthodes, moyens et contenus d’enseignement

Nous avions tous un classement, un parcours mensuel. Il y avait le premier, le deuxième, le troisième, le quatrième et ainsi de suite… Le premier et le deuxième avaient l’avantage d’avoir une table avec un pupitre ouvrant. Les autres n’en avaient pas. Nous n’apprenions pas d’autres langues en primaire. Je pense qu’il fallait aller au Brevet pour apprendre une autre langue.

Nous ne faisions pas de sport ni de kermesse. Nous ne faisions pas tout ça. La première maîtresse nous faisait faire du sport. Marcher au pas de l’oie…, c’était du sport aussi ça ! Autrement, le sport, c’était le travail. Il n’y avait plus de kermesse pendant la guerre, plus rien !

Nous ne faisions pas des sorties scolaires. Nous allions ramasser les doryphores dans les rangs des champs pommes de terre. Nous avions tous une petite boite avec un peu de pétrole. Le doryphore est une petite bête qui mange les feuilles de pommes de terre. Les pommes de terre périssent quand il y en a beaucoup. Il y en avait beaucoup pendant la guerre et il n’y avait pas de traitements, rien du tout !

L’apprentissage de la solidarité

Pendant l’Occupation, nous faisions des pièces de théâtre à l’école. Les instituteurs et les institutrices nous montaient des scènes et nous faisions des concerts, deux ou trois dans l’année scolaire. La recette de ces concerts était pour nos prisonniers, pour tous ceux de la commune qui avaient été faits prisonniers par les Allemands et qui travaillaient en Allemagne. Ils étaient sûrement mal nourris.

Ce n’était pas une chorale mais des pièces de théâtre, de belles pièces de théâtre que l’instituteur et l’institutrice faisaient eux-mêmes. Certains chantaient, d’autres faisaient des sketchs ou racontaient des histoires… Nous remplissions la salle au moins deux fois dans l’année.

Nous avons été libérés en août 44, mais d’autres régions de France ont été libérées beaucoup plus tard, en 1945, comme la poche de Lorient ou la poche de Royan. Les Allemands se sont rendus tardivement. Les enfants des gens qui vivaient par là avaient très peu de nourriture et d’habits. Nous faisions donc des collectes de conserves, d’habits, que nous envoyions à ces enfants-là.

L’impact de la guerre sur la vie scolaire

Quand la guerre a commencé en 39-40, les instituteurs nous recommandaient de ne pas ramasser un bonbon par terre, de ne pas ramasser une cigarette, parce qu’il y avait parfois des explosifs. C’était la défense passive !

Il y avait des tranchées dans le verger, en bas de la salle communale de Jutigny. Il fallait aller dans la tranchée à la moindre alerte, lorsque des avions passaient pour aller bombarder en Allemagne ou à Longueville. Ces tranchées étaient des trous creusés dans la terre en chicane, en zigzag, en Z. Lors des bombardements dans le coin, à Longueville, l’instituteur nous faisait sortir. Certaines tranchées d’un mètre cinquante étaient recouvertes et d’autres à ciel ouvert.

Nous voyions souvent des combats d’avions avec la DCA.

Les bombardements de 44

Longueville était le plus grand dépôt ferroviaire qui existait entre Paris et Troyes, avec à peu près vingt à vingt-cinq locomotives en dépôt. C’était le relais pour monter sur Paris ou aller sur Troyes, la ligne Paris Bâle. Il y eut trois ou quatre bombardements en 1944, des mitraillages. Ils ont anéanti ce dépôt. Ils avaient mitraillé toutes les machines à vapeur qui étaient stationnées là, bombardé de façon à couper le viaduc, mais ils n’y sont pas arrivés. Au dernier bombardement, le 14 juillet 44, une bombe a perforé une arche.

Nous avons bien sûr assisté aux bombardements ; j’habitais Jutigny. Avec quatre ou cinq copains, nous montions à la terre à blé. Nous regardions les bombes tomber et les mitraillages. C’était un jeu. Quand les avions repartaient, nous descendions à Longueville pour voir les dégâts. Là, ce n’était plus un jeu mais quand vous êtes gamin…, vous y allez.

Dans les derniers mois avant la Libération, quand nous faisions la moisson, nous avions la consigne de mettre un drapeau blanc sur la charrette à chevaux. Tous les véhicules devaient disposer un drapeau blanc pour se distinguer des militaires. Celui qui ne le faisait pas prenait un risque. D’ailleurs, un camionneur de chez Serra Watt, qui travaillait à l’usine sur la route de Ste Colombe, n’avait pas mis sur son camion un drapeau blanc et il s’est fait mitrailler au carrefour du Perré, en bas de la côte de la Graffine. Ils l’ont mitraillé et ils l’ont tué. Il a fini là…

Les Juifs cachés dans le village

Un tiers des enfants en scolarité ici étaient Juifs. Ils étaient cachés, mais pas avec Mademoiselle Le Gac. En 1942, 43, 44, nous avions beaucoup de Juifs. Ils étaient cachés par des habitants de la commune. Certains en accueillaient même jusqu’à trois ! Les enfants étaient cachés là et ils venaient à l’école. Le maître d’école ne disait rien du tout. Nous, nous savions que c’étaient des Juifs. Leurs noms sonnaient et nous trouvions drôle qu’ils soient dans la classe. Mais nous ne disions rien. Nous ne savions pas encore exactement quel sort était réservé aux Juifs, mais nous savions qu’ils étaient recherchés. Alors, nous ne disions rien.

Une année, un parisien est arrivé avec des patins à roulettes. C’est terrible ça, les patins à roulettes ! Il faisait du patin à roulettes. Il avait l’habitude d’en faire à Paris. Nous, nous avions notre combine. On lui a dit : « Tu ne sais pas ! On va mettre une planche sur tes patins à roulettes et on va descendre la grande côte de la Graffine ! » Il n’y avait alors pas beaucoup de circulation. Nous descendions donc toute la pente de la Graffine sur une planche. Ca filait !

« La guerre des boutons »

Quand je suis arrivé à Jutigny en 41, il y avait deux camps chez les garçons : celui d’un copain, René, et celui de Gabriel. Lorsque je suis arrivé ici, ils m’ont dit : « De quel camp tu vas faire partie ? » Je ne connaissais personne… J’ai répondu : « Je ne sais pas ! » Je me suis mis dans un camp et nous avions toujours des problèmes dans ce camp.

Je jeudi, nous allions dans les bois, dans les champs. Nous nous dispersions et nous jouions un peu à la petite guerre. Celui qui se faisait choper par l’équipe adverse était ficelé, attaché. Il était prisonnier. On le laissait et on allait voir plus loin. Mais ce n’était pas bien méchant ! Quand il fallait rentrer, nous nous retrouvions tous sur la place ici même, mais nous n’avions pas vraiment de méchanceté entre nous…

Pas d’argent de poche mais du travail

Nous n’avions pas d’argent. Nous en avions juste un peu pour aller acheter le paquet de tabac du papa. Il fallait aller au bureau de tabac. C’était une mission. Nous n’étions alors pas exigeants avec nos parents. Nous trouvions ça tout à fait normal de ne pas avoir d’argent et de travailler, même durement …

Bien sûr, nous nous détendions après, quand nous avions un moment, mais les moments étaient rares ! Enfin, nous nous amusions quand même. Nous jouions au cerceau.

Noël sous l’Occupation

Nous ne fêtions pas Noël pendant la guerre. Il n’y avait pas de cadeaux de Noël. Il n’y avait rien du tout… Il n’y avait pas d’oranges. Il n’y avait pas tout ça. Nous ne connaissions pas tout ça !

Le troc avec les Parisiens

Beaucoup de Parisiens venaient faire du trafic. Ils nous amenaient de l’habillement. Nous leur donnions de la nourriture, un morceau de cochon salé, un poulet… Avec le train tous les jours, certains descendaient et nous apportaient de quoi se chausser, de quoi s’habiller. Nous, en échange, nous donnions un coq, un lapin…C’était du troc.

Il ne fallait pas se faire prendre parce que s’il y avait un contrôle de la Gestapo ou d’une patrouille allemande, ils vous prenaient tout et vous étiez venus pour rien. Il fallait faire gaffe, surtout en gare où il y avait des contrôles.

En campagne, nous ne mangions que de la volaille et les produits du jardin. Nous avions également des tickets de rationnement, pour le vin, le pain, la viande, le chocolat, l’habillement, le beurre, le sucre, l’huile…, toute l’alimentation et même les meubles. Nous ne pouvions pas acheter n’importe quoi. Il fallait avoir des bons pour pouvoir acheter des meubles. Ceux qui se sont mariés pendant la guerre ne pouvaient pas avoir de meubles.

Ici, tout le monde faisait son cidre et nous buvions du cidre. Nous faisions même des boissons en faisant macérer des feuilles de frênes : la frênette, comme on l’appelait. Nous allions cueillir les merises que nous faisions macérer pour faire une boisson.

Etre malade au village

Il n’y avait pas de docteur à Jutigny. Il y avait peut-être deux ou trois docteurs à Provins et c’est tout. Une fois, à 11 heures du soir, ma mère eut une crise de sciatique et le docteur Arnoult est venu l’ausculter à minuit, 1 heure du matin… Il venait de Provins. Il a fallu aller chercher des médicaments en pleine nuit, mais on ne pouvait plus circuler à partir de 11 heures. Je suis donc allé, à 11 ou 12 ans, chercher les médicaments à la Pharmacie Citeau à Provins. Je suis passé devant la kommandantur de Ste Colombe. Des Allemands étaient en faction. Ils m’ont vu passer et ils ne m’ont pas arrêté.

Mes frères étaient résistants

Dans ma famille, personne n’est allé au STO, mais mes frères ont fait partie de la Résistance. Ils assistaient les parachutages. Chez nous, caché, nous avions également un cousin de Troyes évadé d’Allemagne, de Nuremberg. Il vivait en partie à l’intérieur de la ferme et dans la cave. Il ne sortait qu’à la nuit. Il faisait partie de la Résistance.

Dans le village, un seul déporté comme STO en Allemagne est revenu malade, puis décéda par la suite.

Mes frères faisaient partie de la Résistance. Comme ils couchaient dans la même chambre que moi, je trouvais drôle qu’ils se lèvent dans la nuit, qu’ils partent et qu’ils rentrent à 3 heures du matin. Je ne comprenais pas. Ils ne me disaient pas ce qu’ils faisaient ! Quelques temps après, j’ai appris qu’ils assistaient à des parachutages à Sigy, à Thenisy… Dans la nuit, ils ramenaient des armes, même chez nous, mais ils les cachaient.

Un avion anglais, qui était allé bombarder je ne sais quelle ville en Allemagne, avait été abattu au retour par une DCA. Il s’est écrasé dans la nuit, au bout d’un bois à Paroy.

La perception de l’évolution de la guerre

Mes parents évitaient de parler de tout ça devant nous. Plusieurs fois, j’ai entendu les conversations des voisins. Nous arrivions un peu à comprendre. Mais enfin, par rapport à mon âge, j’avais du mal à distinguer ce qui se passait.

Le 6 juin 1944 à 8h50, comme chaque jour, nous étions quelques enfants à arriver sur la place de l’école avant que le maître ne siffle la rentrée. Nous jouions à nos jeux habituels quand tout à coup, une écolière arrive et nous crie : « Les Américains ont débarqué en Normandie à Arromanches ! » Quelle joie pour tous ! Nous entonnions la Marseillaise tous ensemble. Le maître, qui logeait au premier étage, ouvre brusquement la fenêtre et nous dit que nous sommes fous. Aussitôt de lui répondre : « Les Américains ont débarqué en Normandie ! » Réponse du maître : « Rentrez tout de suite en classe et taisez-vous ! »

Arrivé dans la salle, le maître demanda qui avait pu annoncer cette information, nous recommanda de garder notre joie sous silence et de faire cette journée scolaire comme toutes les autres, car si les occupants venaient à passer, ils n’auraient pas le sourire aux lèvres.

L’arrivée des Américains et la Libération

Depuis plusieurs jours, nous voyions des convois d’Allemands qui passaient sans arrêt sur la route, qui descendaient la route de Donnemarie et qui allaient en direction de Provins. Ils étaient de moins en moins motorisés. Ils étaient à pieds, prenaient des bicyclettes, prenaient des chevaux, prenaient des brouettes ou n’importe quoi pour emmener leur paquetage et se sauver.

Le 26 août, la veille de la Libération, dans le bas, vers le moulin de Gouaix, dans les bois, il y avait parait-il des milliers d’Allemands qui étaient stationnés. Ils ont campé là la nuit et le lendemain, ils ont réquisitionné des chevaux à Jutigny. Ils ont même réquisitionné mon père. Je devais y aller. Ils voulaient m’emmener pour conduire le cheval jusqu’au campement. Mon père a dit : « Pas toi ! C’est moi qui vais y aller ! » Mon père est parti.

Les Allemands sont partis vers midi, midi et demi, en direction de Tachy, Soisy-Bouy, Chalautre, Sourdin et Lechelle. Ils sont partis par là, et nous qui étions restés à la ferme, ici derrière, nous n’entendions plus de bruit, rien du tout. Sur la grande route, plus personne ne passait.

Ma fois, étant gamin, je suis sorti comme tout gamin voir ce qui se passait. J’ai rencontré deux ou trois copains et nous sommes allés sur la grande route vers le café d’en haut. Nous discutions et tout d’un coup, nous avons vu des véhicules descendre de la côte de Donnemarie. C’étaient des véhicules ultramodernes avec des grandes roues. Je ne sais pas ce que c’était. Ils n’avaient pas de chenilles, mais c’étaient des engins assez forts. Il y en avait sept. Alors, nous regardions. On disait : « Qu’est-ce que c’est que ça ? Ce ne sont pas des Allemands ça ! »

Omer Bataille habitait la dernière maison de Jutigny. Il était calfeutré chez lui. Il se doutait du coup. On a cogné à sa porte et on lui a dit : « Viens voir ! Il y a des véhicules en haut de la côte de la Graffine ! » Alors, il est sorti tout doucement et il a dit : « Ce sont les Américains ! Cachez-vous ! Sauvez-vous ! » Mais nous, quand il a dit les Américains, nous avons couru les rejoindre là-bas et quand ils nous ont vu arriver, six véhicules ont reculé et se sont cachés derrière la butte. Un seul véhicule est resté dans la descente et nous a attendus. On arrive. Mince ! Nous avons vu que ce n’était plus les mêmes soldats. C’étaient des Américains. Peut-être nous comprenaient-ils ? Alors, nous avons dit : « Les boches, ils sont en bas ! » Est-ce qu’ils nous ont compris ? Je ne me souviens pas.

Le véhicule est reparti et nous tout contents, en arrivant dans Jutigny, nous avons crié : « Les Américains sont arrivés ! Les Américains sont arrivés ! » Tout le monde nous disait : « Mais ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! – Mais si ! Les Américains, on les a vus ! On leur a parlé ! » Ils ne nous croyaient pas. Et puis…, plus de bruit dans le pays.

Nous ne savions pas si les boches n’étaient plus là. Nous n’osions pas aller voir. Alors, nous sommes rentrés chez nous. Nous avons raconté ça. Nous sommes restés sur la route et tout d’un coup, nous avons aperçu un homme qui venait des Ormes en vélo. Il nous a dit : « Les Américains sont aux Ormes ! » Nous voilà donc partis à pieds pour revoir les Américains. Ils étaient sur la butte de la Haie d’Epines. Ils avaient plein de tanks, des canons etc. Il y avait une sacrée armée ! Nous sommes allés les voir. C’est là qu’ils nous ont donnés des chewing-gums, du chocolat, des cigarettes… Ils nous laissaient monter sur leurs véhicules.... Nous étions heureux !

Dans l’agriculture, nous n’avions pas le droit au chocolat. Les autres enfants, à l’école, avaient droit à des tickets. Ils avaient droit à un peu de chocolat. Un peu ! Mais nous, nous n’y avions pas droit. Alors, quand nous avons vu des tablettes de chocolat qui tombaient comme ça…, cela nous a fait plaisir ! Nous n’avions pas besoin de demander de friandises. Ils les jetaient comme ça de leur véhicule. Cela a duré plusieurs jours.

C’était monstrueux, tout le matériel passé ici. Nous avons vécu les derniers jours des Allemands qui passaient sur la route. C’étaient vraiment des gens minables, fatigués, désemparés. Ils n’avaient plus de matériel, plus rien, plus le moral. Et derrière, on voyait arriver ces monstrueux véhicules et des gens décontractés, qui ne combattaient pas. Le travail avait été fait avant !

Nous sommes revenus au pays à la tombée de la nuit et nous avons redit que nous avions vu les Américains. Ils sont passés le soir, dans la nuit, au pays. Ils ne sont pas restés longtemps à Jutigny. Ils n’ont fait que passer !

Pour finir, les Allemands sont partis de Jutigny. Quand ils ont été à découvert, mon père m’a raconté que des avions américains les ont mitraillés, les ont bombardés. Alors, il y a eu un sacré chantier… Les chevaux morts…. On aurait cru qu’ils dormaient…

Sans les Américains, nous serions peut-être encore occupés... La France n’a pas pu gagner seule parce qu’il y a toujours des traités de faits, des alliances entre puissances. Il y avait l’Angleterre, la France, l’Amérique, la Belgique, la Hollande. Ils étaient alliés. Ce sont donc toutes sortes d’armées qui ont lutté contre les Allemands pour les faire sortir de France, de Belgique et de Hollande.

Le sort des prisonniers allemands

Au départ, les Américains ne faisaient que passer ! Il fallait se débrouiller. Les FFI s’occupaient des prisonniers allemands, dont certains ont travaillé dans les fermes, comme par exemple un gamin, un SS. Il avait 17 ans et il était matriculé sur les bras… Je ne connais qu’un Allemand resté dans les environs, à Longueville.

Distractions d’après guerre

Nous ramassions « les roulés », donc une belle cuite ! Nous étions une bande de gamins de 17 à 18 ans et nous passions de maison en maison. Les gens nous donnaient ce qu’ils voulaient, soit un coup de cidre, soit la goutte, soit un verre de vin, soit des œufs, tout et n’importe quoi. Nous ramassions tout ça dans une hotte. Quand nous avions fait la moitié du pays, parce que les gens à Jutigny étaient généreux, nous allions dans un café. Il y avait deux cafés à cette époque là : en bas, Mme Legay et en haut, Mme Roland. Nous allions porter les œufs et elles nous faisaient la cuisine rien qu’aux œufs. Mais, nous ne mangions pas beaucoup parce que nous avions bien bu…

Mes rêves de jeunesse

J’aurais bien voulu être agriculteur. Je l’ai fait mais je n’ai pas pu prendre la suite derrière mes parents. Mon rêve était d’être agriculteur. A notre époque, la scolarité s’arrêtait à 13 ans. Elle est ensuite devenue obligatoire jusqu’à 14 ans et aujourd’hui jusqu’à 16 ans.

Pourquoi les hommes se font-ils la guerre ?

Je dirais tout de suite que le mot « guerre » devrait être supprimé du dictionnaire. La guerre ne devrait pas exister ! Si l’être humain était vraiment bien dans sa peau...

J’ai fait mon service militaire, je me suis marié et ensuite, on m’a rappelé pour aller faire la guerre en Algérie. Cela n’a pas été drôle pour moi … Lorsque l’on vous met un uniforme et que l’on vous donne une arme, vous ne savez pas ce que vous avez en face. Si cela se trouve, celui que vous avez en face, pense comme vous. Il a les mêmes idées que vous et vous allez tirer dessus ou lui va tirer. Alors là, quand vous êtes face à face, c’est le plus adroit ou le plus rapide qui a raison. C’est une injustice ça…

Je suis contre les guerres. Aller faire la guerre chez les autres, je ne suis pas d’accord. Par contre, si une puissance venait envahir la France, là je serais d’accord. Combattre pour défendre mon pays, oui, mais attaquer un autre pays, je trouve que ce n’est pas tellement sympathique.

Message aux jeunes

Il faut se respecter quelles que soient les couleurs. Si nous sommes sur Terre, c’est pour vivre le mieux possible. Il ne faut pas chercher à dominer son voisin par la force.

Je pense que l’on prend l’homme pour faire ça, pour faire la guerre. Et si on mettait les femmes dans les mêmes conditions que l’homme, peut-être qu’il n’y aurait plus de guerres…

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